Le radeau de la confuse

La Révolution française, son idéologie, ses péripéties et ses conséquences historiques sont-elles simplement les reliefs d’un passé admis et digéré, écrit dans les livres de classe, ou s’agit-il là aussi d’un passé qui ne passe pas ? Il est permis de se poser la question quand on a fait le constat que le recul de l’apprentissage de l’histoire comme science a laissé libre cours aux réinventions, aux réécritures, évidemment parcellaires, et que chaque jour qui passe charrie son lot d’inventions, d’inepties, de demi-mensonges. Jean-Luc Mélenchon, qui certainement n’a qu’une idée, flatter son nouvel électorat « indigéniste » – qui se nomme effrontément ainsi quand il est constitué de manière générale de personnes allogènes, soit tout le contraire –, n’hésite pas à réclamer qu’on retire du Sénat le buste de Saint Louis, le grand prince justicier, au motif qu’il aurait fait brûler des talmuds, ce qui est vrai mais n’a rien à voir ni aucune incidence sur notre temps – d’autant que les suspects d’antisémitisme sont plutôt aux côtés du même Mélenchon.
Un autre jour, dans une soirée-débat où il est opposé à la passionnante Charlotte d’Ornellas, c’est un Michel Onfray qui, avec un débit de mitraillette, énonce les mensonges et les sophismes, tel celui-ci : c’est le christianisme qui a inventé la théocratie lorsque Constantin l’a imposé comme religion d’État en 312. Tout est faux dans cette phrase, autant la date que le sens de l’Édit de Milan, et surtout la question de la théocratie.
Mais pourquoi citer de si piteux personnages, et des raisonnements aussi miteux ? Simplement pour en revenir à cette idée que l’histoire est décousue par les révolutions, lorsqu’elles en viennent à changer les noms, les dates, l’ordonnancement des faits et des personnages, et que, bien plus que la génération renversée de son piédestal et soustraite, parfois à raison, de ses privilèges, c’est l’humanité qui vient, ce sont ses enfants qui sont et seront les victimes de cette confusion. Or, ce qu’on nous rejoue aujourd’hui, sur l’air de la « cancel culture », de l’effacement des traces précédentes, c’est toujours le même propos révolutionnaire, né en 1789 et mille fois répété depuis : nous ne devons rien à ce qui nous précède, qui est forcément sombre et horrible – sauf à sauter vers un âge d’or rêvé, parce que, bien sûr, même le pire progressiste trouvera toujours quelque délice à imaginer un passé et une origine sans tache.

Régression intellectuelle
Délire païen, celui du surhomme d’un côté, celui du héros de l’autre. Régression intellectuelle devant le « temps fléché » du chrétien, héritier en cela du juif, qui sait bien quelle est la cause de tous ces malheurs, que l’on nomme péché originel et qui nous entraîne dans une communion des saints où nos ancêtres s’abaissant nous ont abaissés, où nos ancêtres s’élevant nous ont élevés. Bref, ce que l’on appelle d’un point de vue naturel l’histoire humaine, d’un point de vue surnaturel, l’histoire du salut, où brille au bout l’espérance. Où l’on sait que le temps présent est à perfectionner mais non parce que, par magie, il serait meilleur que tous les précédents, où l’on se souvient que l’extérieur existe, et nous dépasse, que l’homme passe l’homme. Que le passé passe le passé.
C’est cette raison qu’il s’agit de rappeler à notre contemporain que la moindre stimulation entraîne dans un labyrinthe dont à la fin seule des solutions peuvent le tirer, croit-il. C’est au lent retissage de la vérité qu’il faut s’atteler, même si chaque moment la déchire.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n°329 Octobre 2020