Henri IV, le roi pacificateur

Jean-Christian Petitfils vient de consacrer une excellente biographie à Henri IV (1), achevant ainsi sa magnifique galerie des cinq Bourbons. Entretien.

La Nef – Henri IV a une place à part dans l’imaginaire collectif national, il est l’un de nos rois les plus populaires : pourquoi ?
Jean-Christian Petitfils
– Il faut naturellement invoquer en premier lieu le « mythe henricien » avec ses clichés bien connus (« la poule au pot », le « panache blanc », le « Paris vaut bien une messe » ou le fameux « labourage et pâturage » de son ministre Sully), mythe qui se déploie après son assassinat, alors que la France se trouve dans un état de complète sidération. Pourtant, dans les dernières années de son règne, Henri IV n’était pas particulièrement populaire, en raison notamment de la hausse de la pression fiscale. La légende prend de l’ampleur au XVIIe siècle avec la biographie de Mgr Hardouin de Péréfixe, composée pour l’édification et la formation politique de Louis XIV (1661), puis au siècle suivant avec la grande épopée en vers de Voltaire, La Henriade (1723), ou la pièce de Charles Collé, La Partie de chasse (1762). Elle se prolonge jusqu’à nos jours par de nombreuses œuvres dans des domaines variés – tragédies, drames lyriques, peintures, tapisseries, sans oublier les deux fameuses statues équestres du Pont-Neuf (1614-1818). En quête de références glorieuses, les manuels d’histoire élémentaire de l’école républicaine ont brossé du « bon roi Henri » un portrait très positif : brave, tolérant, juste, bon, ayant le souci des humbles. Songeons qu’il fut le seul roi de France dont trois présidents de la République, Vincent Auriol, François Mitterrand et Nicolas Sarkozy ont célébré la mémoire.
Or, ce mythe, même s’il s’égare stupidement dans l’exaltation anachronique de l’idée de « tolérance » (au sens moderne de ce mot) et du « vivre ensemble », est assez largement fondé. Ce roi atypique, en effet, élevé dans sa jeunesse au château de Coarraze en Béarn au milieu des petits paysans, attire spontanément la sympathie par son caractère chaleureux, affable, sa faconde toute méridionale, sa simplicité, sa proximité avec les petites gens. C’est « un homme à se faire aimer des pierres elles-mêmes », disait sa belle-sœur Eléonore de Médicis. D’une intelligence supérieure, il se révéla aussi un chef de guerre remarquable, remportant des victoires éclatantes (Coutras, Arques, Ivry), toujours au premier rang avec son panache blanc. Une fois achevée la conquête de son royaume – ce qui ne fut pas une mince affaire –, il assuma avec pragmatisme une politique d’union des Français autour du trône.
À la vérité, l’homme était plus complexe qu’on ne le croit. Malin, méfiant, il était autoritaire, habile comédien, fin politique, intuitif, machiavélien même, promettant tout à tout le monde, au point de se faire de nombreux ennemis.

Henri IV a connu plusieurs passages du protestantisme au catholicisme : quelles étaient ses convictions profondes, et sa dernière conversion au catholicisme, pour devenir roi, est-elle sincère ?
Henri IV changea six fois de religion. Il est important en la matière de discerner sa part de sincérité et de calcul politique. Ballotté dans son enfance entre un père catholique, Antoine de Bourbon, et une mère devenue passionnément calviniste, Jeanne d’Albret, il avait été contraint de rentrer dans le giron de l’Église après la Saint-Barthélemy, puis, s’étant échappé de la Cour, il était revenu à la Réforme, tout en s’efforçant de se tenir à distance des fanatiques des deux camps. Chef des protestants, devenu l’héritier du trône de France en 1584, il devait constamment manœuvrer pour ménager l’avenir, sachant que s’il abjurait subitement il serait abandonné de ses troupes, sans gagner les catholiques attirés par la Ligue. Sa conversion intervint en 1593, alors qu’étant roi de France depuis près de quatre ans (après l’assassinat d’Henri III), il ne parvenait pas à achever la conquête de son royaume ni surtout à entrer dans Paris. Il décida alors de faire ce qu’il appelait le « saut périlleux », demandant à être « instruit » dans la religion catholique, pure fiction pour ménager les transitions, car il était parfaitement au courant des subtilités séparant les confessions. Il devint alors sincèrement catholique. Il admettait la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie, ce que niaient les calvinistes, alors que lui-même dira y avoir toujours cru. Il manifesta également une grande dévotion envers la Vierge Marie. En revanche, il n’adhérera jamais que du bout des lèvres au culte des saints ou des reliques, ou encore à l’existence du purgatoire, et cela pour « faire plaisir aux moines ». Dans son for intérieur, il croyait que le protestantisme n’était pas une hérésie, mais plutôt un schisme destiné à réparer les dérives et abus de l’Église. Cela ne l’empêcha nullement, sitôt après son sacre, solennisé à Chartres en 1594 (car Reims, lieu traditionnel, était aux mains des ligueurs), d’incarner pleinement la fonction royale et la sacralité qui en découlait, se considérant dès lors comme le roi très-chrétien, ayant reçu l’onction du Très-Haut.

En quoi la politique d’Henri IV a-t-elle été une politique de sagesse et peut-elle nous servir d’exemple aujourd’hui ?
Après le cycle ravageur des huit guerres de Religion qui s’étaient succédé de 1562 à 1598, Henri IV sut restaurer « l’ordre de l’amour » entre le monarque et ses sujets, si tragiquement déchiré par la Saint-Barthélemy (1572) et l’assassinat du duc de Guise (1588). Il n’hésita pas à se présenter comme l’homme de la réconciliation nationale et de l’oubli volontaire du passé. Ainsi, après la fin du siège de Paris, il n’ordonna aucune exécution sommaire, ne chercha même pas à jeter en prison les ligueurs les plus violents, les bourgeois les plus compromis. Il n’envisagea aucun procès pour les atrocités et les crimes commis, se contentant de bannir les plus excités. À ceux fort nombreux qui réprouvaient sa miséricorde, il les renvoyait au pardon figurant dans le Pater. « Je reconnais que toutes mes victoires viennent de Dieu, qui étend sur moi sa main, encore que j’en sois indigne et, comme Il me pardonne, aussi veux-je pardonner, et, oubliant les fautes de mon peuple, être encore plus clément et miséricordieux envers lui que je n’ai été. »
Il est difficile de faire des comparaisons avec la situation actuelle. C’est le propre de l’historien, à la différence de certains commentateurs politiques enclins aux anachronismes, de relativiser les époques et les événements. Beaucoup de nos concitoyens s’inquiètent aujourd’hui, vu la dérive de notre société « archipellisée », marquée par la montée des incivilités, de la violence, des trafics de drogue et d’un islam conquérant, de la survenance de la guerre civile. Nous n’en sommes pas là, heureusement, même si dans le futur des troubles ne sont pas à exclure. Il n’en demeure pas moins que les Français ont besoin aujourd’hui d’un pouvoir à la fois ferme et pacificateur, restaurant l’autorité et le respect de l’État, comme a cherché à l’incarner Henri en son temps.

Sa politique de réconciliation religieuse plaçant la monarchie au-dessus des religions, tout en demeurant catholique, peut-elle être vue comme une première étape vers « la laïcité à la française » ?
L’édit de Nantes du 13 avril 1598, qui comportait 92 articles officiels, 52 secrets et deux « brevets », reprenait certaines dispositions des édits antérieurs. Le catholicisme demeurait religion d’État, mais le principe de la liberté de con­science était reconnu aux membres de la « religion prétendue réformée », avec égal accès aux charges et dignités publiques. En revanche, la pratique du calvinisme était strictement réglementée, figée dans les lieux où il se trouvait implanté. Les huguenots bénéficiaient de lieux de culte dans les cités épiscopales, à l’exception de quelques grandes villes, dont Paris, Rouen, Lyon et Toulouse. Des chambres mixtes, composées de magistrats catholiques et protestants, étaient appelées à trancher les litiges. Oui, l’édit fut une étape dans l’avènement de notre laïcité. Jusque-là, en effet, la distinction n’avait porté que sur les pouvoirs temporel et spirituel ; cette fois, elle était faite entre le sujet, tenu d’obéir aux lois, et le croyant, libre de ses engagements religieux.

En quoi l’édit de Nantes, unique en Europe à l’époque, bien qu’il ne fût nullement une pleine reconnaissance de la liberté de conscience, a-t-il marqué les esprits et été un « progrès essentiel » ?
L’édit n’était pas à proprement parler « un édit de tolérance » comme on le répète aujourd’hui, à moins de prendre le mot dans son sens ancien et restrictif de « supporter », chacun était invité à admettre l’existence de l’autre, sans renoncer à sa foi ou à sa vérité théologique. C’était en réalité un pis-aller, aménageant non le fameux « vivre-ensemble » dont on nous rebat les oreilles, mais une coexistence pacifique. Gardons-nous des anachronismes. Si Henri IV personnellement était un homme tolérant, au sens moderne, l’édit ne l’était pas.

L’édit de Nantes assurait des places fortes aux protestants pour leur sécurité : n’était-ce pas inévitablement créer à terme un État dans l’État, ce que Richelieu s’attachera à réduire ?
Cent cinquante lieux de refuge, dont 51 places de sûreté, défendues par des garnisons entretenues aux frais du roi, étaient reconnus aux huguenots (La Rochelle, Saumur, Montauban, Montpellier…), qui conservaient en outre leur organisation presbytéro-synodale. Dans l’esprit d’Henri IV c’était un édit transitoire, mais qui avait l’avantage d’arrêter les massacres. On pourrait le comparer à un armistice laissant chacun camper sur ses acquis. Du reste, le document n’était pas scellé du sceau de cire verte réservé aux actes définitifs, mais de cire brune, qui servait aux actes viagers et révocables.

L’édit de Nantes est l’acte de fondation de l’État royal et donc aussi de l’absolutisme : pourriez-vous nous l’expliquer ?
Acte de refondation de l’État royal, l’édit portait en lui une mutation essentielle, celle de la sacralisation de l’autorité monarchique, qui s’était située résolument au-dessus des religions, sans pour autant se détacher du droit divin. Il ne s’agissait plus seulement de coiffer la vieille société de corps et d’ordres, héritée du Moyen Âge, en essayant de respecter les équilibres fragiles comme les rois l’avaient fait jusque-là en leur pleine souveraineté, mais bien de la transformer, d’accélérer le processus de centralisation, ce qu’on appelle l’absolutisme.

Le cas Henri IV pose la question des règles de dévolution de la Couronne : comment se sont installées ces règles, étaient-elles fixées au moment où Henri IV allait devenir roi, ou son avènement a-t-il contribué à les fixer définitivement, notamment en ce qui concerne la loi de catholicité ?
La Constitution non écrite du royaume reposait sur un certain nombre de lois fondamentales, notamment la loi salique englobant le principe de primogéniture et de succession de mâle en mâle, à l’exclusion des femmes, ainsi que celui de non-disponibilité de la Couronne (celle-ci n’étant pas la propriété personnelle du roi). La difficulté pour Henri IV, reconnu formellement par Henri III comme son successeur légitime, venait de ce qu’il était de religion protestante, alors qu’en tant que roi très-chrétien, il devait se faire sacrer à Reims. L’annonce de sa conversion n’ayant pas convaincu les catholiques les plus intransigeants, le parlement de Paris, dans un arrêt célèbre pris le 28 juin 1593, dit arrêt Le Maistre, ajouta aux lois fondamentales le principe de catholicité et réaffirma, à l’encontre des projets espagnols, celui d’exclusion des princes étrangers.

Quelles ont été les priorités d’Henri IV en politique étrangère ? Celle-ci était-elle une politique nationale ou une politique catholique ?
Les idées directrices de sa politique étaient l’indépendance du royaume vis-à-vis de la maison d’Autriche et accessoirement de la papauté. Henri mena donc une politique nationale, avec le souci d’une paix juste, tout en recherchant une politique de grandeur, consistant non à remplacer la Pax Hispanica par une hégémonie française, mais à se placer en position arbitrale au sein d’une Europe rééquilibrée. Face à l’hyperpuissance espagnole, il fut contraint de naviguer à vue, avec empirisme, modelant ses réactions sur les circonstances, mais cherchant toujours à avoir un coup d’avance sur ses adversaires.

La Ligue joue un rôle central à l’époque d’Henri IV : un mot pour rappeler ce qu’elle était et quels étaient ses projets, ses ambitions ?
La seconde Ligue (la première née en 1576 dans les milieux nobiliaires étant tombée en léthargie) était un mouvement séditieux, à caractère politique et social, destiné à mobiliser les catholiques fervents et à peser sur les choix politiques du royaume. Fondée en 1584 par un petit nombre de membres du clergé parisien et s’appuyant sur les éléments populaires, elle se donna pour chef Henri de Guise dit le Balafré, qui de son côté avait constitué une nouvelle ligue de la noblesse destinée à dominer la Cour et le roi Henri III. Cette seconde Ligue connut une ascension fulgurante. Alliée au roi d’Espagne Philippe II, dont elle recevait de substantiels subsides, elle devint rapidement le « parti de l’étranger ».

Henri IV est inséparable de son surintendant Sully : quelle a été son œuvre précisément ?
Henri s’appuya principalement sur son compagnon d’armes, confident et grand ami, Maximilien de Béthune, baron de Rosny puis duc de Sully, homme d’épée, diplomate, redoutable administrateur. Une forte personnalité qui joua un rôle essentiel dans la remise en état du royaume, particulièrement dans son redressement économique et financier. Malgré son caractère austère, roide, bourru, autoritaire, ce fut l’un des hommes d’État les plus remarquables de son temps, cumulant les charges de surintendant des Finances, surintendant des Fortifications, grand maître de l’Artillerie, surintendant des Bâtiments et capitaine-gouverneur de la Bastille.

Henri IV a eu un nombre important de maîtresses, et c’est le cas aussi de nombreux rois de France : comment concilier le concept de « roi très chrétien » et la « Fille aînée de l’Église » avec ce comportement moral peu exemplaire de la part d’un chef comme s’il était au-dessus des lois ?
Indiscutablement, il y avait en lui un côté paillard. Incapable de résister à ses désirs, le « Vert Galant » eut un nombre impressionnant de maîtresses, pas moins de 56, dit-on. À côté des femmes de l’aristocratie, ses maîtresses, Charlotte, baronne de Sauve, Françoise de Montmorency-Fosseux, Diane d’Andouins, dite la belle Corisande, Gabrielle d’Estrées, Henriette d’Entragues, marquise de Verneuil, d’innombrables anonymes, bourgeoises ou filles de ferme, passèrent dans son lit. Avant l’arrivée en France de la Contre-Réforme, les mœurs du clergé et des religieux étaient fort relâchées. Lors du siège de Paris, il eut pour maîtresses l’abbesse de Montmartre et celle de Longchamp ! En dépit de cette conduite dissipée, il encouragera fortement le mouvement de rénovation issu du Concile de Trente et rappellera les jésuites.

Finalement, quel bilan tirez-vous du règne d’Henri IV, quels en sont les aspects positifs et négatifs ?
Trois traits caractérisent le règne d’Henri IV, qui ne commence véritablement qu’à partir de l’édit de Nantes et la paix de Vervins signée avec l’Espagne (avril-mai 1598) : la ferme volonté de réconcilier les Français et d’oublier le passé, la restauration de l’autorité de l’État, enfin le retour de la France comme grande puissance sur le plan international, grâce à son prodigieux redressement économique. Du côté du passif, il faut noter l’incapacité du roi à passer d’une monarchie à cheval à une monarchie administrative. Peu formaliste, bohème, autoritaire, détestant les discussions d’assemblée, il n’attachait guère d’importance aux institutions et à un État de droit. Il faudra attendre ses successeurs pour voir les choses changer en ce domaine.

Propos recueillis par Christophe Geffroy et Michel Toda

(1) Jean-Christian Petitfils, Henri IV, Perrin, 848 pages, 29 €.

© LA NEF n°341 Novembre 2021