George Orwell © Wikipedia

Orwell en Pléiade : un penseur pour notre temps ?

George Orwell (1903-1950), dans 1984 notamment, est un écrivain qui semble avoir anticipé notre époque. Présentation de l’auteur britannique qui vient de faire son entrée à la Pléiade (1)

La pensée et l’œuvre foisonnantes de George Orwell, alias Éric Blair, suscitent un fort regain d’intérêt, dans un contexte de développement des technologies du numérique, prolongement contemporain de la mécanisation des existences que l’écrivain appelait la Machine. De ses essais, satires, romans, récits, enquêtes et articles, nous connaissons surtout ou croyons connaître La ferme des animaux et 1984. La ferme des animaux est étudiée dans les collèges. 1984 est un passage obligé pour tout lycéen qui se frotte d’engagement politique ou spirituel. Le roman est devenu un mantra des commentaires politiques, ce bavardage incessant qui obstrue l’espace public et qu’Orwell avait en horreur. Partout l’on croise les expressions « 1984 » et « Big Brother » dans la société contemporaine.
Ils sont rares, les auteurs d’un livre devenu célèbre, plus que l’écrivain, au point de rayonner bien au-delà du cercle de ses lecteurs et de toucher des personnes qui, sans l’avoir lu, en connaissent la trame et en utilisent les mots-clefs – parfois comme des mots creux.

Le concept de common decency
Parmi les concepts orwelliens, celui de « common decency », qui peut se traduire autant par « décence commune » que « décence ordinaire » ou « honnêteté des mœurs », pierre angulaire sur laquelle Orwell a bâti sa vision de la politique – source du « socialisme démocratique » auquel il aspirait, mais populisme moralisateur pour petits-bourgeois, selon ses adversaires de gauche –, s’impose actuellement tous courants de pensée confondus. Le concept est aussi présent dans le monde catholique. Il est parfois assimilé à la « loi naturelle ». Selon le Père Foyer, professeur de théologie morale à l’Université Catholique de Lille, la « loi naturelle » signifie que « tout ce qui existe, loin d’être le résultat aléatoire du “hasard et de la nécessité”, reflète, à travers son organisation même, une intention créatrice fondamentalement bonne. Ce dessein d’amour de Dieu est perceptible par l’intelligence humaine et l’humanité est appelée à y participer par le travail de sa raison et de sa volonté (encyclique Veritatis splendor, n°38 à 53) ». Il en résulte que « des normes éthiques et morales peuvent s’enraciner dans cette loi naturelle : ce qui existe est porteur de sens et indique une direction pour l’action humaine ». Comme elle « est accessible à la raison humaine qui se penche sur le réel pour l’observer et le comprendre, elle est – au moins en droit – compréhensible et recevable par tout être humain de bonne volonté ». Que des points communs existent entre les deux notions est une évidence qui ne doit pas masquer les points de divergence. Pour Orwell, la common decency n’est pas plus la loi naturelle chrétienne que la loi morale kantienne (« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’il te fasse »).
Orwell ne conçoit pas de politique éloignée des gens et du monde ordinaires. Omniprésent dans sa pensée, ce thème est lié au concept de common decency. La notion a plusieurs sens : elle exprime une réaction morale spontanée face à la dénaturation de l’être humain provoquée par la mécanisation de la société et de nos vies ; elle reflète un état des mœurs : une communauté naît de la résistance à la domination ; elle se concrétise dans la lutte pour une « vie décente » : « manger à sa faim, être délivré de la hantise du chômage, savoir que ses enfants auront une chance dans la vie » ; elle est aussi l’honnêteté réclamée par Orwell à des intellectuels vus comme responsables de la falsification du réel induite par le totalitarisme. Au fond, la décence commune représente des valeurs morales qui se construisent dans une épreuve collective socialiste de résistance à la domination et à l’exploitation, sans se laisser tenter par un retournement de la domination. La notion de loi naturelle ne lui est donc pas synonyme.

Une édition en Pléiade nécessaire et réussie
La présence d’Orwell dans l’espace public explique sans doute autant l’entrée de l’écrivain dans la prestigieuse collection de la Pléiade des éditions Gallimard que le 70e anniversaire de sa mort en 1950. D’ailleurs, un de ces faux hasards qui se rencontrent au cours d’une vie veut que passait à la radio le morceau de jazz de Ben Sidran, Big Brother is watching you tandis que je commençais l’écriture de cet article. Si Orwell est partout, c’est parce que l’un de ses livres et de ses symboles, Big Brother, sont devenus plus célèbres que lui.
Le volume de la Pléiade ne regroupe pas l’ensemble de son œuvre mais ses principaux textes, du moins ceux considérés comme tels : Dans la dèche à Paris et à Londres ; En Birmanie ; Wigan ; Hommage à la Catalogne ; La ferme des animaux ; 1984 ainsi que des Croquis et essais (1931-1948). Le choix est judicieux : l’ensemble permet de saisir la cohérence véritable de l’œuvre d’Orwell. Il permet aussi de comprendre combien La ferme des animaux et 1984 ne sont pas des livres de circonstance mais des pièces d’un puzzle faisant sens une fois l’œuvre lue en entier. L’édition en Pléiade est d’autant plus importante qu’il s’agit d’une nouvelle version, plus fidèle au style de George Orwell.

Un écrivain inséparable de son œuvre
Né en 1903 en Inde britannique, décédé à 46 ans en 1950, à Londres, George Orwell a compris qu’il voulait devenir écrivain avant même ses années d’études à Eton. En 1946, quatre ans avant sa mort, il s’expliquera au sujet de l’écriture dans un texte intitulé Pourquoi j’écris. Il y aurait, selon lui, quatre raisons poussant une personne à écrire : le « pur égoïsme », faire parler de soi, « l’enthousiasme esthétique », accorder une primauté à la littérature, « l’inspiration historienne », chercher une vérité des faits, ou « la visée politique ». Orwell se reconnaît alors dans les trois premières motivations, ce qui surprend a contrario tant nous considérons aujourd’hui son œuvre sur le plan politique. Il précisait cependant être devenu une « sorte de pamphlétaire » par « la force des choses », du fait de ses expériences vécues en compagnie des « opprimés », qu’ils soient colonisés de Birmanie, clochards de Paris, pauvres de Londres, ouvriers de Wigan, ou de sa participation à la guerre d’Espagne dans les rangs du POUM, « parti ouvrier d’unification marxiste » glorifié par Ken Loach dans son film Land and Freedom, mouvement marxiste anti-soviétique pourchassé par les séides de Staline. C’est dans ce contexte qu’Orwell prend conscience de la mystification de « l’anti-fascisme » stalinien dont le rôle véritable était de permettre aux communistes de vouer aux gémonies quiconque n’était pas en accord avec eux. Un état d’esprit qui, hors communisme, a irrigué l’ensemble de la société contemporaine. Orwell a vécu concrètement toutes ces expériences et en a tiré la matière de ses récits en forme d’enquêtes mais aussi de ses ouvrages les plus célèbres. Sa position est celle de l’observateur : pour lui, il n’est pas d’autre réel que celui donné à voir par l’observateur.

De La ferme des animaux et 1984 à maintenant
La ferme des animaux et 1984 nous apparaissent comme le cœur de l’œuvre d’Orwell. La satire et le roman sont écrits contre la menace totalitaire de destruction de nos esprits. La satire montre que le communisme soviétique est l’ennemi du « socialisme démocratique » voulu par Orwell. Cependant, La ferme des animaux est avant tout une condamnation de la révolution pensée, réalisée et falsifiée par les intellectuels communistes. Orwell voit dans les intellectuels, éloignés des « gens ordinaires », les principaux responsables du totalitarisme soviétique, qui provoque la dégradation de la nature humaine par la Machine, porteuse d’une mutation anthropologique poussant à « créer une race d’hommes n’aspirant pas à la liberté » mais soucieux d’hédonisme, prêts à sacrifier la liberté à la sécurité. 1984 prolonge la réflexion en montrant les mécanismes du totalitarisme de l’esprit en général, non uniquement soviétique. Le roman vise à répondre à cette question : de quoi notre monde sera-t-il le nom si les tendances nihilistes de la civilisation mécanique l’emportent ?
Lesquelles ? Le soubassement mécanique qui offre des techniques inusitées à la volonté de surveillance généralisée, menée par une « élite intellectuelle » qui détient le pouvoir et se fixe comme objet de dominer des esprits surveillés. Aucun espace de la conscience humaine n’échappe à cette domination et la réalité est réécrite en permanence, à commencer par l’Histoire. Plus encore qu’une critique du totalitarisme, 1984 révèle la source de sa domination : une modernité dans laquelle les « élites », au nom de la transgression, se sont séparées des « valeurs morales de l’homme ordinaire » – de la common decency. Il n’est malheureusement pas impossible que George Orwell ait ainsi décrit le monde que nous subissons.

Matthieu Baumier

(1) George Orwell, Œuvres, Gallimard/La Pléiade, 2020, 1664 pages, 66 €.

© LA NEF n°333 Février 2021