Patrick Deneen © JonasVandall.com

Saisir l’échec du libéralisme

Représentant de l’aile anti-libérale (au sens européen du terme) des intellectuels catholiques américains, Patrick Deneen, professeur de sciences politiques à l’Université Notre-Dame (Indiana), développe des analyses fort écoutées outre-Atlantique. Il a notamment publié un essai remarquable qui vient d’être traduit en français, Pourquoi le libéralisme a échoué, dont il nous parle ici.

La Nef – Vous montrez que le libéralisme a opéré trois révolutions fondamentales dans la pensée et dans la pratique ; commençons par la première : pouvez-vous nous expliquer quelle est sa nouvelle conception de l’homme et de la liberté ?
Patrick Deneen
– Telle est bien la première question qu’il convient de se poser, puisque nous parlons d’une philosophie de la liberté qui a cherché à bousculer non pas une philosophie de l’anti-liberté, mais un autre idéal de liberté. Les philosophies de Platon et d’Aristote, ainsi que la théologie de la tradition chrétienne, étaient semblables en faisant l’éloge de la liberté – après tout, « la vérité vous rendra libres ». Selon cette ancienne conception, la liberté était ce qui vous libérait du vice ou du péché ; c’était aussi le moyen de développer des pratiques et un mode de vie en accord avec la vertu. Lorsque Platon parle d’un état de « non-liberté », il fait avant tout référence au tyran qui est un esclave : un esclave des désirs et des caprices qui ne peuvent jamais être satisfaits.
Le libéralisme a complètement retourné cette philosophie et cette théologie : la liberté est alors devenue une condition grâce à laquelle l’homme pouvait poursuivre ses désirs sans obstacle. Lorsque les maîtres du libéralisme ont décrit la véritable condition de la liberté, ils ont imaginé un « état de nature » dans lequel chaque personne était également libre de faire ce qu’elle voulait. Leur but était de créer une société dans laquelle les gens auraient autant de liberté personnelle et de conditions matérielles qui les rapprocheraient de cet « état de nature », sans les risques et les dangers de cette condition. Dans un certain sens, le but de la politique libérale est de garantir tous les avantages de l’état de nature, avec peu de ses inconvénients.

Deuxième révolution : la rupture de la vision classique et chrétienne de la vertu et de la culture. Pouvez-vous nous l’expliquer ?
La perception classique et chrétienne de la liberté passe nécessairement par l’adoption d’un caractère vertueux. Contrairement au concept libéral de la liberté – qui positionne la liberté comme un état « naturel », un état dans lequel les contraintes extérieures sont absentes – la tradition classique et chrétienne considérait la véritable liberté comme la résultante de la discipline et de la culture. Ainsi, la culture était-elle une préoccupation et une nécessité centrale, aux abords de laquelle, depuis les premiers jours jusqu’au dernier souffle d’un être humain, se façonne un caractère vertueux. Comme l’affirme Aristote, la culture de la vertu commence avant même qu’une personne ne sache ce qu’est la vertu : il faut plutôt s’attendre à ce que l’être humain y développe des pratiques et des habitudes qui deviendront finalement des formes de maîtrise de soi et d’autodiscipline. Ces pratiques et habitudes sont renforcées tout au long de la vie d’une personne, par le biais de diverses institutions telles que la famille, une communauté plus large, les écoles, les associations, la religion.
Nécessairement, pour les philosophes libéraux, ces conceptions de la culture en sont venues à être rapidement comprises comme des obstacles à la liberté libérale, des obstacles qui ne sont pas moins menaçants pour la conception libérale de la liberté humaine que les violations des droits politiques par l’État. Le penseur John Stuart Mill a soutenu que la culture était une sorte de despotisme, et qu’une véritable liberté pourrait requérir de l’État qu’il restreigne les aspects de la culture qui portent atteinte à la liberté individuelle. Dans un monde libéral parfait, un gouvernement libéral s’emploierait à démanteler les derniers restes des institutions culturelles qui sont aujourd’hui considérées comme des atteintes à la liberté. Cela explique pourquoi la société « libérale » devient de plus en plus interventionniste dans ses efforts pour affaiblir et même éliminer des institutions aussi élémentaires que la famille et l’Église, tout cela au nom de l’extension de l’idéal de la liberté « libérale ».

Enfin, troisième révolution : l’expansion du pouvoir des hommes et leur domination de la nature, dissociée de la culture, grâce à la science et à la prospérité économique. Pouvez-vous nous expliquer ce troisième point ?
Pour le libéralisme, il y a deux obstacles principaux à la liberté de l’homme : les autres hommes et la nature. La philosophie politique libérale s’est surtout attachée à réduire, voire à éliminer les contraintes exercées par les autres. Le projet scientifique libéral – inspiré principalement par René Descartes et Francis Bacon – a cherché à réduire et même à éliminer les contraintes exercées par la nature. La nature a été reconçue comme un « autre », et non comme l’état constitutif de notre propre réalité et de notre propre personne. Au lieu de cela, la nature était un objet qui pouvait être manipulé et gouverné, voire « maîtrisé », sans limite ni conséquence morale.
La tradition ancienne et chrétienne considérait que la nature était un état qui limitait notre condition humaine : en fin de compte, les êtres humains faisaient partie d’un ordre naturel et créé, et ils étaient gouvernés par celui-ci. La « loi naturelle » découlait de cette conception : la création était ordonnée par une structure que l’on pouvait percevoir et qui, en fin de compte, exigeait notre obéissance. Bien que les êtres humains fussent capables d’agir contre la loi naturelle, ces actions auraient en fin de compte des conséquences néfastes.
Les premiers artisans du libéralisme dans le domaine scientifique ont rejeté cette vision de la nature, considérant plutôt la nature comme un adversaire et une ressource. La science a été reconçue non pas comme la discipline par laquelle nous comprenions les contours de l’ordre créé, mais par laquelle nous pouvions développer des connaissances et des applications pratiques permettant de modifier, voire de surmonter ce qui avait été des limitations naturelles. Francis Bacon a décrit la nature comme un prisonnier qui doit être interrogé, voire torturé, afin de révéler ses secrets. Alors que les premiers artisans du libéralisme recherchaient essentiellement la maîtrise de la nature dans sa forme « externe » – et non pas humaine – ce projet s’est finalement étendu à la nature humaine. Aujourd’hui, nous observons l’application ultime de ce projet technologique dans la biologie humaine, en particulier dans notre capacité à maîtriser la création et les formes d’une vie humaine nouvelle, et dans les espoirs de prolonger indéfiniment la vie humaine (cf. le transhumanisme, ndlr).

Vous écrivez que « le libéralisme a échoué parce qu’il a réussi » : en quoi a-t-il réussi… et échoué ?
Si l’on reprend ce que j’ai dit précédemment, le libéralisme, en intervenant massivement, aboutit au devoir de créer ce qu’il prétend décrire comme existant « par nature ». Dans une conception caractéristique de la philosophie libérale, un « état de nature » est proposé qui décrit les êtres humains comme des êtres radicalement séparés et individualisés. Une fois établie cette représentation de notre « nature », le libéralisme propose ensuite une vision d’un État et d’une société « neutres » qui nous laisse simplement être notre « vrai » moi – l’individu qui se construit, se maximise et se libère. Tout ce qui empêche ou entrave notre « moi naturel » est considéré comme un artifice, quelque chose qui, en fin de compte, peut être changé ou supprimé.
Pourtant, et en fait, l’« état de nature » est un pur mensonge. Comme l’a écrit le grand philosophe politique français, Bertrand de Jouvenel, « cela écarte de notre nature notre sociabilité, notre dépendance et notre capacité relationnelle. Cela nie notre existence en tant que créatures appartenant à un long récit de l’histoire humaine, en tant qu’êtres avec et faisant partie de la nature, et en tant que véritablement êtres humains, dans la mesure où nous sommes les héritiers de la culture. Pour redéfinir cet état de notre nature comme accessoire ou accidentel, il faudrait une refonte radicale de notre vie politique, de notre vie sociale et économique ».
En fin de compte, les outils de notre prétendue libération – en particulier l’État libéral, le marché capitaliste mondial et la technologie moderne – cessent d’être perçus comme de simples outils et sont plutôt considérés comme nos maîtres. L’architecture massive qui est nécessaire pour faire de nous des créatures libérées telles qu’imaginées dans les visions de « l’état de nature » nous place dans la servitude de ces outils.
En même temps, dans la mesure où nous sommes « libérés » de la tradition, de la culture, des épais réseaux intergénérationnels de relations humaines, et où nous ne sommes plus ancrés dans l’ordre naturel, nous ressassons constamment les pertes qui accompagnent notre « succès ». Plus le libéralisme « réussit », plus il échoue.

Le libéralisme est généralement considéré comme hostile à l’intervention de l’État, pourtant vous écrivez que « l’individualisme et l’étatisme vont de pair » : pourriez-vous expliquer ce paradoxe ?
L’une des principales caractéristiques de l’architecture massive nécessaire à la libération de l’individu est une augmentation titanesque du pouvoir de l’État. Alors que le libéralisme prétend être une philosophie de « gouvernement limité », ce qui est limité, c’est sa finalité : plutôt que de chercher à encourager et à cultiver la vertu, il se « limite » à libérer les humains de toute contrainte sur leur autonomie. Pourtant, cette finalité « limitée » est si difficile à atteindre en réalité – il s’agit de libérer la personne humaine de toute limitation arbitraire – qu’elle exige en fin de compte un pouvoir illimité. Cette finalité soi-disant « limitée » de « rétablir » la créature humaine dans son « état de nature » exige en fait une centralisation massive du pouvoir ; toutes les limites apparemment arbitraires à notre autonomie doivent maintenant être remplacées par la prétention de l’État libéral à une application neutre de lois tout aussi contraignantes. La coutume et le droit local doivent être éliminés au profit d’une autorité centrale qui revendique l’uniformité et la neutralité. Les accidents de naissance – lieu de naissance, sexe, traditions, et finalement la famille elle-même – doivent être minimisés, voire éliminés dans toute la mesure du possible.
Ainsi, toute variante au sein de la société qui pourrait aboutir à des limitations apparemment arbitraires de notre liberté « naturelle » doit être éliminée. L’État libéral cherche de plus en plus à créer une conformité et une homogénéisation par rapport à ce qui était probablement autrefois une communauté politique diverse et variée. Un État plus engagé et plus interventionniste est inévitable. Avec le temps, la centralisation de l’autorité libérale « imposera » la libération : tant sur le plan politique que culturel, tout sujet qui n’accepterait pas l’idéal libéral de liberté devrait être « forcé à être libre ». Les pratiques coutumières, les traditions religieuses et l’autorité locale doivent être éliminées au profit de la règle homogène de l’État libéral. Il suffit de regarder la trajectoire de l’Union européenne, ou la centralisation du gouvernement américain aux dépens de l’autorité de ses États constitutifs, pour voir cette logique en vigueur.
L’ironie, bien sûr, est que la création de l’individu libéral entraîne ainsi la centralisation massive et l’augmentation du pouvoir étatique. Plus nous devenons libres, moins les gens exercent réellement un contrôle sur l’État libéral. Comme l’avait prédit Tocqueville, plus nous devenons individualistes, moins nous jouissons de la liberté d’une autonomie mutuelle conférée par une citoyenneté active dans l’espace local.

Comment le libéralisme peut-il idolâtrer la « diversité » tout en uniformisant les cultures au point de prôner une « anti-culture » mondialisée ?
Le libéralisme a acquis sa légitimité en la fondant sur des revendications de tolérance à l’égard de la diversité des points de vue et des traditions ; et pourtant, comme nous l’avons constaté dans le monde entier, le libéralisme est devenu en réalité un système fragile, uniforme et intolérant qui impose la conformité libérale par le biais de l’État autoritaire ainsi que par des mécanismes institutionnels informels, tels que le marché et les établissements d’enseignement. Pourquoi en est-il ainsi ?
Le libéralisme a été lancé en prétendant que les humains ne pouvaient pas s’entendre sur la nature de ce qu’était le bien, et a donc exigé que les libéraux « privatisent » leurs croyances tandis que l’État prétendait être un exécutant neutre de la tolérance et de la paix civile. Ces revendications initiales ont été faites en particulier par référence aux traditions religieuses, et ont donc semblé et ont même parfois réussi à construire de solides espaces de liberté pour les institutions religieuses.
Toutefois, il y avait deux réserves importantes. Premièrement, cette tolérance n’a pas été étendue aux religions ou aux croyances qui insistaient sur une dimension publique du « bien ». Ainsi, cette tolérance ne s‘est pas étendue à la tradition aristotélicienne ou thomiste – et, en pratique, à l’Église catholique. Deuxièmement, comme il n’y avait pas de raison d’insister sur une vision partagée du bien, l’appartenance à une communauté fondée sur une telle croyance – même en tant qu’association privée – ne pouvait se poursuivre que sur une base volontaire. Ainsi, avec le temps, la religion est devenue une sorte de club ou d’association bénévole. À mesure que le principe de la liberté individuelle et de l’autonomie s’est imposé, la religion organisée a perdu ses fondements mêmes. Dans la mesure où la religion cherchait à rester « pertinente », elle devait devenir une organisation totalement libérale – un club pour les libéraux. Ainsi, la religion a cessé de parler d’une conception partagée et souvent exigeante du bien, mais plutôt des valeurs de tolérance, d’amour, de pardon et de non-jugement.
En fin de compte, le gouvernement libéral et la société ne peuvent tolérer de s’écarter de leur conception du « bien » : un système de non-jugement sans limites, sévèrement réprobateur des traditions qui véhiculent une conception exigeante de la vertu et du bien. Cela requiert une société d’« indifférence mutuelle » et si l’on est en désaccord avec cette conception, on est rapidement identifié, réprimé et même puni.

On associe le libéralisme et la démocratie au point de parler de « démocratie libérale » : en quoi le libéralisme remet-il en cause les fondements de la démocratie ?
La philosophie libérale requiert la conviction que notre ordre politique est le résultat d’un consentement, et donc que sa légitimité provient d’une démarche ultra-démocratique. Cependant, en réalité, le libéralisme est né d’une profonde hostilité non seulement à l’égard de la vieille aristocratie, mais aussi d’une méfiance à l’égard du « peuple ». Les libéraux classiques – tels que les fondateurs des États-Unis – se méfiaient du peuple parce qu’ils le considéraient comme déstabilisant, notamment comme une menace aux droits de propriété. Les libéraux progressistes se sont méfiés du peuple parce qu’ils le considéraient conservateur par nature, et donc comme un obstacle à une société dynamique, progressiste et changeante. Bien qu’apparemment opposés les uns aux autres, les libéraux classiques et les libéraux progressistes ont conçu ensemble des moyens de limiter la participation et l’intervention populaires dans la politique.
Les structures libérales offrent des exutoires aux expressions populaires, mais seulement tant que celles-ci restent dans les limites de la vision libérale du monde. Le constitutionnalisme a été organisé de manière que les personnes ayant une mentalité libérale soient les plus susceptibles d’accéder à des postes de pouvoir et de gouvernance, tandis que la croissance et la bureaucratisation de l’État garantissaient une force libérale puissante, organisée et permanente, capable de contrecarrer les débordements populaires. L’une des principales victoires du libéralisme a été de relier la légitimation de la « démocratie » aux principales caractéristiques « libératrices » du libéralisme. Ainsi, même lorsqu’un public cherchait démocratiquement et sur une base populaire à suivre des voies et des politiques visant à changer ces priorités, il pouvait être dénoncé comme antidémocratique – ou, plus communément encore, comme « populiste », plutôt que simplement « démocratique ».
Aujourd’hui, nous assistons à la naissance d’une « nouvelle aristocratie » dont la propriété n’est plus ancrée dans des lieux et des traditions, mais baladeuse, fongible, voire « virtuelle » : son rôle est de faire progresser un libéralisme de l’autonomie, de l’expressivité personnelle et de l’auto-construction. On a combiné les deux caractéristiques principales du libéralisme classique et du libéralisme progressiste, et c’est ainsi qu’a émergé notre nouvelle classe dirigeante. Bien qu’il y ait eu une série de soulèvements « populistes » contre certains aspects de ce nouvel ordre dominant, ces mouvements ont été réprimés avec succès dans le monde entier, et je crois que nous entrons dans une nouvelle ère qui combine un autoritarisme libéral radical avec des efforts de plus en plus désespérés et potentiellement violents pour se rebeller contre ce nouveau totalitarisme libéral au caractère « doux ».

Vous concluez que la fin du libéralisme est en vue : que voyez-vous au-delà ?
Il y a différentes façons de comprendre notre moment politique. D’une part, le libéralisme, dans un certain sens, est en train de « se terminer » parce qu’il ne peut plus prétendre être une forme de gouvernement neutre, digne de foi – et non autoritaire. Tout ce que j’ai dit ici s’applique à un libéralisme conçu comme une vision importante du monde, un ensemble de croyances qui cherche à façonner la vie et l’âme des gens à l’intérieur de leurs structures. Comme les poissons dans le bocal, nous sommes incapables de voir la nature de l’eau dans laquelle nous nageons. Mais, ces dernières années, alors que les coûts et la non-viabilité du libéralisme deviennent plus clairs, et qu’un plus grand nombre de personnes rejettent certaines de ses hypothèses, le régime libéral est devenu plus ouvertement autoritaire et même répressif en exigeant la conformité. L’une des manières par lesquelles le libéralisme pourrait « cesser d’exister », serait qu’il cesse d’être « libre ». Cela signifierait qu’on aurait mis fin au libéralisme en tant que parapluie protégeant la liberté parce qu’il régnerait indéfiniment de façon tyrannique.
D’un autre côté, plus un régime doit recourir à la force pour se conformer aux règles, moins il jouit d’une légitimité. Le « post-libéralisme » pourrait prendre de nombreuses formes – certaines meilleures, d’autres pires – mais, à mon avis, dans le meilleur des cas, il cherchera à soutenir et à construire des communautés morales au sein d’une économie morale. Nos instruments – le marché, l’État, la science, la technologie – doivent être mis au service de notre telos ; au service de nos objectifs en tant que créatures prospères, en particulier au sein de ces éléments qui mènent à notre épanouissement : la famille, nos voisins, la communauté, une culture partagée, l’église et notre foyer politique.

Une dernière question sur un autre sujet : comment analysez-vous la situation des intellectuels catholiques aux États-Unis ; sont-ils reconnus comme tels dans la société ?
De nombreux intellectuels catholiques prennent conscience du fait qu’aux États-Unis, nous sommes « des étrangers en terre étrangère ». Bien sûr, les chrétiens ont toujours compris qu’ils n’avaient pas de véritable foyer, pas de citoyenneté ultime dans aucune des nations du monde. Mais l’Amérique a été la première nation moderne post-catholique et protestante du monde occidental. Pendant un temps, les catholiques ont cru que c’était là un nouveau foyer, providentiel et unique, un endroit où le catholicisme pouvait être renouvelé et s’épanouir. Au lieu de cela – et c’est ce que de plus en plus d’intellectuels catholiques comprennent – on pense que l’admission et l’acceptation aux États-Unis se feront au prix de la conformité aux principes fondamentaux du libéralisme politique. Pour certains – comme mon ami Rod Dreher, un ancien catholique – cela signifie reconnaître que nous vivons dans un pays où les croyants ne rencontreront que des persécutions. Pour d’autres – comme mon ami Adrian Vermeule, professeur de droit à Harvard – cela signifie que l’appareil politique doit être fondamentalement modifié pour soutenir des objectifs catholiques. J’hésite par prudence entre ces deux possibilités, mais à la lumière des trajectoires actuelles, j’ai tendance à penser qu’il n’y a probablement pas de ligne politique qui soit d’inspiration « catholique », et que même des communautés « bénédictines » seront envahies par le libéralisme. Il n’y a pas de bonnes nouvelles pour le moment – seulement de l’espoir et de la prière.

Propos recueillis, par Christophe Geffroy
et traduits de l’américain par Jean-Louis Allez

Une analyse implacable du libéralisme

Publié en 2018 aux États-Unis, Pourquoi le libéralisme a échoué a enfin été traduit en français par un petit éditeur courageux (1). C’est un livre absolument remarquable qui développe une puissante argumentation dont le long entretien que nous publions ici avec l’auteur donne une bonne idée, à la fois par les thèmes abordés et pour la profondeur du propos. Rien n’est totalement nouveau dans les idées soutenues par Deneen, mais c’est assurément, en tant que critique globale du libéralisme, l’une des meilleures synthèses, certes assez exigeante mais, sur ces sujets complexes, d’une grande clarté.
Deneen démontre admirablement comment le libéralisme a sapé la conception chrétienne de la liberté à partir de trois « révolutions » : d’abord en définissant la liberté comme l’affranchissement de toute autorité établie, ensuite en l’émancipant de la culture et de la tradition, enfin par le pouvoir et la domination de l’homme sur la nature, grâce à la science et à la prospérité économique. Cela a conduit au rejet de l’ordre naturel et à exacerber l’individualisme, tout en accordant toujours plus de poids à l’État, seul capable d’assurer la protection de cet individualisme.
Ses analyses sur la destruction de la culture sont passionnantes et sa conclusion sur l’échec du libéralisme, victime en fait de son succès, inquiète car menant à un décrochage croissant entre les peuples et les petites minorités dirigeantes qui confisquent la démocratie à leur seul profit, d’où les révoltes « populistes » d’autant moins prêtes de s’éteindre que le régime, en se durcissant, s’éloigne toujours plus de la démocratie.

Christophe Geffroy

(1) Patrick Deneen, Pourquoi le libéralisme a échoué, L’Artisan, 2020, 284 pages, 22,90 €.

© LA NEF n°333 Février 2021