François-Xavier Bellamy © DR

Retrouver le goût de la liberté

François-Xavier Bellamy, philosophe et onze ans adjoint au maire de Versailles, a conduit la liste LR aux dernières élections européennes. Il évoque pour nous les menaces qui pèsent sur nos libertés.

La Nef – La France traverse une crise sanitaire qui a conduit à des restrictions sans précédent des libertés publiques : que pensez-vous de la façon dont elles ont été mises en œuvre ?
François-Xavier Bellamy – Gardons-nous d’une critique trop facile : l’épidémie actuelle a constitué un problème majeur pour tous les gouvernements du monde, quelle que soit leur couleur politique. Je suis frappé cependant de constater que notre État s’est distingué par des restrictions de liberté bien plus contraignantes qu’ailleurs, jusqu’à l’absurde – quel autre gouvernement aurait pu imaginer une jauge de trente personnes pour la plus petite chapelle comme pour la cathédrale de Chartres ? Et cela sans résultat probant, puisque nous avons autant de morts par habitant que la Suède, qui n’a jamais confiné…
Le plus préoccupant, c’est avant tout l’état d’esprit dont cela témoigne. Nous n’avons pas le sentiment que nos dirigeants aient eu la main tremblante au moment de suspendre nos libertés fondamentales ; au Royaume-Uni, Boris Johnson a consacré ses vœux du 31 décembre à une réflexion sur le caractère dangereux et exceptionnel de cette période dans laquelle les pouvoirs publics ont dû fermer les restaurants et expliquer aux citoyens comment bien éternuer ; en France au contraire, le gouvernement n’a eu aucun complexe pour multiplier les contraintes, certaines contradictoires, d’autres manifestement inutiles comme le port du masque en extérieur… La « guerre » déclarée au virus a justifié un « quoiqu’il en coûte » qui a totalement désinhibé l’intervention publique dans l’économie, mais aussi dans nos vies.
Il y a de quoi s’inquiéter pour l’avenir, en effet, car ces choix révèlent un problème de fond : le président déclarait que « rien n’est plus important qu’une vie humaine ». D’un point de vue éthique, il est juste de reconnaître à la vie humaine une valeur absolue, de ne pas la faire entrer dans un calcul. Mais cela suppose de reconnaître ce qui fait qu’une vie est pleinement humaine, et pas seulement une persistance organique… Si nos choix personnels et politiques sont déterminés par la volonté d’éviter la mort, nous ne ferons qu’empêcher la vie. Il faudra interdire le travail, qui fatigue, les déplacements, qui exposent à bien des risques, tout contact, source de contamination possible. Et finalement renoncer à la liberté, qui, comme le rappelait Hegel, aura toujours besoin d’être défendue un jour au péril de la vie…

Comment jugez-vous l’évolution des entraves aux libertés qui prennent de plus en plus d’ampleur au fil du temps ?
Le relativisme prétendait nous émanciper, il nous a rendus incapables de dialoguer. Si chacun a « sa » vérité, à quoi bon écouter la réflexion d’autrui ? La vie publique n’est plus une conversation, mais une confrontation, par laquelle il faut réduire au silence l’opinion qui me dérange. Le paradoxe est que les idéologies qui se prétendent libérales aboutissent à des pratiques de propagande et de censure de plus en plus intrusives. Prenez les sujets dits « de société » : un professeur de philosophie unanimement reconnu a été exclu de la faculté de Toulouse, dans le silence général, parce qu’il avait été opposé au « mariage pour tous ». Il a été démontré que les chaînes de France Télévisions avaient diffusé des heures de documentaires sur la GPA, tous positifs ; cette pratique est pourtant encore illégale. Le CSA n’a jamais répondu aux questions posées sur le sujet, y compris par des élus de gauche… Des exemples de cette nature pourraient être multipliés à l’infini. Ils aboutissent à une autocensure permanente, dont je vois constamment les effets autour de moi dans la vie politique, comme dans les entreprises ou les universités – la ministre de l’enseignement supérieur s’en est elle-même inquiétée récemment.
Beaucoup dénoncent les « démocraties illibérales » en Europe de l’Est ; mais le fait est que c’est nous qui devenons un pays « illibéral. » Les études internationales ne sont pas une référence absolue, mais le fait que The Economist ait récemment classé la France parmi les « démocraties défaillantes » confirme ce que nous ressentons tous. La multiplication des contraintes dans l’espace public aboutit en parallèle à un vrai déversoir sous pseudonymes sur les réseaux sociaux, où l’insulte et le mensonge tiennent souvent lieu d’argument. En fait, Benoît XVI l’avait annoncé de manière décisive, nous ne retrouverons le sens de la liberté que quand nous aurons redécouvert le goût de la vérité.

Les libertés publiques diminuent en même temps que la souveraineté de nos nations européennes : y voyez-vous un lien ?
Il y a bien sûr un lien : la liberté suppose non seulement la possibilité de délibérer, mais le fait que cela conduise à une action qui permet d’agir sur notre histoire, et non de la subir ; c’est en cela que réside la souveraineté. Sans elle, il n’y a pas de liberté possible. Notre capacité d’agir comme nation est remise en cause de bien des manières : par notre passivité dans la mondialisation, qui nous a rendus dépendants, par exemple de la Chine comme on l’a vu dans cette crise ; par l’émergence d’acteurs non étatiques qui concentrent une puissance inédite, comme les GAFA… et par une Union européenne qui s’est construite en créant des normes plus qu’en définissant des stratégies communes.
Mais ce n’est pas une fatalité ; je crois à la souveraineté nationale, qui correspond à l’échelle pertinente de la vie démocratique ; et je crois que nous pouvons réorienter le travail européen pour qu’il reconstitue la souveraineté de nos pays, par exemple en atteignant ensemble une autonomie stratégique dans des domaines clés, ou en faisant du marché européen un levier géopolitique face aux grandes puissances mondiales. Il y a un sens à y travailler ensemble, car l’Europe est une civilisation commune que nous avons ensemble la responsabilité de transmettre dans le monde qui se dessine. Mais cela suppose un changement profond de perspective pour les institutions européennes, et c’est à cette nécessité vitale que je travaille tous les jours.

L’Union européenne est l’archétype de la « gouvernance » moderne, domaine des « experts » : cette tendance n’est-elle pas synonyme de la soumission du politique à la technique et n’est-elle pas un grave danger pour la démocratie ?
Nous le vivons aussi en France, où le « en même temps » macronien signifiait le rêve d’une dissolution de la politique dans la technique. Cela paraît presque amusant avec le recul, mais la grande promesse d’Emmanuel Macron était de sortir des débats obsolètes pour mettre en place de bons gestionnaires, pour remettre la France « en marche ». Le résultat est un naufrage sans précédent, y compris du point de vue de « l’efficacité » que prétendait incarner le président des « managers » et des « technos ». Comme j’ai tenté de le montrer dans Demeure, l’essentiel n’est pas de marcher, mais de savoir où l’on va : c’est la question du but, de la finalité, qui constitue la nécessité indépassable de la politique. Si nous ne le redécouvrons pas à temps, elle se rappellera à nous par l’aggravation de la crise contemporaine.

Twitter a décidé seul de la suppression du compte d’un président des États-Unis : un tel pouvoir sur l’information n’est-il pas un danger pour la démocratie ?
Ce n’était pas seulement Twitter : Donald Trump a été banni en 24 heures de toutes les plateformes numériques et les réseaux sociaux. Le seul qui le tolérait encore, Parler, a été supprimé par les deux principaux fabricants de smartphones et ses serveurs lui ont été retirés par Amazon. C’est l’un des événements les plus importants de notre histoire récente, pour le nouveau monde inquiétant qu’il annonce. Thierry Breton a décrit cette décision des GAFA comme « un 11 Septembre de l’information », et je crois cette analogie très juste. Si, au pays du deuxième amendement, quatre milliardaires peuvent priver un président en exercice de l’accès à l’opinion dont ils sont devenus les détenteurs presque monopolistiques, alors cela peut arriver à n’importe qui. C’est ce que montre l’inquiétante « loi contre la haine » en France – lorsqu’on voit combien le concept de haine est à géométrie variable, on ne peut que prévoir déjà l’usage qui en sera fait… Toutes les grandes consciences, d’Antigone à Sophie Scholl ou à Franz Jägerstätter, ont été condamnées à mort au motif de la haine qu’on leur prêtait – et toutes étaient « nées pour l’amour », pour reprendre le mot de Sophocle. Cette dérive passe aujourd’hui par une configuration technologique inédite, mais elle n’est que le nouvel avatar de la très vieille tentation totalitaire.
Le plus frappant est qu’elle s’impose sous nos yeux, et avec un large consentement : quand j’ai alerté sur ce que faisait Twitter, j’ai été vigoureusement attaqué au motif que, Trump incarnant les « déplorables », il était bien légitime d’écarter cette pollution du débat public. Qui veut encore écouter pour chercher à comprendre, et en cas de désaccord répondre avec des arguments, des objections, des faits ? Au fond, c’est un symptôme de plus de la crise intérieure que révèlent aussi les récentes décisions sanitaires : le plus grave n’est pas que nous ayons été tous enfermés, ou que les réseaux sociaux puissent censurer jusqu’à un président, mais que nos élites aient perdu le goût de la liberté au point de trouver cela normal…

Propos recueillis par Christophe Geffroy

François-Xavier Bellamy a écrit deux essais remarqués :

  • Les déshérités. Ou l’urgence de transmettre, Plon, 2014.
  • Demeure. Pour échapper à l’ère du mouvement perpétuel, Grasset, 2018, rééd. Champs/ Flammarion, 2020.

© LA NEF n°334 Mars 2021