Économiste et théologienne, Mary Hirschfeld, dans un livre puissant (1), montre comment la pensée de saint Thomas d’Aquin peut être un point de départ pour une économie véritablement humaine. Explication.
Les critiques émises par les chrétiens vis-à-vis de l’économie sont ordinairement rejetées par les économistes de métier comme étant naïves, simplistes, révélatrices d’une ignorance des mécanismes de création et de distribution des richesses. Et de fait, bien des sermons platement moralisateurs, plaqués sur une réalité dont ils abandonnent l’analyse aux « experts », manquent de consistance et tendent à discréditer la doctrine sociale de l’Église. Réciproquement, les économistes affirment d’un ton hautain que leur « science » parée de modèles mathématiques n’a rien à voir avec la morale ou pis encore la théologie, l’économie positive n’étant pas pour eux l’économie normative. Ils manquent d’interlocuteurs capables de leur donner la réplique, tant sont rares les penseurs qui conjuguent connaissances théologiques et compétences économiques.
Or c’est précisément le cas de Mary Hirschfeld qui, après un doctorat en économie obtenu à Harvard en 1989, a poursuivi ses études – suite à sa conversion au catholicisme en 1998 – par un doctorat en théologie en 2013 à la grande Université catholique américaine Notre Dame (Indiana). La question qui s’est posée à elle fut d’harmoniser les discours apparemment si différents, voire antagonistes de ces deux disciplines. Une réponse se trouve dans son essai Thomas d’Aquin et le marché (1). Elle écrit dans sa préface : « ce livre est le résultat de mes efforts pour régler la cacophonie qui en résulte dans ma propre tête. » On peut dire qu’elle a réussi. Le Vatican a reconnu la qualité de ses recherches en lui décernant en 2019 le prix international de la Fondation Centesimus Annus Pro Pontifice.
Une véritable économie théologique
C’est une véritable économie théologique (comme il existe une théologie politique) que Mary Hirschfeld, aujourd’hui professeur à l’Université Villanova de Philadelphie, déploie avec finesse et perspicacité dans ce travail qui fera date. Pour mener à bien sa réflexion, elle a choisi de s’appuyer sur la doctrine de saint Thomas d’Aquin. Mais en quoi un théologien du XIIIe siècle ignorant du capitalisme peut-il nous aider à comprendre l’économie contemporaine ? Cela est possible dans la mesure où les conceptions économiques ne sont pas neutres au plan des valeurs : elles dépendent d’hypothèses métaphysiques spécifiques qu’il importe de repérer et critiquer. Une analyse des fins poursuivies (la quête du bonheur, la prospérité économique…) entraîne inévitablement des conséquences sur la détermination des choix politiques et économiques.
Combiner trois approches
Comme l’a magistralement montré Duane Stephen Long (2), les théologiens recherchent soit une conciliation avec la vision du monde des économistes (c’est le cas de penseurs conservateurs ou libéraux tels que Michael Novak), soit acceptent l’expertise des économistes tout en proposant des objectifs davantage conformes au bien commun (comme les évêques américains dans leur lettre pastorale Justice économique pour tous de 1986), soit critiquent radicalement les prémisses de l’économie et rejettent en bloc le capitalisme (comme Alasdair MacIntyre ou John Milbank). Mary Hirschfeld se propose de combiner ce qu’il y a de bon dans ces trois approches : « Ce qu’il faut, ce n’est pas une économie théologique qui rejette simplement l’économie dominante, mais plutôt une économie théologique suffisamment sûre d’elle-même et suffisamment bien informée sur l’économie pour offrir une évaluation plus nuancée de ce que nous pouvons et ne pouvons pas apprendre des économistes. » Autrement dit, son propos n’est pas de rejeter les modèles économiques et les résultats des sciences sociales mais de les circonscrire à l’intérieur de la vision autrement plus riche de la nature humaine que nous offre la théologie.
Chez l’Aquinate, il s’agit moins de chercher directement des doctrines économiques (peu adaptées aux préoccupations modernes) que de remonter aux principes généraux de sa pensée – par exemple pour comprendre comment la justice est liée aux autres biens de la vie humaine – afin de les appliquer à l’économie contemporaine, qui est fort différente de celle du siècle de Saint Louis. Tout commence par une constatation : si le bonheur ultime de l’homme repose dans le bien infini qui est Dieu, le bonheur temporel qui lui est ordonné ne peut être constitué que par la recherche de biens finis – ce qui a pour conséquence logique de remettre en cause l’impératif d’une croissance économique indéfinie ou de la maximisation constante des profits. Le PIB n’est pas une fin en soi. « Dans cette optique, il est incohérent de penser aux considérations économiques d’un côté et aux considérations éthiques de l’autre. Toute activité qui ne nous fait pas progresser vers les biens qui valent la peine d’être désirés est inefficace, un point c’est tout. »
Lier économie et éthique
Le livre développe longuement et savamment cette idée. La confrontation de la théologie thomasienne et de l’économie (surtout) néoclassique révèle des divergences mais aussi des points de rencontre : la conformité de la propriété privée à la nature humaine, la recherche d’un certain intérêt personnel, l’importance d’une législation adaptée, etc.
Le point de départ de la science économique dominante est la théorie du choix rationnel censé décrire ou prédire le comportement de l’homo œconomicus. En fait, elle se « limite à la prise en compte de la forme de raison que nous partageons avec les animaux ». Déjà ébranlée par les modèles qui intègrent davantage l’incertitude, les erreurs cognitives ou le manque d’information, elle parvient difficilement à intégrer les préoccupations éthiques. Elle suppose que le désir humain pour des biens finis est infini – alors que nous vivons dans un monde fini. Par ailleurs, le concept d’efficacité, mesuré en termes de satisfaction des préférences, a montré ses insuffisances.
Pour sortir de ces impasses, le recours à saint Thomas s’avère très fécond. Il permet d’avoir une analyse du bonheur qui, plus riche que celle de l’utilité, consiste dans l’exercice de la vertu. Après avoir mis en évidence les faiblesses du modèle de « choix rationnel » dans une discussion serrée avec les économistes contemporains, Mary Hirschfeld explique le rôle des biens matériels selon l’Aquinate : ce sont de véritables biens, car la vie proprement humaine ou vertueuse exige un niveau de vie socialement satisfaisant, mais notre désir de ces biens doit être limité car ce ne sont pas des biens ultimes mais instrumentaux. Un désir illimité est d’ailleurs la cause de problèmes… économiques. Il est souvent lié à la recherche de l’argent qui, en tant que « richesse artificielle », suscite l’avidité, alors qu’il devrait être ordonné à la « richesse naturelle », celle qui répond à des besoins réels. Le profit en tant que tel est utile, mais aussi gros de dangers.
Il en va de même pour la propriété : Thomas la justifie plus fortement que d’autres théologiens (dont, semble-t-il, le jésuite Gaël Giraud, préfacier interrogatif de Thomas d’Aquin et le marché), mais à condition qu’elle soit appropriée à notre bien-être et celui de notre famille. Est nécessaire ici une réflexion approfondie sur la justice dans les échanges, celle-ci devant être liée à un modèle de consommation vertueuse.
La thèse centrale du livre est que les droits de propriété, l’argent et les marchés doivent jouer le rôle qui leur revient au service de l’économie (ce que ne peut assurer la planification), celle-ci étant ordonnée à l’épanouissement humain. Lorsqu’ils dérapent, l’économie elle-même se déforme et devient non seulement moins humaine mais moins efficace – ce que l’on constate avec sa financiarisation.
Ce résumé trop sommaire ne rend pas compte de la finesse des raisonnements de Mary Hirschfeld, qui maîtrise les concepts de la science économique. Elle ne prétend pas apporter une réponse complète et définitive aux questions qu’elle soulève, mais ses recherches constituent une très précieuse contribution à une théologie de l’économie.
Denis Sureau
(1) Mary L. Hirschfeld, Thomas d’Aquin et le marché. Vers une économie humaine, préface de Gaël Giraud, Cerf, 2021, 390 pages, 24 €.
(2) Divine Economy : Theology and the Market. Routledge, 2000. Ce livre écrit dans le sillage de la mouvance Radical Orthodoxy mériterait une édition française.
© LA NEF n°339 Septembre 2021, mis en ligne le 29 novembre 2021