Erwan Le Morhedec © Hannah-Assouline-Cerf

L’euthanasie, un déni de liberté

Erwan Le Morhedec, avocat, chroniqueur à La Vie et animateur du blog Koztoujours, vient de publier un livre fort (1) qui propose un tour d’horizon très complet et argumenté sur l’euthanasie. Entretien.

La Nef – Comment avez-vous été amené à vous intéresser à la question de l’euthanasie, en quoi est-ce un enjeu important pour l’avenir ?
Erwan Le Morhedec
– J’ai eu, très jeune, des échanges sur la prise en charge de la fin de vie avec une amie infirmière en soins palliatifs. C’était à la fin des années 90, à une époque où ils étaient encore embryonnaires. De fait, si le geste euthanasique me révolte, j’avais bien conscience qu’on ne peut pas se contenter de répondre par un interdit à une personne souffrante. En ce qui concerne l’avenir, on peut assez prosaïquement relever qu’il y a aura en 2060 200 000 centenaires contre 1000 en 1970. La question est de savoir si l’on placera la priorité dans la prise en charge humaine et fraternelle des Français âgés ou si les progrès de la mentalité euthanasique feront peser sur nous une suggestion insistante de partir « dans la dignité », et décourageront l’imagination au service des plus âgés.

Il semblerait qu’une immense majorité de Français, selon certains sondages (jusqu’à 93 %), serait favorable à l’euthanasie et comment ne pas comprendre que face à des situations de souffrance extrême, on préfère abréger sa vie : lutter contre la légalisation de l’euthanasie n’est-il pas dès lors un combat perdu d’avance ?
Les sondages sont ce qu’ils sont : contestables. Il est en soi assez risible d’imaginer que sur un tel sujet les Gaulois batailleurs que nous sommes serions unanimes. Non seulement d’autres sondages mettent en avant des priorités bien différentes pour les Français, mais la limite essentielle est que sont interrogés des Français bien-portants. Or il y a des situations dans lesquelles on ne se transpose pas. On parle avec son histoire, ses deuils, ses tripes, sa peur. Lorsque des malades pris en charge en soins palliatifs ont été interrogés, une majorité s’est prononcée contre l’euthanasie et encore ceux qui s’y sont déclarés favorables ne l’ont pas fait pour eux-mêmes. Pour autant, il est difficile de constater qu’une majorité de Français soit favorable à l’euthanasie. Je ne crois pas non plus que les Français aient compris que ces propositions s’appliquaient sans même que le pronostic vital soit engagé à court terme, ou pour des affections psychiques – tels que la dépression, la schizophrénie etc.

Vous êtes vous-même connu comme un catholique assumé et beaucoup d’opposants à l’euthanasie sont des chrétiens, pour lesquels la souffrance a un sens dans une optique de foi, sans oublier le fait que, pour un chrétien, la vie ne nous appartient pas : n’est-il pas plus facile d’être contre l’euthanasie lorsque l’on est chrétien ou, autrement dit, peut-on être contre l’euthanasie lorsque l’on n’est pas croyant ?
Pour ma part, je me refuse à considérer in abstracto que la souffrance a un sens. À d’autres égards, je refuse sur ce sujet ce qui serait un débat de bien-portants. Or émettre un avis général sur la souffrance me semblerait une autre manière de me prononcer sur la souffrance d’un autre. Par ailleurs, s’il y a de nombreux chrétiens parmi les soignants, ce n’est pas par indulgence pour la souffrance : ils dédient toutes leurs journées à la combattre. Mais fort heureusement, au cours de mes entretiens et visites en soins palliatifs, j’ai rencontré nombre de soignants et bénévoles non-chrétiens, agnostiques, athées, voire bouffe-curés, y compris parmi des pionniers des soins palliatifs, guidés par des valeurs fortes de solidarité et de fraternité.

J’insiste sur ce point : le combat contre l’euthanasie peut-il s’émanciper de toute dimension religieuse ? Et pourquoi ce combat, mené notamment par les chrétiens, connaîtrait-il un sort différent de tous les combats anthropologiques successifs (contre l’avortement, le « mariage pour tous », la PMA…) que les chrétiens ne cessent de perdre les uns après les autres, parce qu’ils vont contre le sens de l’émancipation moderne de la volonté au nom de la liberté individuelle ? Pourquoi en irait-il différemment pour l’euthanasie ?
Il est de bon ton, lorsque l’on est chrétien, de laisser sauve l’espérance et, faute d’espérance, de ménager un espoir. Je dois reconnaître, sur ce point, que la probabilité pèse en faveur de la légalisation de l’euthanasie. Plus de la moitié des députés ont demandé en juin 2021 que la proposition de loi d’Olivier Falorni soit remise à l’ordre du jour, évidemment dans l’intention de la voter : les choses sont donc claires. Au-delà de cela, l’euthanasie est certainement conforme à une logique d’autodétermination qui prévaut dans la société, d’absolutisation du consentement, d’individualisme et de libéralisme sociétal. Pour autant, je garde à l’esprit nombre d’invitations à ne pas faire dépendre notre expression de ses chances de succès. Ainsi, si personne ne m’a chargé de quoi que ce soit, je ne peux pas m’empêcher de me souvenir de cette phrase que chacun reconnaîtra : « je ne suis pas chargée de vous le faire croire, je suis chargée de vous le dire ».

Dans votre livre, vous expliquez que l’euthanasie va contre les trois valeurs fondamentales de nos sociétés : la liberté, l’égalité, la fraternité. Commençons par la liberté : pourquoi, en réalité, la personne malade n’a-t-elle pas une réelle liberté de choix quand l’euthanasie est légalisée ?
On philosophe beaucoup, sur la fin de vie, on prend des cas d’école, on théorise. Il est bon de se mettre à hauteur de personne, essayer d’être dans son lit de malade, envisager la douleur, les nuits sans sommeil, l’angoisse de la mort, l’isolement parfois, les enfants qui viennent vous voir quand ils le peuvent, qui prennent sur leur temps de travail ou de loisir, le soignant qui, épuisé, ne répond pas assez vite ou assez bien quand vous lui demandez si tout cela a du sens, et notre société, qui ne valorise que la maîtrise, l’autonomie, la jeunesse. Pensons aux personnes âgées confiées à des maisons de retraite défaillantes. Est-ce vraiment leur liberté qui parle, si elles demandent à partir ?
Je ne veux pas nier la possibilité que certains puissent en faire une demande réfléchie et persévérante. Mais je dis que le fait de répondre favorablement, par la loi, à ces demandes conduira à faire peser une lourde contrainte sur la plus grande majorité.

En quoi, en cas de légalisation de l’euthanasie, l’égalité et la fraternité seraient-elles aussi atteintes ?
Contrairement à ce que l’on nous dit, le nombre de Français qui se rendent en Belgique pour y être euthanasiés est négligeable. L’enjeu d’égalité sur ce point est artificiellement gonflé. Le seul véritable enjeu d’égalité sur la fin de vie, c’est la possibilité pour tous les Français, sur tout le territoire, de bénéficier de soins palliatifs. Ce n’est pas le cas aujourd’hui, faute de volonté et d’investissement. Si l’euthanasie est légalisée, croyons-nous vraiment que la logique pèsera en faveur d’investissements supplémentaires ? En ce qui concerne la fraternité, j’ai vu sur place la fraternité réelle, celle qui est mise en œuvre par l’ensemble des acteurs des soins palliatifs – qu’ils soient soignants, bénévoles ou art-thérapeutes. Or ces acteurs sont unanimes : la légalisation de l’euthanasie perturberait lourdement la pratique des soins palliatifs. Ce sera déjà une perte en termes de créativité médicale. Mais en outre, les soignants auront le choix entre le fait de ne plus s’engager pleinement dans la relation avec le patient, ce qui est une richesse des soins palliatifs, ou vivre avec des traumatismes répétés – ce qui est le cas de soignants belges. Une enquête a été réalisée auprès des équipes de soins palliatifs à l’été 2021 : il en ressort qu’un nombre considérable de médecins se poserait la question de démissionner. Il faudra craindre aussi l’absence de recrutements, car la perspective de devoir être impliqué dans une euthanasie risque fort de dissuader des étudiants de rejoindre cette filière. À l’heure où nous devons développer les soins palliatifs, nous ne pouvons pas nous permettre un coup d’arrêt.

Outre le malade qui peut subir de fortes pressions, l’euthanasie ne fait-elle pas peser un poids énorme sur les familles ?
Le Dr Anne de la Tour, désormais chef de service à la Maison Médicale Jeanne Garnier, me racontait notamment le cas d’une famille, pas spécialement favorable à l’euthanasie mais qui voulait respecter la demande du père. Et l’un de ses membres lui disait : « Vous vous rendez compte ? Nous sommes en train de chercher le moyen de tuer notre propre père. » De la même manière, le deuil qui suit une euthanasie ou un suicide assisté risque bien davantage d’être un deuil traumatique qu’un deuil qui suit une mort naturelle. Des proches resteront pris entre le choix d’accompagner un parent dans un acte qu’il désapprouve, et la culpabilité de ne pas avoir réussi à déployer ce qu’il fallait pour qu’il en soit autrement, ou celui de ne pas le faire, avec la culpabilité d’avoir abandonné ce parent. Lorsque des malades sont amenés à se poser la question du poids qu’ils représentent pour leurs proches, ils ne devraient pas négliger ce poids laissé en héritage.

Lorsque l’on parle d’euthanasie, il y a, dites-vous, un grand oublié : le soignant, le médecin notamment chargé de donner la mort, pour lequel, rétorque les partisans de l’euthanasie, l’objection de conscience serait reconnue. Qu’en est-il réellement et y a-t-il une position majoritaire du corps médical sur cette question ?
Oui, avec les survivants, les endeuillés, on peut dire que le soignant est le grand oublié. On ne se soucie guère de l’impact que représente sur lui le fait d’ôter la vie à une personne. L’objection de conscience est majoritairement réclamée par les soignants de soins palliatifs, mais plusieurs m’ont fait remarquer qu’en pratique, cela a toutes les chances d’être un leurre. Lorsque vous avez noué une relation avec un patient, ou même seulement lorsqu’il est présent dans votre unité, vous ne pourrez pas humainement décider du transfert d’une personne en fin de vie dans un autre service pour y subir une euthanasie. Vous serez fatalement conduit à laisser pratiquer l’euthanasie dans le vôtre, même en n’y prêtant pas la main vous-même. Mais ce sera un bouleversement majeur, et totalement sous-estimé parce que l’on se refuse à envisager ces situations au niveau des émotions, des tripes, de l’humain.

Vous rapportez de nombreux témoignages sur les soins palliatifs : en quoi sont-ils un remède à l’euthanasie et pourquoi ne sont-ils pas davantage développés ?
Soyons purement factuels, tous les soignants vous relateront la même expérience : lorsqu’un patient est correctement pris en charge en soins palliatifs, la demande d’euthanasie disparaît. Une étude menée en 2014 sur 2157 patients a permis de relever que seuls 9 % d’entre eux avaient exprimé un « souhait de mourir » – ce qui n’est pas nécessairement une demande d’euthanasie – et que 90 % des demandes d’euthanasie ont disparu au cours de l’hospitalisation. Les soins palliatifs déploient une grande inventivité pour prendre en charge les douleurs physiques mais aussi les souffrances psychiques.
Je ne peux faire que des hypothèses sur l’absence de développement suffisant des soins palliatifs, mais je crains qu’il y ait à leur égard un manque de considération parmi les soignants. Pour beaucoup, le rôle de la médecine est de guérir. Or cette médecine est une médecine humble. D’un point de vue politique, il est probable que les soins palliatifs souffrent du même manque d’attention à tous les secteurs reposant sur l’humain.

Vous consacrez de nombreux passages de votre livre à l’exemple belge où l’euthanasie est légalisée depuis 2002 et que les partisans de cette loi montrent comme un exemple : pourtant, à vous lire, c’est un exemple plutôt effrayant qui fait peur ; pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?
Dans mon livre, je reprends une formule de geek : « it’s not a bug, it’s a feature ». Le système belge ne dérive pas : il est une dérive. La prétendue Commission de contrôle, qui ne peut intervenir qu’a posteriori, ne contrôle que ce qu’on lui déclare et reconnaît qu’on ne lui déclare évidemment pas les cas douteux. Tout a porté à l’élargissement : le critère de l’incurabilité a été compris de manière subjective (c’est au patient de dire s’il est incurable), de même que la souffrance. Ainsi dès lors qu’un patient fait état d’une souffrance, personne ne pouvant légitimement émettre un avis sur celle-ci, l’euthanasie lui est ouverte – ce d’autant plus que la souffrance peut être uniquement psychique (sans minorer la souffrance psychique, le fait est que ce n’est pas ce qui était initialement avancé). Aujourd’hui, on se retrouve à euthanasier des personnes atteintes d’une simple DMLA et déjà, la Belgique débat d’une euthanasie « pour vie accomplie ».

Finalement, on en revient toujours là, la question centrale quand on parle d’euthanasie, n’est-elle pas anthropologique, à savoir la vision de l’homme que l’on a, et donc aussi de ce qu’est sa dignité fondamentale ?
Vous me demandiez s’il est plus facile d’être contre l’euthanasie lorsque l’on est chrétien. Si tel est le cas, je pense en effet que c’est parce que notre foi nous convoque : même lorsque nous serions tentés de défaillir, même lorsque nous avons instinctivement du mal à reconnaître la dignité de l’autre, que ce soit une personne à la rue ou un malade, elle nous demande de voir le Christ en chaque personne faible, elle nous enjoint, si une situation ne fait pas honneur à la dignité intangible de la personne, d’y remédier et non d’abdiquer.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Erwan Le Morhedec, Fin de vie en république. Avant d’éteindre la lumière, Cerf, 2022, 210 pages, 18 €. L’ouvrage est bâti sur un tryptique afin de montrer en quoi l’euthanasie s’oppose à la liberté, l’égalité et la fraternité. L’argumentation est pointue et fort convaincante, elle démonte point par point les prétendues justifications à l’euthanasie, montrant l’échec des exemples étrangers. Beaucoup de témoignages aussi dans les établissements de soins palliatifs, notamment des soignants, les grands oubliés sur ces questions.

© LA NEF n°345 Mars 2022