Le cardinal Philippe Barbarin, archevêque de Lyon de 2002 à 2020, a hérité de ce que l’on a nommé « l’affaire Preynat ». Relaxé une première fois en 2016, il est condamné par le tribunal correctionnel de Lyon à six mois de prison avec sursis pour non-dénonciation d’agressions sexuelles le 7 mars 2019, puis relaxé en appel le 30 janvier 2020. De cette terrible épreuve, il a tiré un livre fort et émouvant (1) dont il nous parle ici. Il est actuellement aumônier des Petites Sœurs des Pauvres de Saint-Pern, au nord de Rennes, et professeur au séminaire de Rennes.
La Nef – Dans cette « affaire Preynat », de quoi vous jugez-vous coupable, qu’est-ce que vous auriez fait différemment si c’était à refaire ?
Cardinal Philippe Barbarin – La question de la pédophilie des prêtres est arrivée dans les assemblées de la Conférence des évêques, à Lourdes, dès les années 1999 et 2000 : des exposés, des consignes, un premier document « Lutter contre la pédophilie », que nous avons distribué largement dans nos diocèses, notamment à tous ceux qui travaillaient avec des jeunes (aumôneries, scoutisme, mouvements…). Nous savions comment agir et réagir. Il m’est arrivé une fois (en 2007) de recevoir une dénonciation concernant un prêtre de mon diocèse. Je lui ai retiré aussitôt tout ministère, lui ordonnant de quitter immédiatement sa paroisse. Mais lorsque j’interrogeais sur des faits anciens, remontant à 15 ou 20 ans, bien avant mon arrivée à Lyon, et qui n’avaient pas donné lieu à une dénonciation, je n’avais pas de réponse, pas de consigne. Et c’est là que je vois ma faute : j’aurais dû insister, interroger davantage et énergiquement, pour ne pas rester au stade de rumeurs, connaître les faits avec clarté et obtenir des consignes claires. Elles ne sont venues que vers 2015.
Vous avez surtout été un bouc émissaire : qu’est-ce qui vous a fait le plus mal ?
L’impossibilité de me faire entendre. Dans un conseil diocésain, un collaborateur laïc m’a interrogé sur la plainte déposée contre moi. Il savait que le Procureur avait « classé sans suite » et que les parties civiles avaient choisi la voie de la « citation directe ». Mais sur les faits, lui et les autres présents ne savaient que ce que les médias disaient. Aucun n’avait une connaissance précise du déroulement des faits. Le but de ce livre, c’était donc son premier chapitre intitulé : « la vérité sur l’affaire ». Je voulais qu’il sorte avant la nomination de mon successeur pour que cette page soit tournée au moment de son arrivée. La publication était prévue pour avril, mais la pandémie l’a retardée au début octobre.
Qu’est-ce qui vous semble le plus important à faire pour les victimes
de ces horribles crimes ?
À ce genre de question, vous le savez, nous n’avons qu’une seule réponse : les aimer et avoir clairement conscience que nous sommes tout petits devant un tel désastre. Il n’y a pas de recette ! Certains ont besoin de parler, et parfois de crier ou de pleurer. D’autres ont besoin de silence. Beaucoup ont le sentiment de n’être pas crus, pas compris. À cet égard, la lecture du livre d’Adélaïde Bon, La petite fille sur la banquise, m’a marqué. Elle montre que même ses proches ne comprenaient pas, et ils la blessaient sans s’en rendre compte par telle réflexion, telle remarque. C’est la décision de justice et la condamnation du coupable, survenues plus de vingt ans après les faits qui lui ont (enfin !) apporté un peu de paix. C’est pourquoi je pense qu’il nous faut toujours encourager les victimes à saisir la justice quand elles hésitent à le faire. À nous de savoir comment les aider amicalement en les dirigeant vers des avocats ou des psychologues.
Avec l’expérience acquise, quel bilan en tirez-vous, pour l’Église et pour vous-même ?
Évidemment, ces horreurs rendent difficile de prononcer l’adjectif « sainte », à propos de l’Église dans le Credo. Ces trahisons sont insupportables pour les familles, pour ces enfants devenus aujourd’hui des adultes, et pour toute l’Église ! On comprend que certains s’en aillent dans le silence ou en criant au scandale. Mais il y a longtemps qu’on nous a appris que l’Église, tout en étant source intarissable de sainteté, est profondément abîmée par les péchés et les trahisons de ses membres (casta meretrix). Et cela reste toujours aussi difficile à comprendre, et même révoltant pour nous !
Vous rappelez dans votre livre que la pédophilie était justifiée dans les années 70-80 par certaines personnalités qui s’en vantaient : or, une grande majorité de crimes pédophiles commis par des prêtres l’a été durant cette période de « libération sexuelle » : en quoi ce climat a-t-il contribué au passage à l’acte pour beaucoup ?
Oui, nous gardons le souvenir de ces déclarations grandiloquentes, considérées alors comme « libératrices », signées par des personnalités renommées, de différents horizons. Elles entendaient faire sortir la société du « carcan de la morale judéo-chrétienne ». C’est lamentable ! Aujourd’hui, les signataires qui sont encore vivants font plutôt profil bas.
Tout le monde comprend cependant que la révolte redouble quand on voit que de tels actes ont été commis par des prêtres ; on a l’impression que la trahison est surmultipliée. En agissant ainsi, ils ont cruellement blessé un enfant, et souvent un homme pour sa vie entière. Ils ont trahi une famille qui avait confiance en eux, l’Église aussi, qui leur avait confié une belle mission et le Seigneur lui-même qu’ils étaient censés faire découvrir aux enfants. Un désastre sans limites ! L’humiliation infligée à l’Église va cependant être utile. Une fois de plus, elle accomplit sa vocation de « servante » de la société.
Aujourd’hui, les langues se délient dans le sport et la musique, la littérature, la médecine, le monde de l’éducation… Et chacun envisage avec effroi les drames que le voile en train de se lever sur l’inceste va entraîner encore dans les familles !
On ne peut pas « revisiter le passé avec l’esprit d’aujourd’hui », écrivez-vous, ce qui explique l’attitude de vos prédécesseurs : pourquoi une telle incapacité de notre époque à éviter le piège de l’anachronisme ?
C’est plutôt une question pour vous, les journalistes. Évidemment, il y a des déformations qui s’infiltrent dans tous les sujets. Faire l’effort de comprendre de l’intérieur et dans le contexte de l’époque des attitudes aujourd’hui choquantes amène à respecter les personnes, à expliquer leur comportement. J’y ai réfléchi durant les années que j’ai passées à Madagascar, quand j’entendais parler de la colonisation, plus de trente ans après l’accès de la Grande Île à l’indépendance. Le bien qui a été fait ne doit pas être oublié, et j’ai entendu de beaux témoignages de gratitude. Mais parfois, la blessure infligée – même inconsciemment – par telle attitude a fait disparaître jusqu’au souvenir du bénéfice apporté.
La recherche du risque zéro et la peur face aux nouveaux cas d’agressions pédophiles n’ont-elles pas conduit à quelque peu bafouer la présomption d’innocence et à jeter en pâture des personnes faussement accusées ?
Vous devriez dénoncer aussi la peur du déchaînement médiatique qui a amené parfois à condamner des gens sans vérifier l’accusation qui était portée contre eux. J’ai apprécié que le pape François dise publiquement après ma condamnation en première instance qu’il refusait de me décharger de ma responsabilité pastorale à Lyon, ce que je lui avais demandé. Il entendait respecter la présomption d’innocence. Prenons de fortes mesures préventives pour éviter le mal, mais ne recevons pas une dénonciation pour argent comptant, et laissons à la justice le temps de faire son travail.
Vous avez dans votre livre de beaux passages sur le pardon et sur le fait que le pire criminel demeure l’un de nos semblables et peut lui aussi se repentir : le pardon ne s’oppose-t-il pas à la justice et pourquoi est-il si essentiel ? Le cardinal Pell a déclaré que « sans la foi, on ne peut pas pardonner » : partagez-vous son avis ?
La justice est une instance majeure dans la vie sociale, et la sentence qu’elle prononce est parfois libératrice. Le tribunal offre un cadre où l’on doit s’exprimer et où les autres sont obligés d’écouter. Le pardon, lui, est un travail intérieur que Dieu demande aux croyants d’accomplir. Il est beaucoup plus facile à offrir à ceux qui ont beaucoup souffert. Dans mon procès, nous avons entendu le récit de souffrances aussi profondes qu’anciennes et révoltantes. Je voudrais remercier mon avocat qui m’a fait renoncer à l’utilisation du mot prédateur. Son argument était très fort et simple : « Même un criminel reste un homme. » On ne peut jamais utiliser à son sujet un terme qui, aujourd’hui, désigne un animal. Lorsque j’ai revu le cardinal Pell à Rome, après sa longue détention, j’étais avec des proches et il a commencé en nous disant : « Vous savez, l’Évangile, c’est vrai ! “Heureux serez-vous lorsqu’on vous insultera, lorsqu’on dira faussement toute sorte de mal contre vous à cause de moi. Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse” Eh bien, c’est vrai ! » Cela m’a réjoui, car pendant quatre ans, je me suis répété cette phrase plusieurs fois par jour (avec 1 Th 5, 16-18 : « … Rendez grâce à Dieu en toutes circonstances »).
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Cardinal Philippe Barbarin, En mon âme et conscience. L’affaire, l’Église, la vérité d’un homme, Plon, 2020, 310 pages, 21 €.
© LA NEF n°333 février 2021