Pierre Manent est assurément l’un des meilleurs connaisseurs de Tocqueville auquel il a consacré plusieurs ouvrages. Tocqueville, au XIXe siècle, est celui qui a le mieux perçu le phénomène nouveau qu’était la démocratie avec son corollaire : l’égalité. Entretien.
La Nef – Comment synthétiser l’analyse politique de Tocqueville sur la démocratie, quelle définition en donne-t-il, quel est son apport, son originalité ?
Pierre Manent – La pensée politique française dans la première moitié du XIXe siècle est d’une richesse exceptionnelle. La Révolution avait signifié une rupture inouïe dans l’histoire de l’Europe. Le bouleversement subi, la tâche immense de reconstruction à accomplir, tout cela remua les cœurs et aiguisa les intelligences dans tous les partis. C’est cependant dans l’école libérale prise au sens large que la réflexion politique fut la plus aiguë et pertinente : ses membres acceptaient la société nouvelle comme un fait – un fait à comprendre et organiser politiquement en fondant un régime représentatif.
Trois figures dominent successivement le champ de la réflexion politique : Benjamin Constant, François Guizot, Alexis de Tocqueville. Le premier est le plus explicitement et – dirai-je – le plus naïvement libéral, il veut par-dessus tout défendre, comme il le dit, cette « partie de l’existence humaine qui, de nécessité, reste individuelle et indépendante, et qui est de droit hors de toute compétence sociale ». Son libéralisme est d’opposition. Guizot est en somme à l’opposé : il regarde les choses du point de vue de celui qui gouverne ; il se soucie d’abord des « moyens de gouvernement » que le pouvoir nouveau, explique-t-il, doit savoir discerner et puiser dans la société nouvelle.
Et Tocqueville ? Il perçoit avec une acuité qui n’appartient qu’à lui un phénomène nouveau qui n’avait pas échappé à ses prédécesseurs mais dont il est le premier à percevoir à quel point il modifie les conditions de la vie humaine dans toutes ses dimensions. Ce phénomène, c’est la démocratie. Vieux mot, vieille notion, réalité ancienne, mais désormais une réalité toute nouvelle : l’égalité, comme idée et comme sentiment, et même comme passion, a acquis un pouvoir inédit sur les esprits et les cœurs. Une fois que l’on a compris que ce fait est irréversible, il s’agit d’apprendre à organiser la vie sociale et politique de manière à réaliser la vocation humaine dans ce nouvel élément social et moral.
En quoi Tocqueville est-il un auteur libéral, qui s’inscrit dans cette tradition philosophique précise ?
Tocqueville est libéral mais, dans son cas, le qualificatif est peu éclairant. Assurément il valorise la liberté, il la célèbre même en termes grandioses ; assurément il accepte les principaux éléments doctrinaux du libéralisme moderne, et d’abord ce qu’il appelle « la notion juste de la liberté » selon laquelle chaque homme « apporte en naissant un droit égal et imprescriptible à vivre indépendant de ses semblables en tout ce qui n’a rapport qu’à lui-même », mais en même temps il dénonce vigoureusement l’« individualisme » qui « ramène [chacun] sans cesse vers lui seul et menace de le renfermer enfin tout entier dans la solitude de son propre cœur ». On pourrait formuler ainsi la tension qui traverse sa pensée et son âme : d’une part, le libéralisme est juste parce qu’il place un principe de justice à la base de la société nouvelle alors que tous les ordres humains antérieurs reposaient nécessairement, d’une façon ou d’une autre, sur la force, mais d’autre part il est pour lui impératif de combattre la tendance la plus lourde de la société fondée sur ces principes, qui est de détourner les sociétaires du souci du bien commun et de laisser ainsi en jachère les plus hautes facultés de l’homme. Dans les termes du débat français contemporain, on dira que Tocqueville est franchement libéral, mais aussi plus républicain que libéral !
Aujourd’hui, on évoque Tocqueville surtout pour son livre De la démocratie en Amérique et moins pour L’Ancien Régime et la Révolution : quel est l’apport de ce dernier et comment le situer par rapport au premier cité ?
C’est un livre sur l’histoire politique de la France, très travaillé, soigneusement et admirablement écrit. Il le prépare et le rédige dans les premières années du Second Empire, qui n’a encore rien de « libéral ». L’humeur de Tocqueville est très sombre. Le coup d’État de Louis-Napoléon, et le régime que celui-ci installe, humilient Tocqueville et le découragent : la France est-elle condamnée à échouer sans cesse aux portes de la liberté politique ? Comment se fait-il qu’après une Révolution qui a abattu l’État monarchique, qui a même fait table rase de la société des ordres, eh bien, la nouvelle société se trouve comme l’ancienne et plus qu’elle sous la main d’un État toujours aussi « vertical », comme nous dirions aujourd’hui ?
Tocqueville est très sévère pour notre Ancien Régime, mais son acte d’accusation a peu à voir avec les diatribes révolutionnaires. À certains égards même son livre est un « tombeau », au sens poétique du terme, de l’Ancien Régime et de ses « grandeurs ». On peut y lire par exemple : « Il faudra regretter toujours qu’au lieu de plier cette noblesse sous l’empire des lois, [la Révolution] l’ait abattue et déracinée. En agissant ainsi, on a ôté à la nation une portion nécessaire de sa substance et fait à la liberté une blessure qui ne se guérira jamais. » Mais voici l’acte d’accusation : « La division des classes fut le crime de l’ancienne royauté, et devint plus tard son excuse. » En dévitalisant les anciennes institutions qui assuraient la collaboration des classes sans les remplacer par les institutions de la liberté politique, la monarchie enferma chacun dans sa condition, nourrissant ainsi l’individualisme qui fut la condition de la Révolution et se retrouva, plus virulent encore, parmi ses conséquences majeures.
Pour Tocqueville, la Révolution française s’inscrit-elle dans un mouvement vers la démocratie ? Et quels liens y a-t-il entre l’esprit révolutionnaire et l’esprit démocratique ?
Vous touchez là un point essentiel. Tocqueville est spécialement soucieux de distinguer les deux, que les Français sont portés à confondre en raison de leur expérience historique : la démocratie est venue pour eux avec la Révolution. Cette confusion est particulièrement dommageable en France parce que les démocrates s’y croient obligés d’être révolutionnaires et les antirévolutionnaires d’être contre la démocratie. Ainsi deviennent adversaires politiques irréconciliables de bons citoyens qui devraient partager la même affection pour un régime sachant combiner égalité et liberté. Montrer que l’esprit démocratique est essentiellement distinct de l’esprit révolutionnaire, tel est un des principaux objets de Tocqueville. La démocratie américaine lui fournit l’expérience cruciale qui prouve la thèse : les Américains vivent sous un régime entièrement démocratique – si l’on excepte bien sûr l’institution de l’esclavage dans certains États du sud –, et ils connaissent une vie sociale et politique nettement mieux réglée que les Français. C’est qu’ils sont « nés égaux au lieu de le devenir ». Par une cruelle ironie qui n’aurait pas, je crois, trop étonné Tocqueville, les démocrates américains d’aujourd’hui sont portés à renverser sa thèse, et à voir dans l’esclavage non pas l’anomalie, mais la racine indéracinable du régime américain.
Pourquoi Tocqueville a-t-il longtemps été oublié en France, ce qui n’a pas été le cas aux États-Unis, pour être redécouvert assez récemment et être devenu depuis un penseur « incontournable » de toute analyse de la démocratie ?
C’est sans doute parce que le mouvement social et politique a entraîné les Français dans la direction dont Tocqueville souhaitait les détourner. D’un côté, l’esprit révolutionnaire trouva des motifs nouveaux dans l’extension de l’industrie qui, aux yeux des socialistes, particulièrement des marxistes, rendait inévitable une nouvelle et plus radicale révolution ; de l’autre, l’opposition à la démocratie se rendit indépendante de la nostalgie de l’Ancien Régime, et trouva dans la France nouvelle une ressource puissante sous la forme du nationalisme. Un fait me frappe : après 1848, et de plus en plus alors qu’on se rapproche du nouveau siècle, l’intelligence à la fois généreuse et finement discriminante qui caractérise la pensée politique du premier XIXe siècle cède de plus en plus la place à la polémique féroce qui n’accorde rien à l’adversaire. Socialistes et nationalistes rivalisent, si j’ose dire, de certitude et d’implacabilité. Il y a toujours de grands esprits, en tout cas de grands talents, mais les imaginations sont rétrécies et les cœurs souvent desséchés.
Tocqueville est revenu dans le débat public en France, d’abord grâce à Raymond Aron qui l’a replacé dans l’histoire des sciences sociales, comme un des grands interprètes de la société moderne à côté de Marx, Comte ou Weber. Puis son étoile a brillé en même temps que celle de Marx déclinait : l’expérience du totalitarisme communiste rendait une pertinence frappante à l’idée des potentialités despotiques de l’égalité.
Nos démocraties sont en crise, comme l’abstention record des dernières élections le confirme : Tocqueville est-il une aide pour comprendre cette crise et en sortir ?
La crise actuelle porte à leur paroxysme les tendances décrites par Tocqueville. Je l’ai dit, la démocratie telle qu’il l’entend est moins un régime politique qu’un régime spirituel : elle repose sur un affect extraordinairement puissant et envahissant, à savoir la « passion de l’égalité » jointe au « sentiment du semblable ». On ne proclame pas seulement que tous les citoyens sont égaux devant la loi, ou qu’un juge ne fait pas acception de la classe, de la race ou de l’instruction des justiciables quand il juge. On veut supprimer toute marque d’inégalité ou simplement de différence dans le corps social. Le sentiment du semblable, la compassion pour « l’autre souffrant », ne sont plus seulement une partie constitutive des sentiments de l’homme social, ils forment l’atmosphère même de la vie collective, ils lui donnent le ton, ils sont commandés par l’autorité sociale et de plus en plus par la loi politique elle-même. Cette religion sociale a bientôt son orthodoxie et ses hérétiques : qui oserait contester que les hommes soient égaux et semblables sinon des esprits pervers ou des cœurs fermés à toute humanité ?
La conséquence de cet empire du semblable, c’est que toutes les différences, naturelles ou acquises, qui structurent la vie humaine – différences des sexes, des générations, des contenus de vie, des formes de vie, des vertus et des vices humains – toutes ces différences qui donnent à la vie humaine sa forme et son sens, son goût aussi, eh bien la religion sociale nous commande de refuser d’en tenir compte dans nos paroles ou nos actions, et d’abord nous interdit de seulement les voir. Bientôt la vie réelle, ordonnée par un mélange complexe d’égalité et d’inégalité, de ressemblance et de différence, est pour ainsi dire doublée par une vie irréelle mais obligatoire, où la loi commande d’ignorer la différence des sexes, efface la mention du père, et réforme continuellement la langue afin que celle-ci ne puisse désigner un autre sujet d’attribution que l’être humain en général. On veut même effacer la différence entre l’espèce humaine et les espèces animales. Ainsi la religion démocratique nous commande-t-elle de vivre dans une humanité sans rien d’humain qui lui soit propre, sans forme ni ordre, sans autre tâche que d’effacer toute trace de forme ou d’ordre, et finalement toute trace de sens.
La pandémie et les mesures souvent liberticides pour la contenir ont montré que nos concitoyens étaient plus attachés à leur bien-être qu’à leur liberté : est-ce dans la logique de l’analyse de Tocqueville touchant la nature de la démocratie ?
La compassion s’attache d’abord à la souffrance physique. C’est la « pitié » dont parle Rousseau, dans laquelle l’« animal spectateur » s’identifie à l’« animal souffrant ». En l’absence d’une éducation morale, nous nous bornons à « sentir avec » l’animal « sensible ». Joints au progrès de la médecine, le sentiment du semblable et la compassion ont encouragé la construction de ces extraordinaires « systèmes de santé » qui sont un des accomplissements les plus admirables de la civilisation moderne. Ne nous mentons pas : nous voulons tous être bien soignés ! Bien entendu, plus les ressources et l’attention collectives se fixent sur un domaine particulier, plus la vie commune risque d’être déséquilibrée. Si nous ne savons plus voir que les corps souffrants, et si le seul commandement qui garde sens pour nous, c’est de supprimer ou d’atténuer la souffrance physique, alors nous livrons non seulement nos corps mais nos âmes à la machinerie de prévention et de guérison. Si nos sociétés se sont à ce point organisées autour du souci de la santé, c’est d’abord bien sûr que ce souci est universellement partagé, mais c’est aussi que les autres préoccupations humaines se sont étiolées. Le désir de tout contrôler, naturel aux gouvernements, trouve une matière docile chez des sociétaires dont l’imagination et l’ambition sont de plus en plus rétrécies, et qui ne savent plus s’attacher à quelque chose de plus grand que leur « vie nue ».
Quel rôle Tocqueville fait-il jouer à la religion dans l’équilibre et la viabilité d’une société démocratique ? Le recul du christianisme en Occident menace-t-il la vitalité démocratique ?
Dans une humanité aspirée par le vertige de la ressemblance, la religion transcendante, et d’abord la religion chrétienne, introduit la différence par excellence. On peut penser qu’au départ, c’est le désir de ramener à nous la transcendance, de domestiquer le Très-Haut, qui nous a engagés dans le mouvement de démocratisation et d’homogénéisation qui parvient à son terme extrême aujourd’hui en Occident. Si c’est le cas, le pronostic vital de notre civilisation est engagé, car comment ranimer le souci de la transcendance alors que nous sommes pris dans un mouvement social et moral motivé par le refus de la transcendance ? De fait le christianisme lui-même est aujourd’hui profondément affecté, sinon transformé par ce rejet. La prédication chrétienne courante tend à se confondre avec la religion de la ressemblance humaine. On répugne à prendre sérieusement en considération l’objet de la foi. On confond délibérément le christianisme avec les « autres religions ».
Trouve-t-on chez Tocqueville un lien entre nation et démocratie ? Autrement dit, pour lui la démocratie peut-elle s’envisager n’importe où, à n’importe quelle échelle et indépendamment d’une histoire spécifique ancrée dans une culture et une religion ?
Les analyses de Tocqueville présupposent le cadre national ; il parle des « nations européennes » ou des « nations démocratiques », mais il ne thématise pas la question de la nation. Tocqueville élabora sa pensée avant que la question nationale ne vienne au centre de la vie européenne. Son approche générale peut cependant nous éclairer. Au fur et à mesure que les progrès de l’égalité démocratique firent se ressembler davantage les sociétés européennes, celles-ci éprouvèrent plus vivement leur caractère national, qui vint au premier plan aussi bien dans leurs relations réciproques que dans le rapport de chaque nation à elle-même. L’homogénéisation intérieure fut pour ainsi dire contre-balancée par le prix sans cesse croissant accordé à la spécificité nationale. Alors que les différentes nations se rapprochaient par leur forme sociale et semblaient aller vers un même avenir, chacune se tourna avec prédilection vers son passé original. L’histoire nationale devint constitutive de la conscience de soi de chacune à un degré que l’Europe n’avait jamais connu. Les institutions qui se rattachaient directement au passé national, les institutions pré-démocratiques donc, comme l’armée ou l’Église, purent acquérir un prestige ou un rôle inédits, celui d’incarner la nation, et éventuellement de fournir un point de référence au rejet de la démocratie.
La démocratie moderne s’est développée dans le cadre national, et en ce sens, démocratie et forme nationale sont étroitement solidaires. D’un autre côté, dans la pulsion nationaliste, la nation apparaît comme la synthèse et la protectrice de toutes ces différences que la démocratie tend à effacer, au risque que ces différences servent surtout d’aliment et de prétexte à la passion antidémocratique.
Aujourd’hui, en Amérique du Nord et en Europe, le mouvement démocratique veut « en finir » avec la nation qui l’a si longtemps nourri et protégé. C’est pourquoi il se tourne avec une agressivité particulière contre les histoires nationales. Alors que l’on impose une similitude imaginaire à tous les éléments de la vie présente, le passé devient cette réserve de différences dont il convient de purger notre mémoire et notre imagination. La nation telle qu’elle s’est développée en Europe combinait le passé, le présent et l’avenir, elle faisait la synthèse des trois dimensions du temps comme aucune forme politique n’avait su le faire jusque-là. Aujourd’hui, la passion de la ressemblance et de l’indistinction entre les hommes est parvenue à un tel degré de virulence que le présent dévore à la fois le passé et l’avenir : le passé parce qu’il fut si différent, l’avenir parce qu’il risquerait d’être très différent.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
Tocqueville est très présent dans l’œuvre de Pierre Manent, trois ouvrages cependant lui consacrent une place spécifique : Tocqueville et la nature de la démocratie (Julliard, 1982, rééd. Fayard, 1993) ; Histoire intellectuelle du libéralisme (Calmann-Lévy, 1987, rééd. Hachette, 1997) ; Enquête sur la démocratie (Gallimard/
Tel, 2007).
© LA NEF n°340 Octobre 2021