Le Père Pavel Syssoev, d’origine russe, est le nouveau prieur du couvent des Dominicains de Marseille. Il vient de publier un excellent essai sur la paternité spirituelle (1). Il nous parle ici de la vocation dominicaine et de son livre.
La Nef – Comment s’effectue la nomination des prieurs ? Et pourriez-vous nous décrire le mode de fonctionnement de la province des Dominicains de Toulouse ?
Père Pavel Syssoev – Notre Ordre dominicain est très attaché au mode démocratique de son gouvernement. En cela, nous sommes les héritiers des démocraties médiévales urbaines. Nous élisons nos supérieurs à tous les niveaux, suivant l’ancien adage : « ce qui concerne tout le monde doit être décidé par tous. » Chaque communauté débat de ses orientations, prend les décisions qui l’engagent et élit son supérieur. Nos prieurs sont élus pour un mandant de trois ans, renouvelable une fois. Je ne suis donc pas nommé, mais élu par mes pairs, et cela change beaucoup dans la manière de gouverner. L’Église réfléchit sur sa synodalité, elle aimerait engager davantage ses membres à la prise des décisions. Notre expérience pourrait, je crois, être utile.
Suite à cette élection – le 1er avril, tout un programme ! – j’ai quitté mon couvent de Bordeaux en plein confinement pour me rendre à Marseille. Les deux maisons appartiennent à la même province dominicaine de Toulouse. Avec la province de Paris, dite de France, nous couvrons le territoire de l’Hexagone. Une des spécificités du couvent de Marseille est qu’il accueille les novices de notre province. Dieu merci, nous avons des vocations, et leur formation à la vie dominicaine commence chez nous.
Pourquoi devient-on dominicain aujourd’hui, en notre époque où l’on dit que les jeunes ne lisent plus, étant absorbés par toutes sortes d’écrans ?
Il est vrai que la vie religieuse connaît non seulement une profonde transformation, mais une véritable crise. Nombre de communautés disparaissent, et toutes les réponses faciles qui ont été apportées – il suffit de… il n’y a qu’à… – ont montré leur insuffisance. Je note aussi qu’il est relativement commode de rendre la société responsable de cette crise : la culture courante ne porte plus le message chrétien, elle ne facilite pas l’accès à l’intériorité indispensable pour la vie religieuse, être chrétien signifie appartenir à une contre-culture…
Il me semble bien plus important d’analyser la vie de la communauté religieuse elle-même : d’où vient sa fécondité et qu’est-ce qui l’empêche ? Alors nous touchons très vite le théologal : ce qu’est notre union à Dieu, notre prière, notre apostolat. Les jeunes veulent se donner à Dieu et ils veulent que son salut soit annoncé. Il faut qu’ils trouvent sur leur chemin des communautés ancrées dans la grande tradition de la vie religieuse qui pourront nourrir et accompagner leur quête. Quant à la vocation spécifiquement dominicaine, c’est une vie commune forte, un héritage doctrinal solide, une générosité apostolique qui attirent surtout nos jeunes frères.
Comment et auprès de qui s’effectue votre apostolat de prêcheurs ?
Notre apostolat prend des formes extrêmement variées : préparer aux sacrements, évangéliser, accompagner les familles, prêcher les retraites, être aumônier dans une école ou dans un hôpital, enseigner la théologie – autant de voies pour faire connaître et aimer Dieu. Le maître de l’Ordre, Fr. Gerard Francisco Timoner, rappelle souvent que la prédication n’est pas d’abord ce que nous faisons, mais ce que nous sommes. Il nous faut être prêcheurs, et alors la prédication se déploie naturellement et largement. Par exemple, notre projet de la restauration de l’église conventuelle de Marseille, œuvre de Pierre Bossan, n’est pas d’abord un projet patrimonial. Il s’agit d’annoncer le Christ dans les mystères du Rosaire par le rayonnement de ce monument artistique.
Venons-en à votre livre : qu’entend-on par « paternité spirituelle » et comment cela a-t-il été vécu tout au long de l’histoire de l’Église ?
Le Christ nous révèle le mystère du Père, c’est le cœur de notre foi. Par sa Passion et sa Résurrection, nous sommes engendrés à une vie nouvelle, c’est une nouvelle naissance. En ce sens, il n’y a que Dieu qui soit Père au sens plénier : de lui viennent toute vie et toute croissance. Mais il nous associe à ce mystère. Regardons saint Paul : il parle de sa prédication comme d’une œuvre d’enfantement où il paie de sa personne. Ainsi tout au long de l’histoire de l’Église des amis de Dieu, hommes ou femmes, engendrent les autres à la vie divine : par leur intercession, par leur enseignement, par leur exemple, par leur ministère, enfin, quand il s’agit des prêtres. Notons pourtant que le thème de la paternité spirituelle se déploie dans le monachisme naissant, chez les Pères du désert, qui sauf exception ne sont pas prêtres.
Les dérives d’abus de paternité spirituelle sont-elles nouvelles et pourquoi de tels cas se sont multipliés ces dernières décennies ?
Ces abus ne sont pas nouveaux, mais nous en avons davantage pris conscience. Je distingue les contrefaçons de la paternité qui pèchent par défaut (la démission, le dilettantisme, le formalisme) des déformations par excès (l’autoritarisme, la séduction). Il me semble que ce sont les premiers qui font le lit des seconds. Lorsqu’un chrétien qui cherche à vivre avec une radicalité évangélique ne trouve pas des pères, mais des fonctionnaires ou des amateurs, il devient facilement la proie de ceux qui se présenteront comme des guides infaillibles ou des sauveurs. Tous nous pouvons être tentés par la volonté de domination ou de séduction. Ces abus sont de tous les temps, il est vital d’en reprendre conscience.
Derrière l’abus sexuel se tient l’abus spirituel, dites-vous : qu’entendez-vous par là ?
Même si l’emprise ne se traduit pas par les actes sexuels, elle demeure un abus, une expérience profondément traumatisante pour les victimes. Un père spirituel ou une mère spirituelle qui s’érigent en une source de la loi, qui parasitent la conscience de leurs victimes, qui cherchent à être adulés et aveuglement obéis, peut-être n’exerceront pas leur emprise dans le domaine sexuel, mais lorsque cela arrive, un abus sexuel est un prolongement, une forme particulière d’un abus spirituel. « Tu vivras par moi et pour moi » – une telle attitude est mortifère quel que soit son champ d’expression.
La paternité spirituelle souffre, écrivez-vous, d’une mauvaise compréhension des rapports entre le naturel et le surnaturel, la nature et la grâce : comment trouver le juste équilibre ?
La grâce ne détruit pas la nature et ne la remplace pas. Nos vertus les plus simples et quotidiennes sont le lieu de notre union à Dieu. Parfois nous pensons que la vie spirituelle progressera en devenant de plus en plus extraordinaire, que le sensationnel sera une marque de Dieu. C’est le contraire qui est vrai. Rien n’est plus divin que la charité, c’est la vie de Dieu même, et c’est précisément ce que Dieu répand le plus largement. Puis un jugement sain et une prudence éclairée sont les bases précieuses de notre croissance dans la liberté des enfants de Dieu. Tout appel à les abandonner ou à les dépasser est suspect.
Le « cléricalisme » est-il une explication universelle aux abus spirituels et sexuels des prêtres ? Quelles autres causes voyez-vous ?
Les abus spirituels ne sont pas réservés aux prêtres. En cela, réduire tout au cléricalisme est radicalement insuffisant. Là où il y a un don de Dieu, il y a aussi une défaillance possible, introduite par notre péché. Tous nous sommes appelés à transmettre la vie divine, à éduquer, à enseigner, à gouverner dans tel ou tel domaine, donc à participer à la paternité de Dieu. Tous aussi nous pouvons être tentés de tout ramener à nous, nous voulons nous montrer efficaces quitte à devenir intrusifs, nous pouvons chercher à assujettir les autres aux désirs que nous n’avons pas purifiés ou évangélisés. Quand cela rencontre les fausses attentes – un père spirituel doit résoudre tous mes problèmes, il me suffira de le suivre ; quand la loi est dénigrée – elle est le propre des pharisiens, nous sommes au-dessus de la réglementation d’une Église décadente ; quand la pratique humble et patiente des vertus est abandonnée – nous vivons dans un régime d’exception, alors les abus spirituels trouvent un terrain propice. Notre conversion quotidienne, notre humilité fondée dans une fidélité à la tradition de la vie spirituelle, notre communion fraternelle sans aucune prétention à être exceptionnels, bref, notre vie filiale et fraternelle est un meilleur antidote aux abus.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Pavel Syssoev, De la paternité spirituelle et de ses contrefaçons, Cerf, 2020, 130 pages, 12 €.
Signalons aussi du Père Syssoev, Petit guide des démons de poche, Éditions de la Licorne, 2020, 108 pages, 10 €. Les « démons de poche » sont : « oui, je sais, c’est pas moi »… Ces quelques pages sont un vrai trésor pour nous aider à approfondir nos examens de conscience, chose particulièrement utile en ce temps de carême.
© LA NEF n°334 Mars 2021