Résister à l’euthanasie

ÉDITORIAL

Sur les sujets « sociétaux » – terme bien impropre en vérité qui tend à minimiser leur importance –, c’est peu dire que les « cathos » vont de défaite en défaite. Et s’il y a une indéniable accélération depuis quelques décennies, l’origine de ces reculs successifs est lointaine, lorsque notre vision de l’homme a été progressivement déformée par une incompréhension croissante de ce qu’est la loi morale naturelle, l’homme cherchant à s’émanciper de toute limite ou tutelle imposée supérieurement (Dieu, la nature, la culture…) afin d’affirmer la primauté absolue de sa volonté en toute chose – pour faire ce qu’il veut et arguer que c’est bien. Ce n’est pas le lieu ici de tenter une histoire de cette déformation qui a sans doute sa source profonde dans le nominalisme au XIVe siècle, il est cependant capital de saisir combien elle est ancienne et coïncide – ce n’est pas un hasard, bien sûr ! – avec la déchristianisation de l’Europe.

Les réformes « sociétales » ont d’abord attaqué la famille, cellule de base de la société : par le divorce de plus en plus banalisé et facile ; la contraception qui a entraîné une déconnexion entre sexualité et procréation, et donc entre sexualité et amour avec l’engagement qu’il suppose ; l’avortement, que l’on prétend ériger en « droit de l’homme » ; le mariage entre personnes de même sexe et la théorie du genre ; la PMA. Les prochaines étapes sont la GPA et l’euthanasie, en attendant le transhumanisme qui achèvera la déconstruction de l’anthropologie classique qui a structuré notre civilisation chrétienne pour aboutir à l’homme-machine ou « l’homme augmenté » dont rêvent nos modernes apprentis sorciers.

Vers une loi légalisant l’euthanasie ?

La pression, aujourd’hui, pour faire passer une loi légalisant l’euthanasie est forte, même s’il faut reconnaître que ce n’est pas un thème central de la campagne présidentielle. Cette nouvelle défaite de la vie n’est cependant pas assurée. Parce que franchir le Rubicon en administrant la mort est loin d’être anodin et fait réfléchir, tout particulièrement les grands malades et les personnes âgées qui se retrouveraient dans une situation horrible en sentant la pression de cette possibilité offerte « d’en finir » et qui, loin d’y gagner en « liberté », se verraient contraints par le regard des autres sur eux ; et puis aussi parce que les expériences étrangères, en Belgique notamment, si l’on y regarde de plus près sans céder à la propagande de service, n’engagent guère à sauter le pas !

Quelle que soit l’issue du combat, il faut de toute façon livrer bataille fermement mais sereinement, c’est un devoir envers la vérité sur l’homme, une nécessité de témoigner pour les générations futures, et l’on ne sait pas les fruits secrets de ces combats minoritaires et incertains.

Face au forcing pour imposer l’euthanasie, faut-il composer, comme l’ont suggéré le Père Carlo Casalone, dans La Civilta Cattolica, revue jésuite proche du pape, ou Marie-Jo Thiel dans une tribune du Monde, tous deux allant dans le sens de lâcher du lest sur le suicide assisté pour empêcher l’euthanasie de passer (1) ? Autant il peut être légitime de voter un texte non satisfaisant mais qui améliore une législation mauvaise existante, autant il est moralement critiquable de défendre une loi délétère nouvelle au prétexte hypothétique qu’une loi pire encore pourrait passer (2) !

S’adapter à l’esprit du monde ?

Cette affaire pose la question plus générale de la position de l’Église lorsque son enseignement est jugé « inaudible » par une majorité de nos contemporains. Doit-elle transiger et suivre les évolutions du monde pour ne pas apparaître « dépassée » ou doit-elle tenir sa doctrine coûte que coûte ? Certes, l’Église peut évoluer sur des sujets contingents – c’est la fameuse « herméneutique de la réforme, du renouveau dans la continuité » explicitée par Benoît XVI –, certes, elle doit être à l’écoute du monde, soucieuse des misères et souffrances qui le traversent, proche des plus humbles et des plus fragiles, mais le sera-t-elle davantage en bradant le trésor de sa doctrine pérenne héritée de deux mille ans de sagesse ? En ce temps où tous les repères les plus élémentaires se perdent, où les hommes sont en fait déboussolés et malheureux, il est essentiel que l’Église, bien seule, tienne son discours de vérité à temps et à contretemps, même si elle paraît « inaudible » à beaucoup, même si elle essuie pour cela force critiques. Le disciple n’est pas au-dessus de son maître : le Christ lui-même était-il « audible », a-t-il cherché à se concilier l’esprit du monde ? On attend d’autant plus de l’Église une parole claire, nette et forte que l’on vit une époque troublée : sur l’euthanasie, il convient de rappeler que personne ne perd sa « dignité » avec son autonomie, la maladie ou la faiblesse, sa dignité étant en lien avec sa capacité d’amour qui ne cesse qu’avec la mort.

Transiger au nom d’une fausse conception du moindre mal sur des points essentiels de doctrine donne des gages au relativisme ambiant et finit inévitablement par une trahison des principes, sans parler du trouble semé dans les consciences. Et, de plus, de telles compromissions n’ont rien de « pastorales », elles ne suscitent aucune conversion ni ne parviennent à se concilier les bonnes grâces du monde qui en veut toujours plus. Elles n’aboutissent qu’au déshonneur et à l’échec.

Christophe Geffroy

(1) Ce que le pape François a formellement contesté lors de l’Audience générale du 9 février 2022.
(2) Cf. Evangelium vitae n. 73.

© LA NEF n°345 Mars 2022