Les mutations de la France

Ces dernières quarante années, la France a profondément changé. « Accélération de la désindustrialisation, apogée de la société des loisirs et de la consommation, poursuite de la périurbanisation, hybridation des traditions populaires sous l’influence de la mondialisation, syncrétisme spirituel et religieux sont autant de réalités nouvelles. » C’est ce que montrent, chiffres, graphiques et cartes à l’appui, Jérôme Fourquet, directeur du département Opinion à l’Ifop, et le journaliste Jean-Laurent Cassely, dans ce gros ouvrage passionnant à plus d’un titre, et même parfois amusant.
Au lieu des élucubrations intellectuelles qui sont la marque de cette discipline incertaine qu’est la sociologie, nos coauteurs décrivent très concrètement les évolutions de notre pays. La France de 2021 connaît une économie d’après l’agriculture et fragilisée par la désindustrialisation. Les territoires sont reconfigurés pour de nouveaux modes de consommation : fleurissent parcs d’attractions, centres commerciaux et villages de marques… La France est devenue une zone de chalandise quadrillée par les grandes surfaces : ainsi le nombre de magasins Intermarché est passé de 310 en 1980 à 1658 vingt ans plus tard. Le tourisme est devenu un pilier du nouveau modèle économique : Disneyland Paris est devenu la première destination touristique d’Europe, la fréquentation du ZooParc de Beauval a supplanté celle du château de Chambord.

La réorganisation des territoires
Les territoires entrent en concurrence et se réorganisent en fonction des classes sociales : villes-TGV pour les professions du tertiaire supérieur, banlieues et couronnes périurbaines pour les déclassés, campagnes envahies par les néoruraux. Les plus riches abandonnent la Côte d’Azur pour Biarritz et la côte basque. Le Perche se gentrifie, attirant les Parisiens connectés. Les paysages sont bouleversés par les lotissements, car les deux-tiers des Français rêvent d’une maison individuelle avec barbecue, voire piscine telle qu’on en aperçoit dans les émissions de Stéphane Plaza.
Un processus de « démoyennisation » est marqué par une bipolarisation vers le haut (les bourgeois urbains avec leurs codes culturels propres) et le bas (le peuple avec son mode de vie maison-auto-hypermarché). La démoyennisation par le haut est illustrée par la montée en gamme des offres de vacances : les campings deviennent des « hôtelleries de plein air » cinq étoiles, les stations de ski ciblent une clientèle fortunée. La démoyennisation par le bas s’observe par le succès du hard discount, de Gifi et de Dacia, la chasse aux promos, l’essor des jeux de hasard et du crédit à la consommation, toute une « économie de la débrouille ».
Les métiers s’adaptent aux nouveaux styles de vie. Les moins qualifiés sont en croissance : ouvriers de la logistique pour l’e-commerce remplaçant celui d’usine, livreurs, chauffeurs VTC, aides-soignantes, auxiliaires de vie, vigiles… Ce sont eux qui ont participé au mouvement des Gilets jaunes. Viennent ensuite les emplois de niveau bac + 2 : comptables, commerciaux, techniciens de l’informatique… De nouvelles professions se développent, comme les franchisés, les psychologues et coachs en thérapies alternatives. En haut, les bac + 5 constituent la nouvelle bourgeoisie des métropoles – la start-up nation vantée par Emmanuel Macron ! À leur sommet, les magnats de l’immobilier tendent à remplacer les capitaines d’industrie. Ces évolutions ont des conséquences politiques que la géographie électorale décrypte finement, repérant une gauche de centre-ville qui s’oppose à une droite périphérique.

L’américanisation de la société
La mondialisation culturelle – surtout l’américanisation – imprègne toute la société : burger (1 McDonald’s en 1979, 1464 en 2018) détrônant la banquette, tacos, sushis, Netflix, succès de la danse country, hip-hop mais aussi véganisme et halal. Les rappeurs des quartiers supplantent les chanteurs français.
Enfin, le catholicisme s’efface au profit de l’islam, du protestantisme évangélique et d’un « patchwork spirituel » fait de méditation transcendantale, de yoga, de chamanisme et de sorcellerie…
Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely présentent des faits bruts, laissant au lecteur la liberté d’interpréter, de se faire une opinion. Qu’il soit permis de juger que le tableau qu’ils brossent n’est pas très plaisant : les hypermarchés ruinent les petits commerces de centre-ville, une partie de l’ancienne classe moyenne se prolétarise, la globalisation détruit les identités culturelles, le consumérisme individualiste triomphe, un millier d’usines ferment, l’entrée des villes est enlaidie par d’immenses centres commerciaux, les bistrots sont remplacés par des comptoirs de vente de kebabs, l’Église se retire des campagnes, les charlatans exploitent le désir de Dieu. Les candidats à l’élection présidentielle devraient lire ce livre car, pour qui veut mieux connaître la France d’aujourd’hui, sa lecture s’avère indispensable.

Denis Sureau

(1) Jérôme Fourquet, Jean-Laurent Cassely, La France sous nos yeux. Économie, paysages, nouveaux modes de vie, Seuil, 2021, 496 pages, 23 €.

© LA NEF n°343 Janvier 2022