Rod Dreher, chrétien orthodoxe américain, auteur du Pari bénédictin (Artège, 2017), est rédacteur en chef au magazine The American Conservative, où il tient une chronique quotidienne très suivie. Il commente pour nous l’élection américaine. Il vient de publier aux États-Unis Live not by lies. A manual for christian dissidents.
La Nef – Comment jugez-vous le résultat des élections ?
Rod Dreher – La plupart des Américains de droite sont bien sûr déçus par les résultats des élections. Mais le résultat a été bien meilleur que ce que j’attendais. Je ne suis pas du tout surpris par la défaite de Trump. Tout président sortant qui se présente à la réélection en cette terrible année de Covid, aussi compétent soit-il sur le plan politique, est confronté à une situation difficile qui compromet ses chances de réélection. Trump a cependant mené une mauvaise campagne. Il n’a aucune discipline politique, et même si nous votions pour lui, beaucoup d’entre nous étaient simplement fatigués de sa personnalité chaotique et enfantine. Il n’est donc pas surprenant que Biden ait gagné.
La surprise est que le naufrage du navire « Trump » n’a pas entraîné dans sa chute les Républicains du Congrès. Les Démocrates s’attendaient à obtenir une plus grande majorité à la Chambre, et à prendre le contrôle du Sénat aux Républicains. En fait, les Républicains ont gagné à la Chambre, et bien que nous ne sachions pas quel parti contrôlera le Sénat avant les élections du 5 janvier dans l’État de Géorgie, il semble probable que les Républicains l’emporteront. C’est une excellente nouvelle pour la droite, en partie parce que cela signifie que Joe Biden aura plus de mal à gouverner, mais surtout parce que cela montre que les Américains ne sont toujours pas convaincus du bienfondé du programme général de la gauche.
Les élites qui contrôlent les institutions de la gauche, y compris le parti démocrate, sont obsédées par la politique culturelle et identitaire. Elles ont vu les émeutes raciales de l’été dernier et les ont acceptées. Beaucoup d’entre elles ont approuvé l’appel à cesser toute subvention à la police – une opinion que beaucoup de Noirs ne partagent pas. Ils ne croient pas à la liberté d’expression et sont partisans de l’idée de « Cancel Culture », c’est-à-dire de dénoncer comme racistes, transphobes, etc. les personnes qui expriment des opinions avec lesquelles la gauche est en désaccord, et de leur faire perdre leur travail.
Il n’est pas surprenant que les gens ordinaires détestent cette idée. Mais je ne sais pas si cet échec va arrêter la gauche. Ils sont devenus des Jacobins. Robespierre a défini la terreur comme « la justice – rapide, sévère, inflexible » et l’a appelée « une émanation de la vertu ». Ce fanatisme est précisément la direction que prend la gauche américaine. Il n’implique pas le sang – pas encore – mais la mentalité totalitaire est la même. Ils veulent politiser tous les aspects de la société et pousser les croyants en marge de la société. Cela devient de plus en plus clair, et maintenant que les Démocrates vont contrôler la branche exécutive du gouvernement, nous pouvons nous attendre à ce qu’elle avance plus rapidement. Mais, comme je l’ai dit, nous, à droite, pouvons être reconnaissants que jusqu’à présent, le peuple américain n’ait pas pleinement rejoint cette croisade des Jacobins yankees.
L’accusation de fraudes massives vous semblent-elle crédible et les recours en justice de Trump peuvent-ils aboutir ?
Il est très difficile de dire ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas sur ce sujet. Nous savons, d’après le dossier de Trump, qu’il a l’habitude de faire des affirmations fantastiques qu’il ne peut pas étayer. Il semble à ce stade que ses allégations de fraude électorale ne soient pas exactes. Je ne doute pas qu’il puisse y avoir des fraudes électorales dans un pays aussi grand que l’Amérique. Mais jusqu’à présent, lorsque les tribunaux ont demandé des preuves à l’équipe juridique de Trump, elle a été incapable de les fournir. Pendant la majeure partie de l’année, M. Trump a dit qu’il s’attendait à des fraudes électorales, mais après avoir perdu les élections, il a eu du mal à constituer une équipe juridique pour faire valoir son point de vue devant les tribunaux de l’État. Cela m’a persuadé qu’il n’a jamais été sérieux, qu’il a seulement dit ces choses pour se donner une excuse au cas où il perdrait l’élection.
Il semble que de plus en plus de Républicains au sein de l’establishment conservateur admettent qu’il n’y a pas eu de fraude significative, mais ils ont peur de le dire publiquement parce qu’ils ne veulent pas mettre en colère les électeurs de Trump. Il y a encore une élection très importante qui se prépare en Géorgie, une élection qui décidera du contrôle du Sénat. Le noyau dur des électeurs de Trump déteste l’establishment du parti républicain, et s’ils décident que les sénateurs républicains ont poignardé Trump dans le dos, ils peuvent choisir de rester chez eux le 5 janvier.
Il est étrange et inquiétant de constater la façon dont les gens pensent à la vérité aujourd’hui en Amérique. Les gens ne veulent croire que les choses qui justifient leurs préjugés. Ils n’acceptent pas les faits ou la logique qui contredisent ce qu’ils veulent croire. J’ai des amis conservateurs qui refusent d’accepter même la possibilité que Trump ait perdu cette élection. Pour eux, le fait qu’il ait perdu ne peut s’expliquer que par la fraude électorale. C’est une impossibilité métaphysique dans leur esprit que Trump ait pu perdre. Cette déconnexion de la réalité est de plus en plus un fait fondamental de la politique américaine, quel que soit le spectre idéologique. C’est comme si tout le monde préférait substituer ce qu’il croit à la réalité.
Que pensez-vous de la notion de « deep state » (« État profond ») et pensez-vous que la victoire de Joe Biden puisse favoriser son emprise et, si oui, par quoi cela se manifestera-t-il ?
Je préfère penser au « deep state » en termes plus larges que le gouvernement. Il y a un penseur néoréactionnaire, Curtis Yarvin, qui l’appelle la « Cathédrale ». Selon Yarvin, la Cathédrale est la gauche au sein du gouvernement, des universités, du journalisme, dans des professions comme le droit et la médecine, et d’autres institutions d’élite. Ils partagent tous les mêmes opinions de base, encadrent le débat public et contrôlent l’accès à leurs professions. Traditionnellement, les gens considéraient que les grandes entreprises et la finance étaient à droite, mais ce n’est plus le cas. La Cathédrale n’a pas vraiment conscience d’être une hégémonie idéologique ; ses adeptes se considèrent simplement comme des hommes et des femmes de vertu et de bon sens. Mais ils appartiennent tous à la classe dirigeante – et culturellement, ils sont très à gauche. Si vous voulez être accepté dans les milieux bourgeois, vous devez affirmer le dogme de la Cathédrale sur la race, le sexe et la sexualité. Vous pouvez avoir le point de vue que vous voulez sur l’économie, mais il n’y a pas de place pour la dissidence sur la politique identitaire.
Nous avons donc un conflit de classes déguisé en conflit culturel. Aux États-Unis, nous ne sommes pas habitués à voir les choses en termes de classe, et si nous le faisons, c’est en utilisant des modèles très dépassés, comme l’idée que les riches votent républicain et la classe ouvrière démocrate. En fait, le soir des élections, le sénateur républicain Josh Hawley, qui se présentera probablement à la présidence en 2024, a tweeté que l’avenir du parti républicain est un parti de classe ouvrière. Et il a raison sur ce point, même si c’est étonnant. Les chefs d’entreprises et les patrons des banques sont majoritairement du côté des Démocrates, pour des raisons culturelles.
La plupart des Américains, je pense, ont perçu le président Trump comme leur défenseur contre le politiquement correct – ou, pour utiliser le terme plus courant aujourd’hui, « wokeness » (d’un point de vue gauchiste le sens de ce terme signifie être politiquement éveillé ou conscient). Ce n’était vrai qu’en petite partie, car le wokeness ne nous affecte pas en premier lieu par le biais de la loi, mais davantage par la culture et les comportements des entreprises, des écoles, des Églises et autres institutions privées. Bien sûr, le fait d’avoir l’État de son côté aide le wokeness, et c’est ce que nous verrons avec l’administration Biden.
Comment voyez-vous la présidence Biden, qu’est-ce qui va changer principalement, aussi bien pour les Américains que pour les relations internationales et notamment pour les Européens ?
Il y aura un retour à la normale. Les Américains, en se réveillant tous les jours, ne seront pas désagréablement surpris par ce que leur président a tweeté. Nous pouvons nous attendre à ce que le gouvernement revienne aux normes professionnelles habituelles. Je ne suis pas heureux que Biden soit le président, mais j’admets que le comportement de Trump a été épuisant. Les Européens peuvent s’attendre à ce que l’Amérique reprenne sa position habituelle vis-à-vis de l’Union européenne, et dans les relations internationales en général. À l’intérieur de l’Amérique, je pense que beaucoup d’entre nous, même si nous sommes conservateurs, apprécieront la fin du drame quotidien de la présidence de Trump.
Biden va avoir la vie très facile sur la scène internationale, du moins au début, car les Européens vont se réjouir de la disparition de Trump. Je ne peux pas les blâmer, pour être honnête. Les années Trump ne représentent pas l’apogée de la diplomatie américaine.
J’attends des médias et des autres institutions qu’ils feront tout pour supprimer tout ce qui s’apparente tant soit peu au « populisme », afin de rendre impossible l’apparition d’un futur Donald Trump. L’establishment – c’est-à-dire la Cathédrale – rendra encore plus difficile toute avancée des dissidents. Dans mon nouveau livre (1), je parle de « totalitarisme doux », c’est-à-dire de la politisation de tous les aspects de la vie selon les principes de la gauche. Nous voyons de plus en plus de gens qui ne sont pas d’accord à 100 % avec l’idéologie de gauche masquer leurs opinions, terrifiés à l’idée que leurs patrons, ou d’autres personnes en position d’autorité, découvrent qu’ils sont des hérétiques. Je crains que cela ne s’aggrave encore.
Quel bilan tirez-vous de la présidence Trump ?
Dans un sens c’est un échec. Trump n’a jamais maîtrisé l’art de gouverner et n’a jamais semblé vouloir le faire. Il n’a jamais eu de programme politique. Il a eu l’occasion de remodeler radicalement la politique américaine, mais tout ce qui l’intéressait, c’était de faire progresser sa « marque » en tant que célébrité. Les Grecs avaient raison : le caractère forge le destin.
Mais dans un sens plus large, Trump a peut-être réussi d’une certaine manière, mais il faudra du temps pour le voir. Il a détruit l’établissement du parti républicain et a mis fin à l’ère idéologique qui avait commencé avec Ronald Reagan. Il a fait évoluer le parti républicain, à sa manière grossière, vers des positions populistes et antimondialistes, et l’a persuadé de s’opposer à la montée de l’hégémonie de la Chine. Trump a eu le mérite de bousculer l’establishment pourri. Nous devons maintenant espérer qu’un homme politique de droite plus intelligent, plus discipliné et plus compétent pourra s’appuyer sur son travail. Si cela se produit, le jugement de l’histoire pourrait être plus favorable à Trump que nous ne le pensons.
Enfin, il est difficile d’échapper au sentiment que les États-Unis sont un empire en déclin. Si la politique américaine sombre encore plus dans la colère, la méfiance, l’aliénation et la décomposition des normes institutionnelles, alors Trump en portera la responsabilité. Je ne suis pas sûr, cependant, que ce soit juste. Trump est-il la cause du déclin américain ? Peut-être. Mais je pense qu’il serait plus juste de dire que le déclin américain a produit Trump.
Propos recueillis et traduits de l’anglais par Christophe Geffroy
(1) Live not by lies. A manual for christian dissidents (septembre 2020).
© LA NEF n°331 Décembre 2020 (version intégrale)