La liberté religieuse est une notion ambiguë et complexe faisant l’objet d’interprétations divergentes selon les époques, les pays et les instances. Cette ambiguïté est d’abord philosophique et cause de nombreuses difficultés pratiques à mesure que les tensions religieuses s’accroissent.
En 1948, lors de l’adoption de la Déclaration universelle des droits de l’homme, les pays du monde libre n’avaient pas grand besoin de recourir à la liberté religieuse, car leur société était culturellement homogène et traumatisée par l’expérience nazie. La culture était parvenue à synthétiser les éthiques chrétienne, juive et athée en une morale commune, dans des usages sociaux, et jusque dans la règle de politesse exigeant d’éviter l’expression publique des divergences religieuses. Bien que la société fût encore imprégnée de religion, la décence commune, fruit de la civilisation, suffisait à réguler la dimension religieuse des relations sociales.
La religion était perçue positivement, comme expression et garante de la dignité humaine, tandis que l’État était vu comme un monstre à dompter. Aujourd’hui, la situation s’est inversée. Les religions sont de nouveau perçues comme dangereuses tandis que l’État redevient, aux yeux du peuple, une puissance protectrice, garante de la sécurité et de l’unité nationales, menacées par les religions. Ce renversement s’est traduit par un usage de la liberté de religion non plus seulement en défense des religions, mais aussi à leur encontre, au nom de la liberté. Ceci est rendu possible par la réversibilité de la liberté religieuse qui résulte de son ambiguïté conceptuelle en ce qu’elle protège à la fois la liberté et la vertu de religion.
Ainsi, durant la seconde moitié du XXe siècle, la liberté religieuse servit principalement ad extra, contre les régimes communistes. Ce n’est qu’en 1993 que la Cour européenne a condamné pour la première fois un État pour violation de la liberté religieuse ; autant dire qu’il n’y avait pas de réel problème. Ce n’est plus le cas aujourd’hui : la situation religieuse dans les pays occidentaux a été profondément bouleversée sous l’effet de la sécularisation et de l’immigration, rompant ainsi les équilibres antérieurs et nécessitant de nouveaux arbitrages. Ceux-ci sont réalisés, tant bien que mal, dans le cadre conceptuel de la liberté religieuse, conduisant à son application ad intra.
La sécularisation entraîne une incompréhension croissante du phénomène religieux au sein de la population et facilite la manifestation d’expressions radicalement anti-religieuses. Elle s’alimente de l’indifférentisme qui interdit de distinguer entre les différentes religions, au motif erroné qu’elles seraient égales, car extérieures à la rationalité publique. Cet indifférentisme est cause d’injustices, mais c’est sur lui que repose l’affirmation de la supériorité de la laïcité sur « les religions ». En fait, la notion de « religion » est en elle-même problématique tant elle désigne des réalités de valeurs différentes.
L’immigration a introduit massivement la religion musulmane qui se distingue en ce qu’elle refuse la séparation entre les domaines religieux et civils, et donc la possibilité même de la liberté religieuse. L’islam a aussi introduit dans la vie sociale la pratique de prescriptions religieuses nouvelles et visibles qui heurtent les usages locaux, en particulier celui de la discrétion religieuse.
La sécularisation et l’immigration sont des phénomènes distincts, même si la seconde a servi la première en introduisant un pluralisme religieux, lequel requiert l’exercice d’une régulation publique supra-religieuse. Celle-ci est spontanément conçue comme devant être areligieuse, et donc séculière.
Dans ce contexte, deux modèles de société s’offrent alors aux gouvernants : le modèle laïque qui entend étendre à la société la sécularisation, ou le modèle multiculturel qui entend respecter les cultures et les religions tout en assurant leur coexistence. Ainsi, le pluralisme causé par l’immigration génère soit une sécularisation, soit un multiculturalisme, mais toujours des tensions. Le choix entre l’un et l’autre modèle dépend de la tradition des pays, selon qu’ils ont adhéré à la laïcité, ou conservé le christianisme comme religion officielle. Dans le second cas, par exemple au Royaume-Uni, le respect des diverses religions est plus aisé, car le maintien de la primauté de la religion officielle assure la stabilité de l’ordre social symbolique, mais avec la perspective de laisser l’islam devenir dominant. Dans le premier cas, en revanche, il convient de soumettre les diverses religions à l’unique ratio laïque qui sert, in fine, de religion commune, même si elle laisse une certaine visibilité architecturale à la « religion historique ».
Pour sortir de cette alternative qui ne laisse aucune place au christianisme, il convient de rompre avec l’indifférentisme, ce qui implique de comparer les religions entre elles et de s’engager au service de l’évangélisation. C’est à cela que doit servir notre liberté de religion.
Grégor Puppinck
Grégor Puppinck vient de publier Objection de conscience et droits de l’homme, Téqui, 2020, 176 pages, 16 €.
© LA NEF n°334 Mars 2021