Martin Steffens, professeur de philosophie en khâgne vient de publier deux ouvrages dont il nous parle. Signalons que Martin Steffens publiera au printemps 2021 avec Pierre Dulau Le visage et la crise sanitaire (Première Partie).
La Nef – Une partie des chroniques reprises dans Marcher la nuit ont été écrites durant la crise sanitaire : que vous inspirent cette épidémie et la façon dont nous y avons fait face ?
Martens Steffens – Il y a en effet deux éléments : le virus et la façon dont nous réagissons. Je n’adhère pas à l’idée que nous n’aurions pas le choix, que les discours abrutissants en vue de la distanciation sociale seraient inévitables. Au contraire, les différents choix que nous faisons (l’isolement des résidents des EHPADs, le port du masque à toute heure en plein air…) révèlent ce que nous sommes et en quoi nous croyons. « À quoi tenons-nous ? », se demande-t-on quand un minuscule virus pourrait bien vous emporter. La réponse tient en trois mots, et elle n’a jamais varié au fil des siècles : « à un fil ! ». Mais ce virus, en un sens différent, nous demande lui aussi : « À quoi tenons-nous ? » Que considérons-nous comme non-essentiels et pouvant être sacrifiés ?
Pourquoi avoir choisi les trois Rois Mages comme inspirateurs pour marcher dans la nuit qu’évoque votre titre ?
Parce qu’ils marchent en pleine nuit, par temps d’occupation, dans un monde où tout se fait traçage, recensement, peur de l’enfant à naître. L’enfant est perçu par Hérode comme une menace. Ce que l’enfant apporterait, c’est la mort. Les Mages, eux, font cet autre pari, qui n’est pas moins fou : par l’enfant, vient la Vie, celle qui est Dieu. Hérode, c’est le Léviathan : il nous fait croire, pour nous diviser, que ce que nous nous donnons les uns aux autres, c’est la mort. Certes, cela arrive parfois. Il y a des agressions et des contagions. Mais même ces événements fâcheux se dessinent sous le fond de la vie reçue. Primordialement reçue. Ce que nous nous donnons d’abord, c’est la vie. Voilà ce que dit un Dieu qui vient aux hommes avec le visage d’un enfant.
Vous plaidez pour la patience et la résistance, pour la sainteté plutôt que pour la santé : comment être audible avec un tel message dans notre monde matérialiste et déchristianisé ?
Partons de la souffrance qui est la nôtre, qu’on soit croyant ou non : la relation est aujourd’hui mise à mal. On la considère comme non essentielle. Elle est désignée comme un facteur de mort. Or sans la relation à l’autre, notre vie n’a plus de sens. La relation n’est pas un bien parmi les autres. Elle est la condition sans laquelle les biens de notre vie deviennent des fardeaux. Il n’y a pas, en effet, la santé, la richesse, la gloire et puis éventuellement, la relation. Car si j’ai la richesse tout seul, je serai malheureux comme l’était le roi Midas. Et la longueur de ma vie sera une malédiction si c’est en enfer, sans présence humaine. Parce que la relation révèle la saveur des autres biens, elle est le bien suprême. Cela, tout homme raisonnable en conviendra. En ce sens, on peut dire que la relation est « divine ». Le chrétien, lui, prend les choses à l’envers et confesse que Dieu est relation, qu’Il est amour. La première vérité (la relation est divine) dépend de la seconde (Dieu est, en son être, relationnel) : parce que nous sommes à l’image de Dieu, tout ce que nous vivons d’authentique, nous cherchons à le partager, à le faire exister au-delà de nous-même. Souffrir de ne plus se voir, c’est donc vivre, en creux, le mystère trinitaire. Notre rôle de chrétien est d’indiquer ce dont ce creux est le manque : Celui qui est seul capable de l’habiter.
À propos de votre autre livre, Marie comme Dieu la conçoit, en quoi la contemplation de Marie nous aide-t-elle à « sortir de nos enfermements » ? Quel lien entre ces deux ouvrages ?
Il n’y a pas de lien. Marcher la nuit est aux prises avec l’actualité, même si beaucoup de textes, pleins d’humour, s’intéressent à l’actualité de notre vie très quotidienne. Marie comme Dieu la conçoit tourne autour des dogmes de la Création du monde et de l’Immaculée Conception, pour en délivrer la fraîcheur, la saveur et, vous avez raison, déployer, à partir d’eux, une vie plus libre.
Vous dites que Marie incarne parfaitement ces deux paroles : merci et me voici. Pourquoi sont-elles essentielles ?
Merci, c’est la parole première, celle par laquelle on reçoit cette vie comme un don. Vient-elle à manquer, et nous ne sommes plus que les consommateurs de biens qui nous sont offerts. Mais on ne reçoit pleinement un don que si on en rayonne. Offerte à elle-même, notre vie est une offrande. Toute vie souhaite pouvoir prononcer à sa mort, sans remords : « Me voici ! »
Propos recueillis par Christophe Geffroy
- Martin Steffens, Marcher la nuit, Desclée De Brouwer, 2020, 320 pages, 19 €.
- Martin Steffens, Marie comme Dieu la conçoit, Cerf, 2020, 128 pages, 14 €.
© LA NEF n°333 février 2021