Sébastien Lapaque, chroniqueur au Figaro Littéraire, romancier, a récemment publié Ce monde est tellement beau (1). Il nous parle ici de ce roman inspiré et du rapport entre la littérature et la foi.
La Nef – Pourquoi un tel roman contant une conversion ? Est-ce pour vous une façon de témoigner de votre foi, d’être « missionnaire » ?
Sébastien Lapaque – Le romancier allemand Thomas Mann, prix Nobel de littérature en 1929 et auteur d’une tétralogie biblique intitulée Joseph et ses frères, considérait qu’il n’y avait que deux sujets de roman : l’ascension d’un homme et la chute d’une famille. L’ascension et la chute sont des motifs obsessionnels des romans au long cours du XXe siècle. La descente aux enfers et la remontée vers la lumière ont fourni le motif de nombreux livres, souvent sur un mode prosaïque, avec des éléments empruntés à la mythologie grecque : Hadès, Perséphone, Orphée, etc. Hanté moi aussi par le couple contraire de la chute et de l’ascension, j’ai ressenti le besoin de le mettre en scène sous le regard du Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, avec un dispositif allusif biblique et évangélique appartenant à ma tradition et à ma foi. C’est une façon de témoigner, comme vous le dites, mais d’abord d’être en accord avec moi-même.
« Ce monde est tellement beau », écrivez-vous ; pourtant la description que vous en faites de façon détaillée, avec tous les travers de la société moderne, conduit votre héros à nommer cette société « l’immonde » : alors, qu’est-ce qui l’emporte, la beauté ou l’immonde ?
Ce monde est tellement beau est la première phrase du roman. Dans cette phrase qui donne son titre au livre, l’on peut entendre un écho de Genèse 1,31 : « Dieu vit tout ce qu’il avait fait : cela était très bon (tov meod). Il y eut un soir, et il y eut un matin : sixième jour. » Mot à mot, « tov meod » signifie « bon et beau beaucoup ». Autrement dit « tellement beau ». Mais la première phrase de mon roman est un peu plus longue : « Ce monde est tellement beau, cependant ». L’adverbe, après la virgule, marque une opposition, une restriction. Qu’est-ce qui s’est passé pour que la splendeur de la Création et la beauté du Sixième Jour nous soient devenues invisibles et même indisponibles ? Un monde s’est glissé sur le nôtre, il l’a littéralement enveloppé. Ce monde artificiel et sans regard, Lazare, le narrateur, le nomme « l’Immonde ». Qui finit par l’emporter ? C’est toute l’intrigue d’un livre que l’on peut dévorer comme un roman policier théologique qui poserait la question « Who done it ? » : « Qui a fait le coup ? » A cette question, Lazare, en écoutant un sermon sur les tentations du Christ dans la cathédrale de Chartres, est tenté de répondre avec le titre d’un film de Robert Bresson : Le diable probablement…
Vous-même, êtes-vous un converti comme votre héros Lazare ? Peut-on vous demander votre itinéraire spirituel, les saints et les spiritualités qui vous ont marqué ?
L’histoire de Lazare n’est pas mon histoire et Ce monde est tellement beau un roman autobiographique. Un romancier écrit parfois avec sa vie, mais le plus souvent avec ses rêves. Né catholique romain par l’histoire et par la géographie, j’ai été baptisé, je suis allée au catéchisme, j’ai fait ma première communion. Contrairement à Lazare, le héros de Ce monde est tellement beau, j’ai toujours été certain de Dieu. Ce qui a décidé de ma foi et de ce que je suis devenu, c’est ma rencontre avec les écrivains chrétiens, Pascal à quinze ans, Bernanos à dix-huit, puis Léon Bloy, Charles Péguy, Gabriel Marcel, Gustave Thibon et Pierre Boutang dont j’ai lu le Maurras en classe de terminale. Sans oublier les Pères et Docteurs de l’Église dont j’aimais truffer mes copies de philo : saint Augustin, saint Thomas d’Aquin. Voilà tout, et ce n’est pas peu : mes premières lectures de Pascal et Bernanos, entre quinze et dix-huit ans, ma découverte de la vie bénédictine, ma rencontre éblouie avec toute la littérature catholique, puis, plus en profondeur, mon exploration des écrivains chrétiens de l’Antiquité tardive et du Moyen Âge. Et l’idée de la grâce, de la grâce qui sauve… Si peu moderne… Ou alors tellement moderne !
Que vous inspire l’Église d’aujourd’hui, que fait-elle pour accueillir les âmes en recherche comme votre héros Lazare ?
Trop peu de choses, sans doute, comme les disciples de Jésus, dans les Évangiles, semblent toujours lui reprocher de ne pas en faire assez. Dans l’histoire de l’Église, elle aussi marquée par une alternance continuelle d’ascensions et de chutes, je suis cependant frappé par la permanence d’une direction divine qui, à travers les misères et les souffrances du Christ, n’a pas pu se déformer, se supprimer ou se transformer. Cette direction est la preuve de la nature divine du Christ, tout simplement.
La littérature a-t-elle un rôle propre à jouer dans l’évangélisation ? Autrement dit existe-t-il des « romans catholiques » et vous considérez-vous comme un « romancier catholique » ? Et quelle différence y a-t-il, pour reprendre un mot de Bernanos, entre vouloir écrire des romans catholiques et être un catholique qui écrit des romans ?
À ces questions, Jacques Maritain a tenté de répondre dans un livre intitulé Art et scolastique. « À la différence des autres genres littéraires, le roman a pour objet, non pas une chose à fabriquer ayant dans le monde des artefacta sa beauté propre et dont la vie humaine fournit seulement les éléments, mais la vie humaine elle-même à conduire dans une fiction. […] On comprend par là quelle doit être pour le romancier l’intégrité, l’authenticité, l’universalité de son réalisme : à ce titre, un chrétien seul, que dis-je, un mystique, parce qu’il a une idée de ce qui est dans l’homme, peut faire un romancier complet ; non sans risque car il a besoin d’une science expérimentale de la créature ; et cette science-là ne connaît que deux origines, le vieil arbre de la science du goût du bien et du mal, ou le don de science, que l’âme reçoit avec le don de la grâce » (1). Je n’affectionne guère les étiquettes et je n’aurais pas la fantaisie de me présenter comme un romancier catholique. Mais il me semble qu’un roman authentiquement réaliste dont l’ambition est de rétablir la vie naturelle en la restituant au surnaturel peut être dit catholique.
Que pensez-vous de la littérature actuelle, et notamment du côté des chrétiens ? Y a-t-il encore des grands auteurs susceptibles de passer à la postérité ?
Dans les romans qui ont paru ces derniers mois, j’ai été frappé par La Grâce (Plon) de Thibault de Montaigu, un livre dans lequel un homosexuel qu’on dirait échappé de je ne sais quel enfer de la volupté imaginé par Pier Paolo Pasolini devient une manière de saint après être entré dans l’ordre franciscain. J’ai lu avec plaisir Le Messie (Exils), un roman « cajou » (catholique-juif) de François Meyronnis, où à la découverte de l’insoutenable répond celle de la possibilité du salut. Auparavant, j’avais été frappé par les accents chrétiens qui traversent Inigo de François Sureau (Gallimard, 2010), Le cas Gentile de François Taillandier (Stock, 2001) ou La grâce efficace de Jérôme Leroy (Les Belles Lettres, 1999). Mais dans l’instant, les « grands auteurs susceptibles de passer à la postérité » sont sans doute à chercher du côté de la pensée, je pense notamment à René Girard, disparu en 2015.
Dans un monde où l’image a pris une place prépondérante, où le numérique s’impose partout, où les jeunes ne lisent plus et ne reçoivent plus guère la culture par défaut de transmission, la littérature et le livre lui-même (version papier) ont-ils encore un avenir ?
Nous serions à l’âge de la vie connectée dans lequel le livre n’aurait plus sa place. J’emploie un double conditionnel car la révolution numérique tient largement du bluff technologique. Partout, l’on démantèle des bibliothèques « matérielles » après avoir proclamé la mort du livre « papier » sans avoir soumis cette annonce au moindre examen critique. Du Ier au IVe siècle, l’introduction du codex (cahier de pages reliées) à la place du volumen (rouleau de papyrus) fut une révolution : faible encombrement, maniabilité, possibilité d’accéder rapidement à n’importe quelle partie du texte. La lecture sur écran (ordinateur, tablette, smartphone) nous renvoie vingt siècles en arrière, à l’époque du volumen, quand il fallait dérouler le texte de bas en haut, sans pouvoir circuler aisément dedans. Je suis tenté de soutenir l’hypothèse du caractère indépassable et imperfectible du codex. À l’horizon de la mémoire et de l’oubli, surgit toujours l’objet livre, relié, concret, doté d’une forme et d’un corps, que le lecteur a flairé, touché, plié, annoté, taché, raturé, malmené, oublié sous la pluie et retrouvé sous le soleil…
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Sébastien Lapaque, Ce monde est tellement beau, Actes Sud, 2021, 330 pages, 21,80 € (cf. notre recension dans La Nef n°334 demars 2021, p. 37).
(1) Art et scolastique, Louis Rouart et fils
éditeurs, 1935, p. 298-299.
© LA NEF n°336 Mai 2021