Emmanuel Todd en 2014 © Oestani-Commons.wikimedia.org

Le patriarcat n’a jamais existé !

Le déferlement de l’idéologie néoféministe représente une révolution anthropologique. C’est ce que pense l’historien et anthropologue Emmanuel Todd, qui entreprend dans son dernier livre, Où sont-elles ? (1), « une esquisse de l’histoire des femmes ». Comme pour ses précédents travaux sur les systèmes familiaux, on y trouve des analyses brillantes qui, si elles sont parfois tordues, ont le mérite de l’originalité. Il prouve d’emblée son non-conformisme en montrant, chiffres à l’appui, que les cas de féminicides n’ont cessé de diminuer depuis quarante ans, ou en affirmant que « la destruction du patriarcat fut facile chez nous parce qu’il n’avait jamais vraiment existé ».
La première vague féministe portait sur la citoyenneté (les suffragettes réclamaient le droit de vote), la deuxième sur la sexualité (contraception, avortement…), la troisième concerne l’identité. Les concepts de ce néoféminisme – patriarcat, genre, intersectionnalité –, d’importation récente américaine, sont aux yeux de Todd nocives pour une juste compréhension de l’histoire des femmes : cette idéologie « voile plus qu’elle ne transforme la réalité du monde ». Expression d’un ressentiment, elle débouche sur une guerre des sexes.
Dans le sillage de ses précédentes recherches, Todd analyse longuement l’évolution des modèles familiaux depuis le néolithique sur les différents continents. Chez les chasseurs-cueilleurs, au sein d’une famille nucléaire (père + mère + enfants), les hommes chassent et les femmes cueillent : cette division sexuelle du travail est universelle, elle n’est pas une simple construction sociale comme le voudraient les féministes. La domination masculine n’est que relative et très variable, et s’exprime dans les activités collectives (politique, grands travaux, guerre…).
Dans un deuxième temps, Todd s’intéresse au rapport du christianisme et du statut des femmes. L’Église a été « un pôle de résistance à la brutalité masculine » ; la sacralisation du mariage a protégé les femmes de l’instabilité des hommes et la modération de la sexualité du viol conjugal. C’est le protestantisme qui fut défavorable aux femmes : Luther donne une place centrale au père de famille, le recul du culte de la Vierge Marie au profit d’Ève la femme pécheresse contribue à un masculinisme. Et c’est précisément en réaction à ce « patricentrisme » protestant que serait né le féminisme dans les pays anglo-américains et scandinaves.
Comment comprendre l’émancipation des 70 dernières années ? La révolution sexuelle a commencé dès 1965. La légalisation de la pilule et de l’avortement a consacré la perte du pouvoir masculin : « C’est désormais la femme qui décide d’avoir un enfant ou non. » L’arrivée massive des femmes sur le marché du travail les libère de la dépendance économique, « supprime la nécessité du couple humain ». Les femmes font davantage d’études supérieures que les hommes (52 % contre 44 %), instaurant ainsi une « matridominance éducative », et se marient à des hommes de condition moins élevée – renversement complet. Pourtant cette prétendue libération qui s’accompagne d’une anxiété croissante, d’un mal-être social, serait aussi la cause de « l’effondrement final du catholicisme » (thème cher à l’auteur). Elle a aussi pour conséquence d’éroder le sentiment collectif sur fond d’effondrement de la démocratie.
Le succès du féminisme illustré par #MeToo s’expliquerait par la domination des femmes issues de la petite bourgeoisie dans l’enseignement et la recherche, spécialement dans les sciences humaines, domaine de l’idéologie. À cette évolution s’oppose néanmoins une certaine résistance masculine dans les plus hautes strates sociales (les 4 % supérieurs de la société), notamment celle des dirigeants d’entreprise et des bureaucrates d’État. Ainsi notre société « vit une tension entre matridominance idéologique et patridominance économico-bureaucratique ». La lutte des sexes se double ainsi d’une lutte entre les classes moyennes et les classes supérieures.
On regrette dans ce livre le traitement de l’homosexualité : Todd la considère comme naturelle et universelle, envisage « l’Église catholique comme une vaste institution homosexuelle » qu’il oppose à l’homophobie protestante, relie l’émergence de l’identité gay ou transgenre au rejet obsédant de la sexualité par le christianisme, etc. Ces scories mises de côté, ce livre offre des outils utiles de déconstruction de l’idéologie néoféministe.

Denis Sureau

(1) Emmanuel Todd, Où sont-elles ? Une esquisse de l’histoire des femmes, Seuil, 2022, 390 pages, 23 €.