L'abbé Thomas Diradourian © DR

Le Missel grégorien Laudate

Alors que la nouvelle traduction française du Missel romain est entrée en vigueur au premier dimanche de l’Avent 2021, les éditions Artège, avec la Communauté Saint-Martin, publient un remarquable nouveau Missel français-latin destiné aux fidèles (1) et dont nous parle ici son maître d’œuvre, l’abbé Thomas Diradourian, recteur du sanctuaire de Neviges (Cologne) et qui enseigne la liturgie à la maison de formation de la Communauté Saint-Martin, à Évron.

La Nef – Ce missel représente un immense travail : comment et pourquoi ce projet est-il né ?
Abbé Thomas Diradourian
– Laudate est le fruit de la collaboration entre les éditions Artège et la Communauté Saint-Martin. Marquée par ses racines bénédictines, celle-ci attache une grande importance à la liturgie latine et au chant grégorien, qui tiennent une place éminente dans la formation de ses séminaristes et dans la prière quotidienne de ses membres. Force est pourtant de constater que la latinité, de laquelle émane le chant grégorien, n’est plus un univers familier pour maints candidats au sacerdoce ni a fortiori pour les fidèles des paroisses. Afin d’assurer la transmission du « chant propre de l’Église romaine », il manquait aux uns et aux autres un missel bilingue et facile d’emploi. Ce point de vue était partagé de longue date par Bruno Nougayrède, cofondateur des éditions Artège et grégorianiste convaincu, dont l’esprit d’entreprise a permis la réalisation de ce projet délicat. En effet, depuis la réforme liturgique, une telle édition semblait une gageure : d’une part, la somme des lectures bibliques de la messe de Paul VI ne pouvait être que difficilement éditée en un seul volume, bilingue qui plus est. D’autre part, les chants de la tradition grégorienne conservés par la réforme liturgique ne correspondent pas strictement aux textes latins du missel de Paul VI, rendant délicate une édition synoptique de la liturgie actuelle. Le missel Laudate, moyennant quelques simplifications et une composition typographique très pointue, a réussi le pari de présenter en un seul volume bilingue toute la liturgie latine de Paul VI.

Laudate vise en premier lieu les fidèles qui participent à la messe réformée par Paul VI célébrée en chant grégorien : mais cette façon de célébrer n’est-elle pas très rare aujourd’hui ? Autrement dit, la messe de Paul VI n’a-t-elle pas été conçue pour être célébrée en langue vernaculaire ?
Le sacrifice de la langue latine, dont il n’était pas question dans les textes de Vatican II, a été assumé par Paul VI, dès l’issue du concile. En mars 1965, il célébra pour la première fois une messe en italien, canon excepté, et s’en expliqua ainsi : « L’Église a fait un sacrifice en ce qui concerne sa langue propre, le latin, qui est une langue sacrée, grave, belle, extrêmement expressive et élégante. Elle a fait le sacrifice de traditions séculaires et, surtout, de l’unité de langue entre ses divers peuples, pour le bien d’une plus grande universalité. […] Cela est pour vous, fidèles, afin que vous sachiez passer de l’état de simples spectateurs à celui de fidèles participants. » De même, la perte de « cette admirable et incomparable richesse artistique qu’est le chant grégorien » était consentie. On est donc en droit de penser que la messe de Paul VI n’a pas été conçue pour être célébrée en latin, hormis peut-être à Rome, point de vue confirmé par la pratique universelle. Pourtant, par la suite, Jean-Paul II et Benoît XVI n’ont pas manqué de souligner l’importance de la tradition latine et grégorienne, tandis qu’elle était conservée, avec de beaux fruits, dans un certain nombre de communautés monastiques et sacerdotales, offrant à beaucoup un havre spirituel parmi les flots incertains d’une liturgie privée d’ancrage et d’unité. Le missel Laudate sera sans doute un soutien pour ces communautés et ces fidèles, et peut-être, pour d’autres, une redécouverte.

Y a-t-il des différences entre le propre grégorien de l’ancienne et de la nouvelle messe ?
Les différences sont minimes. Bien entendu, le Graduel romain, qui fixe les chants de la messe grégorienne, s’est conformé à la nouvelle disposition de l’année liturgique, mais comme celle-ci, à certaines exceptions près, s’enracine dans la tradition la plus sûre, l’ordonnancement antique des chants se retrouve la plupart du temps dans la messe actuelle. Ainsi, les pièces des dimanches après la Pentecôte ont conservé leur ordre traditionnel. Quant aux mélodies, le Graduel romain de 1974 est l’héritier des éditions établies depuis la fin du XIXe siècle. Celles-ci sont le fruit de l’immense travail de recherche effectué par la congrégation de Solesmes, ajusté au cours du XXe siècle à mesure des progrès de la musicologie. Le Graduel actuel a simplement écarté des pièces de moindre valeur musicale ou historique. Le propre grégorien de la messe de Paul VI traduit ainsi de manière éloquente la fidélité de celle-ci à la tradition immémoriale du rite romain.

Y a-t-il des différences entre la messe de Paul VI telle qu’elle est dite habituellement dans les paroisses et sa célébration en grégorien ?
La célébration en grégorien s’inscrit souvent, on s’en doute, dans un cadre liturgique plutôt traditionnel. Au-delà de cet aspect cérémoniel, il existe quelques différences internes entre le missel de Paul VI et sa forme grégorienne. La principale tient à l’usage nécessaire du latin, tant dans les chants du propre de la messe, qui reviennent à la schola, que dans ceux de l’ordinaire, qui associent l’assemblée, mais aussi dans les parties chantées par le prêtre. De sorte que les rôles sont répartis strictement entre l’officiant, la schola et l’assemblée, suivant d’ailleurs l’intention de la réforme liturgique. Une autre différence réside dans la liturgie de la Parole. Dans la manière ordinaire de célébrer, celle-ci propose un psaume responsorial dont le texte fait écho à la première lecture, puis une brève acclamation de l’Évangile, en lien direct avec lui. Autre est la logique antique du répertoire grégorien : le graduel, après la première lecture, et l’alléluia (ou le trait) sont souvent indépendants des lectures et conçus plutôt comme une méditation musicale des psaumes. Enfin, tandis qu’on s’efforce habituellement de choisir des chants français en fonction du thème des lectures, la tradition grégorienne privilégie soit le chant des psaumes pour eux-mêmes, soit des textes en lien avec les usages antiques de Rome. On suit ainsi, d’un côté, une démarche rationnelle et catéchétique et, de l’autre, une tradition ancienne, à la fois plus complexe et plus gratuite.

Quel est l’avenir du chant grégorien dans les célébrations suivant le nouvel Ordo ?
La question doit être posée plus largement : Quelle est la valeur de la langue latine, et du chant qui en émane, pour les Églises de rite latin ? S’agit-il d’une coquetterie de moines, d’experts et de lettrés ? d’un chef-d’œu­vre en péril que ses héritiers veulent sauver de la disparition ? N’est-il pas insensé que l’Église célèbre son culte dans une langue hermétique au plus grand nombre ? La langue de l’Empire romain et de l’Occident médiéval doit-elle s’imposer aux nouveaux mondes conquis par l’Évangile ? L’usage d’une langue et d’une musique contemporaines n’apporte-t-il pas la garantie que le message sera mieux transmis ? Ces questions furent tranchées sommairement dans les décennies qui suivirent Vatican II. Le chant grégorien leur apporte modestement d’au­tres réponses, plus subtiles : celle de l’harmonie d’une langue mélodique, employée jadis pour traduire l’Écriture Sainte, et dont un chant religieux a surgi naturellement ; celle du consentement humble et reconnaissant à l’héritage reçu de son Église, dans la langue historique qui lui est propre ; celle de l’unité de la prière au-delà de la diversité des cultures. Plus profondément encore, celle de l’exposition passive de l’âme à un langage ineffable, et au silence. Ces deux manières d’appréhender la prière liturgique ont chacune leur légitimité. L’Église primitive a su pourtant les unir mieux que nous ne le faisons aujourd’hui, elle qui bénéficiait à la fois du « don des langues » pour faire retentir l’Évangile dans tous les idiomes des nations, et du « parler en langues », ce gémissement ineffable, étranger au parler humain, par lequel l’Esprit Saint mettait sur les lèvres des fidèles le langage nouveau des enfants de Dieu. Il me semble que le chant grégorien, par son harmonie et sa langue mystérieuses, ouvre l’accès à cette dimension surnaturelle de la liturgie chrétienne. Beaucoup aspirent à cette voie. On peut donc gager sur l’avenir du chant grégorien, à plus forte raison dans la liturgie de Paul VI, rénovée dans l’intention de mieux correspondre à un monde à évangéliser.

Pourquoi les autorités de l’Église promeuvent-elles si peu le nouvel Ordo célébré en chant grégorien, alors que Vatican II confirmait qu’il était « le chant propre du rite romain » ?
Chacun le sait : une révolution culturelle s’est produite précisément dans la décennie qui sépara le concile Vatican II et la publication des nouveaux livres liturgiques. En une génération, les anciennes évidences disparurent, un héritage culturel – celui des humanités classiques – fut dilapidé, le tournant anthropologique jeta le soupçon sur un Dieu transcendant, le monde global prit sa revanche sur l’Occident chrétien, etc. Il en est résulté, s’agissant de la liturgie chrétienne, une conception nouvelle dans laquelle les idées de « tradition latine » ou de « chant sacré » sont devenues impertinentes, et où, devant l’urgence de l’évangélisation, la catéchèse a pris le pas sur l’initiation aux mystères. Le clergé latin actuel appartient en grande partie à cette génération dépossédée de ses racines, et en particulier de sa langue rituelle. Par ailleurs, les tensions occasionnées depuis cinquante ans par les guerres liturgiques ont contribué injustement à jeter le discrédit sur la liturgie latine. Tout cela empêche aujourd’hui encore d’estimer à sa juste valeur l’héritage culturel et mystique du rite de Rome.

Comment les évêques, vos confrères prêtres et les fidèles reçoivent-ils l’attachement de la communauté Saint-Martin au chant grégorien ?

Quoique pur produit d’un monde passé, le chant grégorien jouit, bien au-delà des frontières de l’Église, d’une considération universelle. Il semble, étonnamment, que personne ne soit indisposé par ce chant exigeant, purement occidental et latin, et que ce soit toujours un privilège de l’entendre résonner sous les voûtes d’une église. Dans une sorte de nostalgie du sacré, les auditeurs paraissent vouloir s’approprier la sainteté des monastères qui le conservent, la tradition séculaire d’une histoire commune ou la pureté des voix qui l’exécutent. Il me semble que les évêques et les fidèles savent gré aux communautés attachées au grégorien de conserver ce trésor de foi.

Votre missel est de ceux que l’on conserve, à la différence des livrets jetables largement utilisés aujourd’hui : pourriez-vous nous dire un mot de l’esprit de Laudate, notamment sur ce que vous avez essayé d’apporter aux fidèles ?
Nous avons voulu offrir aux fidèles cet inusable compagnon de vie chrétienne dont ont si bien profité les générations précédentes. En France, la plupart des fidèles ont à cœur de prier au moyen des textes de la liturgie et de lire quotidiennement la Parole de Dieu. C’est, à mon avis, le plus grand fruit de la réforme liturgique. Les divers mensuels de prière rendent, à cet égard, un service inestimable. Pourtant, l’idée d’un fascicule périmé à la fin du mois n’est pas satisfaisante, et encore moins celle de mettre à la corbeille les textes sacrés. Seul un missel unique et complet, valable sans date de péremption, pouvait remédier à cet inconvénient. Ensuite, nous avons voulu rendre accessible – enfin ! – la liturgie latine issue de la réforme conciliaire, ce que seul un missel bilingue et synoptique pouvait permettre. Il fallait aussi que ce riche trésor pût être compris et intériorisé, ce qui nécessitait une présentation pédagogique et de nombreux commentaires liturgiques, historiques et spirituels. Enfin, la piété chrétienne dépassant le cadre de la prière liturgique, Laudate présente, à côté de la messe, des sacrements et de la liturgie des heures, les autres voies de la vie intérieure : la lectio divina, l’oraison mentale, la prière du cœur, le Rosaire et le chemin de croix, ainsi qu’un grand nombre de prières traditionnelles.

La liturgie a été abîmée par un esprit de rupture fréquent dans l’application de la réforme liturgique, comme Benoît XVI l’a souvent souligné : comment redonner un sens liturgique à un peuple chrétien qui l’a en partie perdu ?
Je ne crois pas que le peuple chrétien ait perdu le sens liturgique. Il a en revanche largement perdu sa culture liturgique. Se la réapproprier exige une remise en cause héroïque et un triple effort : dans la formation tant des futurs prêtres que des musiciens d’église et des fidèles ; dans l’exemplarité des « grandes églises » : cathédrales, monastères, séminaires, paroisses urbaines ; dans l’unité de l’ars celebrandi, qui découle d’une formation solide, intérieure et objective. La clef de voûte de cette réforme reste néanmoins la réconciliation de l’Église latine avec sa propre langue rituelle, car le latin, qu’on le veuille ou non, est la grammaire du rite romain.

Quel rôle peut jouer le missel de Jean XXIII dans la situation liturgique actuelle, peut-il être un point de repère pour enraciner le missel de Paul VI dans la longue tradition latine, et contribuer ainsi à montrer qu’il n’y a pas de rupture ?
J’ai, à titre personnel, une grande vénération pour la liturgie contenue dans le missel de 1962 et, comme beaucoup, j’avais placé mon espérance dans la démarche d’enrichissement mutuel engagée par Benoît XVI, en 2007. Il me semblait que les deux formes du rite romain, chacune dans son univers distinct, étaient nécessaires pour exprimer la totalité de notre tradition latine. La porte semble s’être refermée, sans autre perspective, sur cette vision de complémentarité. Par ailleurs, la composition du missel Laudate m’a conforté dans l’idée d’une intime continuité du rite romain et de la justesse de la réforme du missel. Cependant, sans le latin et le génie romain qu’il exprime, cette continuité est difficile à saisir. Au plan strictement liturgique, le lien vivant à la latinité me semble ainsi plus important que la comparaison des missels, pour se persuader qu’il n’y a pas eu de rupture. Un temps viendra peut-être aussi où quelques pépites conservées par le missel de Jean XXIII retrouveront la place qu’elles méritent dans la liturgie rénovée.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Missel Laudate, Artège, 2021, 2424 pages, édition standard 45 €, édition cuir 60 €.

© LA NEF n°342 Décembre 2021, mis en ligne le 3 janvier 2022