Gustave Thibon (1903-2001) nous a quittés il y a déjà vingt ans. Cet anniversaire est l’occasion de revenir sur cet immense philosophe, écrivain, poète, dont l’œuvre est plus actuelle que jamais.
C’est l’une des grandes figures du monde catholique français du XXe siècle, si grande que parfois ça l’en rend intimidant, mystérieux ou même presque incompréhensible : qui fut Gustave Thibon ? Bien malin qui saurait le résumer entièrement, certes comme aucun être n’est résumable dans aucune littérature, mais aussi que chez Thibon cette énigme ontologique se double de sa volonté d’irréductibilité à quelque statut que ce soit, et se triple même de ce que l’on ne dispose aujourd’hui d’aucune biographie complète et fouillée du philosophe-poète-penseur-paysan ardéchois, même si Raphaël Debailiac lui a consacré, il y a quelques années, un court, dense et bel essai (1).
Traversant presque entièrement le siècle de fer et de sang (1903-2001), le natif de Saint-Marcel d’Ardèche, quand bien même c’est d’un village perdu, ne vient pas entièrement de nulle part : sa famille y possédait de nombreuses terres et son père était un érudit. Aussi, si Thibon fut un autodidacte, c’est dans le sens où il ne suivit pas de cursus universitaire : mais son éducation familiale le mit très tôt, et pour jamais, au contact d’auteurs classiques, qu’ils fussent grecs, latins ou européens en général. Parti explorer le monde quelques années autour de la vingtaine, le jeune Thibon revint cependant rapidement sur la terre de ses pères, pour y vivre tel Ulysse n’ayant pas forcément conquis la toison le reste de son âge.
Lui dont on dit que sa mémoire lui permettait de se réciter quotidiennement des centaines de vers, devient tertiaire du Carmel et voue une particulière dévotion aux deux grands fondateurs, Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. À partir des années 1930, il publie dans de nombreuses revues : Les Études carmélitaines en particulier, mais aussi Orientations, La Vie spirituelle, Civilisation. Maritain lui ouvre à son tour les colonnes de ses revues, puis c’est Gabriel Marcel qui édite son premier ouvrage, Diagnostics, en 1940.
La rencontre avec Simone Weil
D’emblée donc, Thibon se plaçait sous le patronage des grands philosophes catholiques, néo-thomistes ou existentialistes, mais sans choisir un camp théologique ou politique. Disciple de Platon et des stoïciens, il lie à une soif d’absolu idéel et surnaturel un scepticisme qu’on pourrait dire pascalien sur le cœur de l’homme. Scepticisme qui n’est jamais pessimisme ou résignation. Ainsi il aime à citer cette phrase de la grande rencontre de sa vie, Simone Weil, dans La Pesanteur et la Grâce : « Tu ne pourrais pas désirer être né à une meilleure époque que celle-ci, où tout est perdu. » La juive Simone Weil qu’il accueillit, d’abord non sans réticence, chez lui pendant une partie de la guerre, pour la préserver des rafles, dont il disait qu’elle était « le seul être chez lequel je n’ai vu aucun décalage réel entre l’idéal qu’elle affirmait et la vie qu’elle menait ». Pour lui, qui ne fut pas entièrement indifférent à la geste maréchaliste et à son idée de révolution nationale, quoiqu’il ait toujours refusé les honneurs du régime devenu fatalement collaborationniste, c’est surtout dans la presse qu’il s’emploie durant l’Occupation, une presse honorable, admirable même, celle de l’hebdomadaire Demain de Jean de Fabrègues où, devenu étoile montante du catholicisme conservateur français, il mit toute sa force et son intelligence à persuader ses compatriotes que le relèvement était possible. Étonnamment, c’est dans ces années 40 qu’il est le plus fertile pour son public, publiant une douzaine d’ouvrages, parmi lesquels les notables Retour au réel, L’Échelle de Jacob et son Nietzsche ou le déclin de l’esprit. Dans ces années-là, qui signent son seul engagement politique, il fut étroitement associé au Père Lebret dans l’entreprise d’Économie et Humanisme, où il s’agissait de repenser avec des concepts nouveaux, l’avenir du développement économique et social, en dehors des paramètres de l’individualisme libéral et du collectivisme.
« Maurrassien du reflux », comme il se caractérisait, il dut peu au maître de Martigues, dont il admirait surtout la poésie et avec qui il avait en partage la langue provençale. Cependant, après guerre, il publie dans La Nation française, par amitié pour Pierre Boutang. Mais s’éloignant peu à peu de la politique, Thibon reste proche des milieux catholiques dits « traditionalistes », publiant dans Itinéraires de Madiran, et intervenant dans les congrès de la Cité catholique, sous la houlette de Jean Ousset.
Retiré sur ses terres, il consacrera le reste de sa vie à des travaux plus spirituels et plus régionalistes, devenant l’un des maîtres de l’écologiste Pierre Rabhi notamment. Marié jusqu’à son veuvage en 1972 et père de trois enfants, il consacrera au mariage et à l’amour humain l’un de ses plus beaux ouvrages, Ce que Dieu a uni : « Il est amer d’être seul. Mais il est plus amer encore quand on est deux, de ne pas faire qu’un seul », y écrit-il.
Un penseur de la lutte intérieure
Thibon est fondamentalement un penseur de la lutte intérieure, ardente, amère, ténébreuse souvent, mais jamais abandonnée, comme en témoigne son étonnant rapport avec Nietzsche : le journaliste Gérard Leclerc raconte quelque part dans France catholique que Boutang lui reprochait avec véhémence cette inclination pour Nietzsche, un ennemi qui serait devenu comme un jumeau. Ainsi, si Thibon peut être considéré comme une sorte de « penseur de l’unité », unité de l’homme, de son âme et de la foi en Dieu, c’est toujours en dehors de catégories ou purement rationnelles ou purement dogmatiques : une théologie négative, pascalienne, pleine de doute et de sempiternel renouveau, qui lui fait penser que « les dogmes formulés sont des flèches indicatrices : ils ne contiennent pas ce qu’ils indiquent. Trop de dogmatisme conduit à l’oubli du mystère ». C’est dans ce sens qu’il peut écrire : « Je ne suis pas inconstant, mais divisé. Je reste fidèle aux choses les plus opposées. » Il l’expliquait ainsi dans Famille chrétienne en 1993 : « Je suis réaliste parce que je défends les “milieux de soutien” : je sais qu’un Dieu sans Église est le début d’une Église sans Dieu. Mais je suis extrémiste par mon attrait pour la théologie négative, la mystique de la nuit, le “Dieu sans fond ni appui” qui était celui de saint Jean de la Croix et qui est le mien aujourd’hui. »
La guerre est en effet intérieure : « En somme, l’harmonie est dans le monde corporel et le chaos dans le monde des âmes. »
Dans cette vie moderne qui est « discontinuité pure », poursuit-il avec l’accent de Bernanos, où « l’homme ne sait pas ce qu’il veut, mais il sait très bien qu’il ne veut pas ce qu’il a » (L’Ignorance étoilée), il faut comprendre que Dieu n’est jamais à l’image de notre rêve de puissance. Ses pensées ne sont pas nos pensées et ses voies ne sont pas nos voies : « Il faudrait montrer aux hommes le vrai Dieu – Celui qui, par pudeur et par respect, s’est dépouillé de sa puissance ; qui, étant tout amour, s’est fait toute faiblesse, le Dieu qui nous attend en silence et dont nous sommes responsables sur la terre. »
Encore dans son unique pièce de théâtre, Vous serez comme des dieux, il met en scène ce renversement où la toute faiblesse de Dieu parle plus aux hommes que jadis sa toute-puissance. Dans ce sens, il rejoint l’éloge de la faiblesse de son amie Simone Weil, mais aussi le chemin des humbles de Péguy, le chemin vers ce Dieu qui renverse les puissants de leur trône. Ainsi, sa philosophie-théologie n’est jamais systématique à l’image de celle des grands Docteurs, ce qui souvent désarçonne son lecteur. On n’y trouvera pas une construction parfaite ni une route large, mais le chemin droit d’une morale complexe. Nous avançons dans la pénombre et « c’est le silence de Dieu qui divinise le cri de l’homme » (L’Ignorance étoilée).
Dans ce sens, Thibon restera toute sa vie, à l’image de la grande génération des années 30, un non-conformiste, non pas guide mais inspirateur, grand frère dans l’ordre de la nuit. Celui qui écoute « La voix solitaire qui sait réveiller dans l’homme le Dieu endormi » , comme il l’écrit dans Notre regard qui manque à la lumière, poursuivant : « En réalité, tout le monde cherche Dieu puisque tout le monde demande à la terre ce que la terre ne peut pas donner, tout le monde cherche Dieu puisque tout le monde cherche l’impossible. »
Chercheur perpétuel de ce « Dieu insortable [qui] se devait d’avoir pour épouse cette mère de sagesse, de prudence, de légalité, de conformisme qu’est la Sainte Église », le dernier mot du géant d’Ardèche, en apparence chêne noueux sous le vent du doute, en réalité roseau pensant qui jamais ne rompt, peut être celui-ci : « La foi consiste à ne jamais renier dans les ténèbres ce qu’on a entrevu dans la lumière. »
Jacques de Guillebon
(1) Gustave Thibon, la leçon du silence, DDB, 2014.
NB – La Nef avait consacré un grand dossier à Gustave Thibon (n°114 Mars 2001) : nous pouvons envoyer le PDF de ce numéro gratuitement, il suffit d’en faire la demande à : lanef@lanef.net
© LA NEF n°336 Mai 2021