Xavier Martin © DR

Napoléon, fils des Lumières

Personnage fascinant par ses nombreuses aptitudes, il n’en demeure pas moins le fils de son époque. Entretien avec Xavier Martin, professeur émérite à l’Université d’Angers et auteur d’une œuvre importante d’analyse critique des Lumières : de 1994 à 2020, il a publié une bonne douzaine de livres importants, tous chez DMM, citons notamment Nature humaine et Révolution française (1994), L’homme des droits de l’homme et sa compagne (2001), Mythologie du Code Napoléon (2003), L’homme rétréci par les Lumières (2020).

La Nef – Spontanément, que vous évoque le nom de Napoléon ?
Xavier Martin – Un personnage fascinant, d’une intelligence exceptionnelle, d’une mémoire méthodique peu commune, et d’un culot sans bornes, lequel sans doute n’a pas été son moindre atout, et qui parsème de fulgurances sa rhétorique expéditive. Son aptitude à commander ? Phénoménale. Ses ordres frappent par l’élan, la qualité de nerf des libellés, comme sursaturés d’énergie motrice. Leur invariable amorce ? « Mon intention est que ». Or ils intiment des obligations non de moyens, mais de résultat : « Au passage, vous culbuterez » telle position ennemie. Et du fait des distances et délais, qui le démangent, il aime à présumer les anticipations, ou du moins s’en donne l’air, pour bousculer son monde : « Vous aurez certainement déjà » pris telle initiative. Sous tous les rapports, il désentortille avec acuité les complexités et implications présentes et à venir, accumulant derrière sa tête les fers au feu. Que son entour n’ait pas la même étourdissante vivacité, et stagne à la surface des choses, l’agace au plus haut point. L’épopée napoléonienne, c’est la rencontre de ces aptitudes sans équivalent et d’une conjoncture en elle-même inouïe.

Quand Napoléon prend le pouvoir en 1799, il est devant un État et une société saccagés par dix ans de Révolution, que son ambition est de rebâtir : comment voyez-vous son action, conclut-il la Révolution en préservant ses acquis
ou la trahit-il ?

Ce surdoué est un grand pragmatique. L’instant lui sert, sur un plateau, l’occasion d’un destin non pareil. Dans un pays recru d’épreuves, le besoin d’ordre est sans mesure, et sa poigne en fait l’homme du moment. Mais deux butoirs limitent la rétrogradation : politiquement, les intérêts des régicides, et socialement, ceux des acquéreurs de biens nationaux. Être leur garant, aux uns et aux autres, est son talisman, ce qui lui impose une continuité. Elle ne lui coûte guère. Dès août 1789, son parti est pris : ne coule, à ses yeux, que « le sang impur des ennemis de la Liberté » ; mais « babillent trop » les députés ! Quelle continuité ? Pas de retour au système féodo-seigneurial, qu’il traque au contraire à travers l’Europe ; pas davantage, aux inégalités de naissance : la noblesse qu’il invente n’est pas héréditaire. Les formes républicaines, il les prolonge le plus possible, en même temps qu’il prétend s’arrimer sans complexe à la souche monarchique de toujours : c’est la formule habile de la « quatrième dynastie ». Empereur des Français ? Il le sera « par la grâce de Dieu et les constitutions de la République » : qui d’autre eût troussé un tel fagotage ? Sa tyrannie s’alourdira. Mais en cela même, il ne s’éloigne guère du modèle despotique « éclairé » cher aux grands des Lumières. Ce que Diderot admire chez Catherine II, préfigure jusque dans le détail l’esprit impérial.

Vos livres ont montré comment les Lumières et la Révolution avaient voulu régénérer l’espèce humaine, s’approprier l’homme : Napoléon s’inscrit-il dans cette démarche ?
Le regard sur l’humain qui sous-tend cette chimère est le sien. Le temps dont il est fils est celui de l’homme machine, réduit à l’organique, dénué de libre arbitre, assujetti mécaniquement à l’égoïsme. L’intériorité humaine, rétrécie au jeu du sensitif pur, ipso facto est modifiable à volonté par l’avisée télécommande des sensations : là est le ressort des pédagogies neuves, et bientôt de la propagande révolutionnaire. Bonaparte a baigné dans tout cela, et exsude le scientisme asseyant cette approche. Le corps, à ses yeux ? « une machine à vivre ». Lui-même est « la montre qui va, et ne connaît pas son horloger », etc. Brumaire venant, il cajole les tenants de l’idéologie (traduire : science [exacte !] des idées), qui systématisant ce dépôt des Lumières, ruminent plus que jamais de régénérer l’homme, et vont d’emblée, à cet effet, tabler sur lui. Mais l’affaire est fumeuse ! Parvenu au pouvoir, criblé d’urgences concrètes tout autres, il les tient à distance et les couvre d’honneurs pour qu’ils lui fichent la paix. À cela se réduit son fameux différend avec les « idéologues », qui tout au plus auront boudé, galonnés d’or, sous les lambris. Leur anthropologie demeure en fait la sienne, et le convainc qu’avec adresse on tient les hommes, intégralement, par l’intérêt. Aussi exècre-t-il les désintéressés !

Vous avez écrit un livre en 2003 qui s’intitule Mythologie du Code Napoléon (DMM) : en quoi ce Code est-il une « mythologie » ?
Le Code civil de 1804 n’est pas une mythologie. Ce qui en est une, c’est le discours convenu, dans les manuels de droit, sur la très haute idée de l’homme – optimiste, éthérée, spirituelle – dont ses rédacteurs, enfants des Lumières, étaient du même coup, croit-on, pénétrés. À les lire, saute aux yeux l’évidence du contraire. Car la décennie révolutionnaire leur a imprimé un profond pessimisme sur l’homme, qui vient aggraver le réductionnisme matérialiste issu des Lumières ! C’est l’étonnante mise au grand jour de ladite bourde « académique » sur l’état d’esprit de 1804, qui aiguillonnant ma curiosité, m’a fait remonter jusqu’au pot aux roses : l’invraisemblable contresens sur les Lumières, leur « humanisme », etc. Étrange parcours. J’en ai narré les singulières péripéties dans mon Retour sur un Itinéraire (DMM, 2010).

Pierre Chaunu, dans La Peste blanche, a écrit que la France était « un vieux pays usé jusqu’à la corde par un long siècle de malthusianisme diffus, depuis le premier reflux de la vie […] entre 1797 et 1802 » (p. 236) : partagez-vous cette analyse, et Napoléon en est-il responsable, notamment par la saignée de ses guerres et le droit successoral de son Code civil menant à l’enfant unique ?
N’ayant pas étudié par moi-même la thématique de Pierre Chaunu, j’incline à lui donner crédit, sans avoir rien à ajouter. Tout au plus risquerai-je quelques mots sur le double grief qui vise Napoléon. Le reproche ordinaire d’ordre successoral me laisse un peu sceptique. D’une part, le champ correspondant, durant la monarchie, est tellement bariolé, qu’il est, au fond, peu pertinent de frontalement lui opposer les solutions du Code civil. D’autre part, entre eux deux, il s’est passé des choses ! C’est le droit révolutionnaire qui désagrège les patrimoines, et par idéal égalitaire, et plus encore pour désarmer les pères en leur ôtant toute latitude testamentaire. Bonaparte au contraire, pour irriguer d’autorité le corps social, leur restitue une faculté d’avantager, qui est réelle. Si elle demeure contenue, c’est à destination du tout-venant social, pour donner haut relief par contraste à l’aînesse rétablie par ses soins dans certaines grandes maisons, dont il scelle ainsi la docilité ! Il avoue même, en aparté : « C’est ce qui m’a fait prêcher un Code civil et m’a porté à l’établir. »
Quant aux guerres de « l’Ogre »… Elles aussi font partie, géopolitiquement, de la continuité. Et la mue des jeunes classes en chair à canon, si précieuse au stratège de génie (« J’ai ma rente », disait-il), il la tient tout autant de la Révolution. Lui est plus propre la froideur quant au mépris des sacrifiés. Encore est-elle à référer à la vue réductrice des Lumières sur l’humain. À l’issue d’une victoire onéreuse, retournant un cadavre du pied, il se console d’un : « C’est de la petite espèce. » Son commentaire, un autre jour, d’un champ de bataille jonché de morts et de blessés ? « Ce serait un beau tableau à faire. » Il y a aussi le mot officiel, retour de Russie : « L’empereur ne s’est jamais si bien porté. » On sait trop peu que quant aux guerres, Diderot « ne regrette pas » les pertes humaines, au motif que « les hommes se refont ». Selon Voltaire, « l’espèce femelle » est là pour ça.

Le Concordat de 1801, en rétablissant culte et hiérarchie, ramène la paix religieuse, tout en interdisant le retour des réguliers : comment l’analysez-vous ?
Le Concordat (et ses « articles organiques », non négociés) ? D’une pierre, deux coups. Au premier degré, Bonaparte apaise les mauvaises fièvres religieuses dont la persécution vient d’accabler la France, et on lui en sait gré. Au second degré, le calculateur guigne les dividendes sociopolitiques du catholicisme. En cela, strictement, il est voltairien : nécessité d’une religion pour contrôler la populace. Quant à la haine des moines, c’est aussi un poncif hérité des Lumières, qui n’épargnait pas la haute administration monarchique, et qu’au reste, en Autriche, illustra vertement Joseph II, le frère de Marie-Antoinette. C’est sous tous rapports (esclavage inclus, à divers égards) que Napoléon est un condensé d’esprit des Lumières.

Propos recueillis par Christophe Geffroy et Michel Toda

© LA NEF n°336 Mai 2021