Les fidèles adeptes de la forme extraordinaire du rite romain sont dans l’Église une petite minorité, mais jeunes et dynamiques, à l’origine d’un nombre de vocations non négligeable. Comment se pose la question « tradi » dans l’Église et quelle réponse peut-on lui donner ?
En avril 2020, la Congrégation pour la Doctrine de la foi a lancé une enquête auprès des évêques du monde entier sur l’application du motu proprio Summorum Pontificum (2007) dans leur diocèse. Chaque évêque a répondu à un questionnaire détaillé. La Conférence des évêques de France (CEF) a réalisé une « synthèse des résultats » qui donnait du monde « traditionaliste » une image peu valorisante, synthèse, au demeurant, qui ne pouvait que gommer les particularités de chaque diocèse et les différences des situations. Ce n’est toutefois pas cette synthèse qui a été envoyée à Rome, mais bien les réponses individuelles de chaque évêque.
Reprenons néanmoins rapidement les principaux éléments de cette synthèse de la CEF, car elle est significative d’une certaine incompréhension de ce qu’est la mouvance traditionaliste. Les chiffres sont d’abord minorés et ne correspondent pas à l’enquête précise que nous avons réalisée. La synthèse parle de moins de 100 personnes en moyenne (« entre 20 et 70 majoritairement ») par lieu de culte affecté à la forme extraordinaire du rite romain (FERR). Selon notre enquête, le « nombre élargi » de fidèles est de 41 465 pour 192 lieux de culte recensés, soit une moyenne de 216 pratiquants à la messe dominicale.
La synthèse note toutefois que « dans la plupart des diocèses, la situation semble apaisée ». Bien que la FERR « relève d’un véritable besoin pastoral » dans « près des deux tiers des diocèses », la synthèse conclut que « l’évêque agit par délicatesse pastorale ». Quand on arrive aux « aspects positifs et négatifs » de l’usage de la FERR, le déséquilibre devient patent : si cet usage contribue à l’« apaisement » et « permet de contenter des fidèles », il « blesse l’unité de l’Église » et la « contestation du concile Vatican II » engendre « deux Églises », « deux mondes qui ont du mal à se comprendre », les tradis forment un « groupe en milieu fermé » avec un « repli sur soi », ayant une « faible dimension missionnaire », « les prêtres de la FSSP » refusent « la concélébration », etc. En conclusion : « La publication du motu proprio manifeste une intention louable mais qui ne porte pas les fruits attendus. Si elle honore un principe de réalité, un inlassable travail d’unité apparaît toujours nécessaire. Les promesses d’un enrichissement mutuel des deux formes de l’unique rite romain demeurent largement inchoatives. Des méfiances réciproques stérilisantes demeurent. Le souci de l’unité de l’Église n’est pas pleinement honoré par la mise en œuvre du motu proprio. L’application de cette lettre pose ultimement des questions ecclésiologiques plus que liturgiques. »
Une question non résolue
Certes, nombre de défauts du monde tradi pointés par la synthèse de la CEF sont bien réels, mais ce qui est navrant est qu’il n’émane de ce texte aucune empathie ni bienveillance, aucune recherche de compréhension à l’égard de ceux qui n’apparaissent guère comme des frères dans la foi : on lit un compte rendu bureaucratique froid, largement à charge à l’égard de fidèles dont l’existence semble tolérée à contrecœur. Le rédacteur aurait-il fait de même pour tout autre composante de l’Église ?
La difficulté de la situation est qu’il existe une question « tradi » depuis cinquante ans et qu’elle n’a jamais été résolue au fond pour de multiples raisons dont les responsabilités sont largement partagées, malgré la bonne volonté des papes Jean-Paul II et Benoît XVI. Il est vrai que cette question est sensible en ce sens qu’elle peut mettre en cause, en effet, le concile Vatican II et la réforme liturgique de Paul VI. Néanmoins, depuis la rupture de Mgr Lefebvre avec Rome en 1988, les choses se sont nettement clarifiées. Mgr Lefebvre menait un combat frontal contre le concile et la « nouvelle messe », y voyant une hérésie moderniste pour le premier et une liturgie déficiente pour la seconde – la « messe de Luther » –, positions dont on conçoit qu’elles fussent inacceptables pour Rome ; les traditionalistes objets de cette synthèse, demeurés en pleine communion ecclésiale, dans leur majorité, ont délaissé ces excès et ne bataillent plus contre Vatican II et le nouvel Ordo Missae – et plus encore les jeunes de cette mouvance, indifférents à ces questions et passant sans problème du pèlerinage de Chartres à une session de l’Emmanuel à Paray-le-Monial, tandis que certains de leurs aînés, il est vrai, iront plus facilement à une messe traditionnelle de la FSSPX, voire à aucune messe, plutôt qu’à une messe de Paul VI toute proche. Il reste également des théologiens comme l’abbé Claude Barthe qui n’ont toujours pas digéré le concile et qui exercent une influence non négligeable, jusque dans certains instituts où ils interviennent, mais leurs attaques sont moins violentes que celles de la FSSPX, même si elles se rejoignent dans le fond. Inversement, certains tradis, par le sérieux de leurs travaux théologiques, ont contribué à éclaircir des points doctrinaux controversés de Vatican II, tout particulièrement sur la liberté religieuse avec les Pères de Blignières et de Saint Laumer, de la Fraternité Saint-Vincent-Ferrier, et le Père Basile Valuet, moine du Barroux, auteur d’une monumentale thèse de doctorat qui a fait date sur le sujet.
Pourquoi, alors, tant d’incompréhensions et de « méfiances réciproques » entre la hiérarchie d’une part, et le monde tradi de l’autre, en limitant désormais cette expression à la mouvance se situant sans ambages dans l’obéissance et la légalité canonique ?
Du côté de Rome et des évêques
Commençons par la hiérarchie. Il me semble qu’à l’origine il y a une méconnaissance des traditionalistes qui, ajoutée à la réputation vraie ou fausse qu’ils colportent (les amalgames politiques avec « l’extrême droite », le poids persistant de la figure charismatique de Mgr Lefebvre…), génère cette méfiance, voire une certaine peur. Peur de ce qu’ils sont et plus encore de l’image qu’on en a : des chrétiens différents des autres vus comme nostalgiques du passé à tous les niveaux (chrétienté, liturgie, catéchèse, scoutisme, écoles…). Et peur surtout qu’ils se développent et prennent trop d’importance dans les diocèses. Bref, certains les accueillent par pure charité, c’est une « “parenthèse miséricordieuse” pour des personnes qui doivent s’approprier progressivement l’Ordo Missae de Paul VI », comme l’avait cyniquement résumé Mgr Raffin, alors évêque de Metz (1).
Pourquoi ne pas changer de regard et voir les tradis comme une richesse et non un problème ou une menace ? À l’origine, au demeurant, leur résistance face aux bouleversements liturgiques était parfaitement légitime et l’histoire dira un jour le service qu’ils ont rendu à l’Église en maintenant un antique et précieux trésor liturgique que l’on était prêt à balayer sans états d’âme. Il faut relire ce que Jean-Paul II et Benoît XVI ont écrit sur la volonté de rupture qui a touché la liturgie à l’occasion de la réforme et de son application : s’opposer à une telle impiété était juste. Les méthodes utilisées l’étaient parfois moins ; surtout par Mgr Lefebvre et les responsables de sa Fraternité, s’émancipant de toute obéissance et n’en faisant qu’à leur tête, polémiquant de façon violente contre le pape, le concile et la messe, usant de chantages (aux sacres) lors des négociations de 1987-1988, etc.
Certes, les tradis sont différents, mais c’est en cela précisément qu’ils sont une richesse. Toute différence ne nuit pas à l’unité qui n’est pas synonyme d’uniformité : dans l’Église, l’unité est celle de la foi, dont on voit mal qu’ils en seraient des adversaires. Dans un monde sans Dieu et horriblement horizontal, des groupes défendant une vision sacrée et verticale, n’auraient-ils donc pas de place dans l’Église, ne répondraient-ils pas à un besoin réel de nombre d’âmes ? Ajoutons que le noyau des tradis est formé de familles nombreuses et jeunes qui ont une culture religieuse au-dessus de la moyenne, un sens de l’Eucharistie et de sa primauté, ainsi qu’une belle générosité dans l’accueil de la vie. Elles offrent à l’Église un nombre de vocations bien plus élevé, en proportion, que partout ailleurs : quelque 4 % des pratiquants fournissent plus de 15 % des vocations. N’y a-t-il pas là de quoi s’interroger, essayer de comprendre la raison d’un tel dynamisme ? La transmission de la foi fonctionne chez eux mieux qu’ailleurs, leur catéchèse est recherchée bien au-delà du cercle de leurs chapelles : cela ne devrait-il pas interpeller nos autorités, susciter un regard moins condescendant envers ce monde-là ?
Du côté des tradis
Du côté des tradis, l’analyse n’est pas aisée, car si l’on a affaire à un groupe apparemment cohérent de par son attachement à la FERR et à ce qui tourne autour (sacrements, catéchisme), il est en réalité très diversifié si l’on prend en considération les positions théologiques parfois éloignées, notamment sur la question de la célébration de la forme ordinaire ou sur certains aspects controversés de Vatican II. Entre les tradis et le reste de l’Église, la synthèse de la CEF évoque « deux mondes qui ont du mal à se comprendre », « deux mondes qui ne se rencontrent pas » ; mais ici, à La Nef, nous pouvons témoigner du contraire : nous avons toujours soutenu « l’herméneutique de la réforme dans la continuité » chère à Benoît XVI, défendant ainsi et le concile Vatican II et la réforme liturgique tout en étant partisans du maintien de la forme extraordinaire ; ainsi, dès l’origine, notre revue a voulu être un pont entre les tradis et l’Église et, riche d’une expérience de plus de trente ans, nous affirmons que les rencontres sont possibles et se passent bien.
Certes, il existe des tradis très heureux de cultiver l’entre-soi avec une mentalité d’assiégés et de « purs », les familles se retrouvant dans un cercle restreint (la messe, le catéchisme, le scoutisme, l’école hors contrat, le groupe Domus Christiani…), bref, faisant leurs affaires tranquillement entre eux sans être trop dérangés. Ce travers est à corriger, mais n’est-ce pas un penchant de toute communauté regroupée autour d’un charisme spécifique d’agir de la sorte ? Et, en face, des évêques sont parfois très heureux de voir ces fidèles rester entre eux et avoir ainsi la paix en entendant le moins possible parler d’eux.
Mais, là encore, il est impossible de généraliser. « Faible dimension missionnaire », affirme la synthèse de la CEF : mais de qui parle-t-on ? Des Missionnaires de la Miséricorde divine qui ont pour vocation l’évangélisation des musulmans et pratiquent également l’évangélisation des jeunes dans les rues et sur les plages ? Des chanoines de l’abbaye de Lagrasse qui ont développé une admirable pastorale du tourisme attirant à Dieu de simples visiteurs ?
Finalement, la principale difficulté tient au refus, pour certains, de célébrer la messe dans la forme ordinaire, y compris lors de la messe chrismale autour de l’évêque. Plus que le refus lui-même, le problème réside dans ce qu’il signifie, à savoir la suspicion qu’il jette sur la légitimité du nouveau missel. Car de deux choses l’une : ou ce missel a des « déficiences » et il est logique de préférer ne pas l’utiliser ; ou il n’en a pas et on comprend mal la raison d’un tel refus, l’argument des constitutions étant sans consistance, puisque Rome a tranché en 1999 – un supérieur ne peut interdire à un de ses prêtres de bénéficier du droit commun, en l’occurrence la forme ordinaire.
Il n’y a rien de scandaleux à juger que le missel de Paul VI mériterait des corrections et argumenter respectueusement en ce sens (le cardinal Ratzinger a déjà évoqué une « réforme de la réforme »). C’est en revanche un motif de scandale, pour un prêtre du rite romain, de toujours refuser de le célébrer, comme serait scandaleuse la position inverse. C’est d’autant plus absurde qu’il n’existe pas de missel « parfait », la liturgie nous est donnée par l’Église et l’on ne peut imaginer qu’elle donne à ses fidèles un fruit empoisonné. Nous sommes d’ailleurs dans la situation paradoxale où la plupart des tradis célèbrent selon le missel dit de Jean XXIII (1962) qui est celui-là même dont tous les Pères conciliaires jugeaient la réforme nécessaire (2).
Quelles solutions ?
Comment résoudre ce problème ? Il ne me semble pas que la méthode forte soit la bonne solution (obliger à la concélébration pour accueillir un prêtre tradi dans un diocèse), car on repart dans un bras de fer destructeur de la confiance. Si celle-ci était établie et réciproque, je pense que cette question se réglerait progressivement d’elle-même, le premier moteur du rejet du nouvel Ordo étant la peur, peur notamment de perdre le charisme de la forme extraordinaire et d’être « normalisé ».
On hérite aujourd’hui de plus de trente ans d’absence de politique claire et ferme de Rome (faiblesse et incohérence de la Commission Ecclesia Dei avant sa suppression notamment) et des évêques à l’égard du monde tradi, malgré les louables efforts de Benoît XVI peu suivis d’effets. Cette politique pourrait être la suivante : un accueil large, généreux et bienveillant des tradis dans les diocèses en y voyant une richesse pour l’Église, en leur confiant des responsabilités dans les domaines où l’aspect liturgique n’intervient pas ou peu, donc a priori sans trop de complications (catéchèse, apostolat dans les hôpitaux, les prisons, les écoles, évangélisation sur le terrain, enterrements sans messe, ainsi que le propose l’abbé Paul-Joseph dans l’entretien qu’il nous a accordé dans ce dossier…). La confiance étant ainsi instaurée, Rome et les évêques pourraient accompagner le mouvement tradi, comme ils l’ont bien fait avec les charismatiques, pour aider ceux qui bloquent sur certains points (célébration du nouvel Ordo, Vatican II) à évoluer progressivement. Bien sûr, cela suppose que les tradis acceptent de jouer ce jeu et soient conscients de leur situation privilégiée : ils desservent des églises et des chapelles avec des fidèles militants pour leur cause qui leur sont tout acquis ; ils n’ont pas affaire au « tout-venant » d’un curé de paroisse ordinaire, confronté à un peuple totalement déchristianisé. De plus, du fait qu’ils ne desservent que des lieux où se célèbre la FERR, ils ont un quota de prêtres par fidèles très supérieur à celui de la moyenne nationale : 1 prêtre pour 180 fidèles environ (selon notre enquête), alors que ce rapport est bien plus élevé dans les paroisses, autour de 1 prêtre pour 500 fidèles (mais cela varie énormément selon les lieux).
Dans ce contexte de raréfaction des prêtres, on voit mal comment les évêques pourraient continuer à ignorer ou marginaliser les tradis (comme toutes les autres communautés dynamiques dans l’Église), et comment ces derniers pourraient se satisfaire de gérer tranquillement leur petit troupeau au milieu d’un désert spirituel ! Les circonstances ne vont-elles pas obliger les évêques à faire appel aux tradis et à leur laisser une grande liberté d’action (y compris de l’apostolat et de la mission avec la FERR) ? Mais alors ces derniers ne pourront pas éternellement refuser de célébrer la forme ordinaire, s’ils se retrouvent face à une assemblée de ce rite, ne serait-ce que pour remplacer un confrère voisin absent le temps d’un dimanche, lequel confrère pourrait leur rendre la pareille. Cela suppose de lever pas mal de blocages et cela ne se fera pas du jour au lendemain, et certainement pas par la force : patience, charité mais aussi fermeté de principe sont ici nécessaires pour faire bouger les lignes.
À l’avenir, à défaut d’une unification du rite romain qui serait en théorie souhaitable mais que l’on voit mal se réaliser à court ou moyen terme, un « enrichissement mutuel » des deux formes du même rite romain serait désirable, comme Benoît XVI nous y invitait – et cela concerne les deux formes. La synthèse de la CEF se plaint que cette question n’ait guère avancé, mais rien de significatif n’a été fait en ce sens et l’initiative en revient aux autorités compétentes. On attend donc des propositions, Benoît XVI en avait fait plusieurs en 2007…
La conclusion de la synthèse de la CEF est contestable lorsqu’elle estime que le motu proprio Summorum Pontificum « ne porte pas les fruits attendus » : cette conclusion est d’autant plus surprenante que ce texte reconnaît qu’il a conduit à une « situation apaisée ». Sans doute est-ce insuffisant et beaucoup de progrès sont encore à faire, mais n’est-ce pas un fruit déjà très appréciable ? D’autant plus que nous espérons avoir montré ici que plusieurs autres conclusions négatives de cette synthèse étaient à relativiser. La seule voie constructive nous semble donc de continuer sur le chemin tracé par Benoît XVI dans Summorum Pontificum et dans l’esprit de la lettre aux évêques qui l’accompagnait. C’est pourquoi la réforme annoncée de ce motu proprio pour en restreindre la portée apparaît incompréhensible. Attendons de voir ce qu’il en sera…
Christophe Geffroy
(1) Entretien dans La Nef n°21 d’octobre 1992, p. 15.
(2) Cf. les doublons entre le célébrant et l’assemblée, unité d’action liturgique, tenir compte des fondamentaux de Sarosanctum Concilium… Voir abbé Christian Gouyaud, « Quels enrichissements ? », La Nef n°294 de juillet-août 2017, dossier pour les dix ans de Summorum Pontificum (le PDF de ce numéro est disponible gratuitement sur simple demande, ainsi que le n°185 de septembre 2007 qui contient un dossier spécial sur Summorum Pontificum).
© LA NEF n°338 Juillet-Août 2021