La place de Pierre. Pour comprendre le rôle d’un pape, il convient de partir des prérogatives confiées par Jésus à Pierre, dont l’évêque de Rome est précisément le successeur. Dans le prolongement d’une nuit passée en prière, Jésus « appela ses disciples et il en choisit douze qu’il nomma apôtres ». Suit la liste de ces apôtres, qui commence ainsi : « Simon, qu’il nomma Pierre… » (Lc 6, 12-15). Cette première place fonde ce que l’Église désignera par l’expression de « primauté de Pierre ». Pierre, en l’occurrence, n’est pas seulement en tête de liste des apôtres, mais c’est chez lui, à Capharnaüm, que Jésus vient loger, c’est dans sa barque que Jésus monte, c’est lui qui intervient à maintes reprises au nom des autres, c’est lui qui appartient – et dont il est fait mention encore en premier – à un sous-groupe au sein des Douze, témoin de la transfiguration et de l’agonie à Gethsémani, c’est à lui que Jean cède le pas pour entrer dans le tombeau, c’est à lui en particulier que les femmes doivent annoncer la bonne nouvelle de la Résurrection, c’est lui qui est à la manœuvre dans l’Église primitive, c’est pour lui rendre compte de l’Évangile qu’il prêche que Paul se rend une première fois à Jérusalem, c’est pour qu’il tranche – avec Jacques et Jean, ces autres « colonnes » de l’Église – la question d’imposer ou non les prescriptions judaïques aux chrétiens issus du paganisme que Paul y retournera quatorze ans plus tard.
Les investitures par Jésus de Pierre sont toutes liées à des professions de foi ou autre protestation d’amour par Pierre à l’endroit de Jésus. À Césarée de Philippe, Simon prend position personnelle au-delà de l’opinion courante au sujet du Fils de l’homme : « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », dit-il à Jésus. Cette réponse lui vaut son changement de nom : « Pierre », qui évoque le fondement stable d’un édifice, l’Église, voué à ne pas être détruit par les puissances du mal. Il se voit aussi confier le « pouvoir des clés », soit l’autorité pour décider en matière doctrinale ou décréter en matière disciplinaire, le pouvoir aussi de « lier et de délier » sur la terre, avec son équivalent dans les cieux, qui correspond, en parallèle avec le pouvoir de remettre les péchés (cf. Jn 20, 23), la faculté d’absoudre (cf. Mt 16, 13-19). Dans un contexte de défection générale des disciples en raison du réalisme cru au sujet de l’Eucharistie (manger la chair, boire le sang de Jésus), Pierre émet une seconde profession de foi : « Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle. Nous, nous croyons et nous avons reconnu que tu es le Saint de Dieu » (Jn 6, 65). À cette profession correspond, précisément après l’institution effective de l’Eucharistie le Jeudi Saint, une deuxième investiture de la part de Jésus : « Affermis tes frères », fondée sur la prière du Seigneur pour que la foi de Pierre ne défaille pas (cf. Lc 22, 31-33). La troisième investiture, qui est triple : « Pais mes agneaux (x 2), pais mes brebis » répond, cette fois, à une triple protestation d’amour : « Oui, Seigneur tu sais que je t’aime (x 2), Seigneur, tu sais tout, tu sais bien que je t’aime » (cf. Jn 20, 15-17).
Il faut relever l’ambivalence de ces trois séquences. Que Pierre soit constitué pierre de fondation n’empêche pas qu’il puisse devenir le même jour pierre d’achoppement, littéralement un « scandale », dès lors qu’il récuse la perspective de la Passion (cf. Mt 16, 21-23). La dévolution de la mission à Pierre de confirmer ses frères dans la foi se situe précisément après la prédiction de son reniement et l’évocation de sa conversion (cf. Lc 22, 31-34). Quant à la responsabilité qui lui échoit de paître agneaux et brebis, elle passe justement par cette triple protestation d’amour en réparation au triple reniement et alors que Jésus se met à la portée d’un amour modeste (philanthropique) de Pierre alors même qu’il l’interrogeait sur un amour plus parfait d’agapè. Entre ces deux polarités d’un Pierre si doté de prérogatives et d’un Simon si piteux se situe, disait Ratzinger, tout le « drame de la papauté ». L’Église est ainsi fondée sur le pardon et Pierre, objet de miséricorde, en est aussi le témoin et le ministre.
La primauté de juridiction du pape
La mission de Pierre devant être pérennisée jusqu’à ce que le Seigneur revienne, il convenait que la primauté qui lui était confiée dépassât la durée de sa personne pour devenir une institution en ses successeurs. Avant de parler au sens strictement juridique d’une primauté de « juridiction » ou de pouvoir, il faut sans doute, à la suite de Ratzinger, qualifier cette primauté de « martyrologique ». De fait, tous les premiers papes ont été martyrs, conscients qu’ils étaient que leur mission consistait essentiellement à donner témoignage au Christ dans un contexte de persécution. Ce n’était certes pas uniquement conjoncturel : structurellement, le Vicaire du Christ, à l’imitation de celui dont il tient la place, est un contre-pouvoir par rapport aux puissances mondaines, le conformisme à l’égard des modes en vigueur n’étant jamais que la réitération du reniement de celui auquel il succède. Cette situation fait que la chaire du pape, c’est la croix ! Non, cette primauté ne saurait être comprise dans un sens de préséance où l’entendent habituellement les titulaires du pouvoir. Saint Grégoire le Grand reconnaît qu’il est le « serviteur des serviteurs » et non un monarque suprême. « Rappelle-toi, avertit saint Bernard, que tu n’es pas le successeur de l’empereur Constantin mais celui d’un pêcheur ! »
Au sujet de Constantin, Ratzinger – encore lui – tient que, au lieu que le souverain pontificat prolongeât le pouvoir impérial, le fait que Constantin déplaça ce pouvoir impérial de Rome à Byzance fit que le pape pût acquérir son indépendance spirituelle, ce qui, du reste, recelait des conflits potentiels avec la puissance publique. Cette primauté est aussi d’amour, selon l’expression d’Ignace d’Antioche saluant l’évêque de Rome comme celui qui « préside à la charité », ce qui induit tout un comportement pour rester celui que Catherine de Sienne désignait comme étant le « doux Christ sur terre ». Pour autant, il ne s’agit pas d’une primauté seulement d’honneur pour inaugurer les chrysanthèmes, ni d’une primauté purement fonctionnelle de supervision ou de coordination, mais bien d’une primauté proprement de juridiction. Le concile Vatican I qualifie ainsi cette primauté de juridiction :
– « suprême », qui fait notamment que le siège romain ne peut être jugé par personne ;
– « universelle », sur toute l’Église répandue dans le monde entier ;
– « plénière », non seulement en ce qui touche à la foi et aux mœurs, mais encore en ce qui concerne la discipline et le gouvernement ;
– « ordinaire » et « immédiate » sur toutes et chacune des Églises comme sur tous et chacun des pasteurs et des fidèles, ce qui fait notamment du pape une instance de recours.
Si cette autorité du pape est personnelle, son exercice ne doit cependant être solitaire ; d’une part, en effet, il se doit à tout le moins d’écouter la voix des Églises, notamment celle des évêques qui participent à sa sollicitude pour toutes les Églises et de sonder le peuple de Dieu doté d’un sens infaillible de la foi ; d’autre part, le pape, même quand il agit isolément de son propre chef, n’agit pas séparément du collège épiscopal dont il est la tête et, si le primat a été institué, c’est pour que l’épiscopat demeurât un et indivisible.
L’autorité doctrinale du pape
La primauté de juridiction inclut le pouvoir magistériel du pape. Cette autorité doctrinale peut revêtir exceptionnellement une forme solennelle quand l’évêque de Rome parle ex cathedra. Remplissant sa charge de pasteur et docteur de tous les chrétiens, il définit alors, en sa qualité de suprême autorité apostolique, une doctrine sur la foi ou les mœurs devant être tenue par l’Église universelle. En vertu de l’assistance divine qui lui a été promise dans le bienheureux Pierre, le pape jouit en cette circonstance de cette infaillibilité dont le divin Rédempteur a voulu que son Église fût dotée quand elle tranche en matière de foi ou de mœurs ; de ce fait, les définitions du pape sont irréformables par elles-mêmes, et non par le consentement de l’Église. L’infaillibilité pontificale a donc des contours précis, qui sont autant de conditions, ce qui ôte à cette infaillibilité tout caractère d’absoluité, l’infaillibilité absolue n’appartenant qu’à Dieu.
Le magistère papal définitoire reste exceptionnel : la dernière fois qu’il s’est prononcé, ce fut en 1950 avec la proclamation par Pie XII du dogme de l’Assomption de Marie. Il ne faudrait cependant pas circonscrire l’autorité du pape à ce type de proclamation. Habituellement, le « service de vérité » – comme disait saint Jean-Paul II – du pape est « ordinaire et universel ». Le pape peut proposer de façon définitive une doctrine en lien avec la Révélation. Il s’agit là d’un magistère de confirmation ou de réaffirmation, comme, par exemple, dans le cas du non-accès des femmes à l’ordination sacerdotale. Un tel enseignement requiert de la part des fidèles un assentiment de foi théologale fondé sur l’assistance promise à Pierre et sur l’infaillibilité du magistère. Tous les autres enseignements du pape relèvent du magistère simplement authentique et appellent une soumission religieuse de la volonté et de l’intelligence, ce qui n’exclut pas, à l’égard de points qui peuvent faire difficulté, une attitude positive d’étude et de communication des fidèles avec l’autorité ecclésiale.
Trois aspects du magistère papal
Au sujet du magistère papal, précisons trois aspects :
– D’abord, la vérité et le contenu d’une doctrine sont plus importants que l’investissement de l’autorité qui propose cette doctrine – comme quand le pasteur universel parle ès qualités – ou encore que la solennité de la forme – comme quand il donne à cet enseignement la forme d’une définition. Dire vrai est plus nécessaire que de dire qu’on dit vrai ! Quant à la vérité et au caractère irréformable d’une doctrine, elles viennent de ce qu’elle appartient au dépôt de la foi, l’infaillibilité ne se référant qu’au degré de certitude de cette doctrine. Point n’est besoin d’attendre un magistère définitoire qui engage son infaillibilité pour être en présence d’un magistère qui fait autorité. De là aussi l’importance d’une « herméneutique de la réforme dans la continuité de l’unique sujet-Église », selon l’expression de Benoît XVI, qui n’est rien d’autre qu’une dynamique de fidélité mettant notamment en avant le fait que le pape, garant de l’obéissance de la foi à laquelle lui-même, le premier, est tenu, constitue un rempart contre l’arbitraire.
– L’enseignement de l’Église est, selon l’expression de Pie XII, « proposé » à l’assentiment des fidèles. C’est dire que le magistère respecte les droits de la conscience, celle-ci étant, comme le disait le cardinal Newman, la « voix de Dieu » qui parle au-dedans de nous et le « premier vicaire du Christ ». Des protocoles sont prévus pour les cas où la conscience devrait suspendre son jugement, pourvu que cette difficulté ne soit pas érigée en dissentiment systématique et tapageur.
– Le champ circonscrit de compétence du magistère devrait inviter les détenteurs de cette charge à parler avec circonspection. Comme cependant toute activité humaine est morale, l’autorité ecclésiale peut estimer qu’elle doit prendre position dans tous les domaines, mais elle doit veiller alors à ne pas trancher dans des débats où la communauté scientifique est divisée ou, au minimum, à ne pas tenir de discours contraignant en la matière.
Le service de l’unité
Pour saint Augustin, le pape doit veiller à l’unité des voix des pasteurs afin qu’elles ne soient pas discordantes mais qu’elles soient l’écho de la seule voix de l’unique Pasteur. Il appartient au pape, « premier serviteur de l’unité » (Jean-Paul II) de promouvoir la communion entre les Églises particulières. À ce propos, remarquait Jean-Paul II, le ministère du pape n’est pas extrinsèque à une Église particulière mais il appartient à l’essence même de toute Église particulière, de telle sorte que les Églises non catholiques sont blessées dans leur identité même d’Église. Il incombe aussi au pape d’authentifier les charismes, de faire prendre conscience « non seulement de la légitimité mais aussi de la richesse que représente pour l’Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d’apostolat », diversité qui « constitue aussi la beauté de l’unité dans la variété », telle une « symphonie que, sous l’action de l’Esprit-Saint, l’Église terrestre fait monter vers le ciel », comme le disait encore Jean-Paul II. S’il est souhaitable qu’un pape ait sa propre synthèse de la foi, une spiritualité particulière, il n’est pas expédient qu’il impose sa vision personnelle à l’Église universelle, étant le « père commun » de tous les fidèles.
Enfin, il échoit au pape, plus qu’à tout autre, d’entrer dans la prière du Seigneur pour que « tous soient un ». À ce titre, le pape se sent « une responsabilité particulière » (Jean-Paul II) à l’égard de l’engagement œcuménique, pour que s’instaure et se développe, sous la mouvance de l’Esprit-Saint, un véritable dialogue théologique, caritatif, existentiel et spirituel avec les autres communautés chrétiennes en vue de surmonter les divisions pour rendre crédible l’annonce de l’Évangile et, qu’à terme, tous puissent prendre part à l’Eucharistie, sacrement de l’unité de l’Église.
Parmi les obstacles à l’unité, saint Jean-Paul II relevait celui, paradoxal, du ministère papal de communion devenu progressivement dans l’histoire pomme de discorde, « une difficulté pour la plupart des autres chrétiens, dont la mémoire est marquée par certains souvenirs douloureux ». À cet égard, le pape polonais avait non seulement accompli une véritable démarche de repentance mais aussi prié l’Esprit Saint d’éclairer pasteurs et théologiens des différentes Églises de chercher ensemble « les formes dans lesquelles ce ministère [de l’évêque de Rome] pourra réaliser un service d’amour reconnu par les uns et par les autres ». Entre principes pérennes de la primauté et expressions contingences de son exercice, ultimement, c’est à l’évêque de Rome de donner un contour précis à son ministère. Le pape François a déclaré, à ce propos, ne pas vouloir se dérober à la question d’une « conversion de la papauté ».
Abbé Christian Gouyaud
© LA NEF n°342 Décembre 2021