Joe Biden © Page Skidmore-Commons.wikimedia.org

États-Unis : deux gagnants, deux perdants

C’est une formidable partie qui se joue aux États-Unis : en jeu, non seulement l’hôte futur de la Maison Blanche, Donald ou Joe, mais le sort de la démocratie en Amérique et finalement de la démocratie elle-même, du moins telle qu’elle se pratique dans le monde occidental, qui en fit longtemps sa marque de fabrique et pour ainsi dire sa marque d’excellence, et qui sombre sous nos yeux.
Sans doute Joe sortira-t-il du chapeau ; à l’heure où ces lignes sont écrites (21 novembre), cette incertitude n’a rien d’extraordinaire ; voici vingt ans, le candidat démocrate, Al Gore, dont nombre d’historiens jugent qu’il ne fut pas battu à la loyale (l’interminable comptage des voix en Floride avait été arbitré par Jeb Bush, gouverneur de cet État et frère du candidat proclamé élu), avait attendu le 13 décembre pour concéder sa défaite. Rappel qui en dit long sur la fragilité de la démocratie élective et, non moins sur l’extraordinaire mauvaise foi de la presse occidentale hurlant contre Trump mauvais joueur, alors que seul compte la proclamation officielle des résultats, en décembre, et non l’annonce de CNN – que celle-ci suffise, dit tout du « quatrième pouvoir », qui dé­sormais les a tous.

Les médias, pur appareil de propagande
Si Joe, et surtout le parti démocrate, remportent sans doute la partie, c’est à la Pyrrhus. Trump a beaucoup gagné, serait-ce seulement qu’il obtient près de 72 millions de voix, chiffre qu’aucun candidat républicain n’avait atteint avant lui, ni Nixon, ni Reagan, ni Bush et qui représente par rapport à 2016 un gain de 9 millions de voix, ce qui devrait interdire à la presse-perroquet de répéter qu’il ne fut qu’un accident désormais, comme l’écrit sans rire Le Monde, « rejeté par les Américains ». Parler de « rejet de Trump » accuse bien moins celui-ci que le système médiatique dominant, dont la partialité est si éclatante que ce sera un des grands succès de « l’Infâme », comme dit Hubert Védrine qu’on eût cru plus pondéré, que d’avoir fait tomber le masque d’un système qui nuit bien plus à la bonne foi de l’information que les fameuses fake news, qu’il accable tant parce qu’elles révèlent souvent ce qu’il s’ingénie à cacher au mépris de sa raison d’être, informer – du moins telle qu’il l’affiche.
Après cet épisode incandescent, personne ne pourra plus croire de bonne foi au principe, pourtant reconnu constitutionnel en France, de neutralité de l’information, tant la partialité de ses organes autorisés fut, pour Trump, évidente et accablante. Qui pourrait croire que le parti démocrate et son candidat sont angéliques comme ils sont partout présentés, alors que tant de scandales et de compromissions avec les puissances financières et technologiques (et sans doute une puissance étrangère, la Chine) les ont transformés, et Biden lui-même, en simple machine. Qui croit encore que Trump est le diable, alors qu’il a relancé l’économie de son pays, sauvé des millions d’emplois et qu’il restera comme le seul président américain à n’avoir engagé son pays dans aucune guerre – et même rapatrié nombre de « boys » ? Quoi qu’il arrive, Donald Trump, balourd mais intuitif, ne sort pas de la scène : fort d’un bilan enviable, de son indépendance vis-à-vis du système médiatique et de ses liens entretenus avec une bonne part de son peuple à grand renfort de touittes (une quarantaine par jour), Trump a désormais les moyens de créer un contre-système médiatique – télévisons, radios et sites – qui pourrait en faire un candidat redoutable dans quatre ans – la différence d’âge qu’il a avec Biden.

La démocratie à la dérive
Plus grave : les deux vrais perdants, la démocratie telle qu’elle est pratiquée aux États-Unis et les États-Unis eux-mêmes, dont cette violente année électorale aura rendu plus béantes encore les fractures. Aux divisions raciales qui ont parsemé l’année de manifestations sanglantes, s’ajoute une terrible déchirure entre le pays réel – majorité de classes moyennes et de dizaines de millions de déshérités (qui ne votent même plus, par haine de « Washington ») – et un pays légal arrogant, organisé par une oligarchie richissime prête à tout pour conserver son pouvoir. Or, cette oligarchie, dont le cœur n’est même pas Washington mais la Californie et les grands maîtres du Nasdaq, porte une civilisation techno-progressiste qui a entrepris de changer l’homme, et verse dans les délires du transhumanisme. Par ce mélange d’intérêts égoïstes et de messianisme qui fut toujours la folie des oligarchies, elle a très bien pu pervertir les urnes en utilisant les innombrables ruses qu’offrent vote par correspondance et vote électronique. On espère comprendre par exemple comment, en Pennsylvanie et en Géorgie, la nette avance de Trump après le dépouillement des urnes fut annihilée par les votes « non physiques » qui se seraient portés à plus de 80 % sur le « Démocrate » pour lui permettre de l’emporter… Bref, il n’y a plus de consensus sur l’élément qui a forgé le creuset américain, l’élection démocratique : terrible faille d’une société faite de toutes pièces, mais jadis unie sur la foi, justement, en la démocratie. Si la religion civile est morte, que reste-t-il ?
Constat terrible aussi pour l’idée même de démocratie, naguère admirable, en tous les cas admirée, mais désor­mais contestée, et contestable, tandis que règnent sur le monde des dirigeants qui ne s’encombrent pas de ses sortilèges (en Chine, en Inde, en Turquie, en Russie…) et que les vieilles démocraties dépecées par leurs oligarchies sont incapables de dégager des pouvoirs assez légitimes pour diriger quoi que ce soit…

Paul-Marie Coûteaux

© LA NEF n°331 Décembre 2020