Rémi Brague © DR

Après l’humanisme

Rémi Brague est professeur émérite de philosophie médiévale, arabe et juive. Membre de l’Institut de France et auteur d’une œuvre importante, il nous parle de son dernier livre (1).

La Nef – Pourquoi s’intéresser à une définition de l’homme, en quoi est-elle nécessaire ? Et est-il seulement possible de « définir » l’homme dont vous dites bien qu’il est « mystère » comme le Dieu dont il est l’image ?
Rémi Brague
– Ce que je défends est qu’il faut se méfier de toute définition de l’homme qui serait, selon l’étymologie, une façon de fixer des limites (latin : finis) à l’humain. Ce qui mène à exclure tout ce qui ne satisfait pas aux critères. D’abord les fœtus ou les nourrissons encore incapables de poser les actes par lesquels on peut identifier l’humain comme la parole. Puis les comateux aux encéphalogrammes plats. On en vient aisément, et l’histoire récente nous en fournit des exemples concrets, à décider qu’il y a des « sous-hommes » qui mènent une « vie qui ne vaut pas d’être vécue » (lebensunwertes Leben), etc.

C’est d’avoir voulu être trop humain, en centrant trop le regard sur l’homme, que l’humanisme s’est épuisé : comment en est-il arrivé là, était-ce inscrit dans l’humanisme originel ?
Que l’homme soit au centre, admettons, mais sans oublier qu’au centre du village, il n’y a pas que le trône, mais aussi le pilori… Mais au centre de quoi au juste ? Je dirais donc plutôt que l’humanisme s’est rabougri en perdant de vue le contexte à l’intérieur duquel l’humain prend son sens. On peut le penser ce contexte en différents styles. Pour les Anciens, c’était le monde physique en son bel ordre – en grec : kosmos. L’homme en était le sommet, non le tyran, mais plutôt le chef-d’œuvre, le vivant qui réalise le mieux les intentions de la Nature. Il le faisait par la pratique des vertus. Pour la Bible, ce contexte est Dieu. L’homme en est l’image. Pour se montrer à la hauteur de cette vocation, il se guide sur les commandements donnés par le Dieu créateur et libérateur.

Le fait de définir l’homme par lui-même comme le fait un certain humanisme conduit non pas à l’échec, écrivez-vous, « mais à une réussite telle qu’elle aboutit à l’opposé de ce qui était recherché » : pourriez-vous nous l’expliquer ?
La définition de soi par soi est l’aspect théorique d’une attitude pratique, la recherche de l’autonomie. Or, la détermination de soi par soi est neutre : elle peut être positive, mais aussi négative. Dans mes Ancres dans le ciel (2009), j’ai fait un peu d’humour noir en rappelant que le suicide était aussi une façon de se déterminer soi-même. Voire, plus efficacement que tout essai pour s’améliorer physiquement ou moralement.

Pourquoi la tentation de créer un « homme nouveau » conduit-elle au désastre ?
Je laisse de côté le problème du prétendu « transhumanisme » : techniquement faisable ? moralement justifiable ? etc. Mais le projet de créer un « homme nouveau » est ancien. Voyez le livre de Dalmacio Negro, El mito del hombre nuevo (2009), qu’il faudrait traduire. L’ennui c’est que le créateur d’un éventuel « homme nouveau » resterait un « homme ancien », gouverné non par la recherche de la sainteté, mais plutôt par celle du pouvoir. On n’obtiendra qu’une version augmentée de cet « homme ancien ». Celui que saint Paul appelle le « vieil homme » aura reçu son masque au concombre, voilà tout. L’élévation se réduira à un lifting…

« L’humanitarisme est l’ennemi juré du christianisme, parce qu’il entend le remplacer en le caricaturant », écrivez-vous : pourriez-vous nous expliquer cela ?
L’aide humanitaire est un grand bien, et souvent un bien urgent. Secourir les nécessiteux est un devoir sacré. Ce que je critique sous le nom d’« humanitarisme », c’est l’idéologie qui vient parasiter les activités caritatives. René Girard faisait volontiers un calembour aussi profond que drôle : « l’humanitarisme, c’est l’humanisme tari ». Je m’inspire aussi du livre récent de mon ami américain Daniel J. Mahoney, The Idol of our Age. How the religion of humanity subverts christianity (2018). Là aussi, un livre qu’il faudrait traduire… En deux mots, l’humanitarisme se berce d’illusions. Il s’imagine que l’homme, tel qu’il est maintenant, étant naturellement bon (on ne sait pas trop d’où vient le mal, mais tant pis), il suffit d’être gentil pour que tout s’arrange. Le christianisme est moins naïf : il dit que nous ne nous en sortirons pas sans une refonte radicale de l’humain.

Comment nos systèmes juridiques très pointus en sont-ils venus à refuser « de garantir le droit à la vie des personnes les plus faibles » ?
Le droit est par définition la défense des plus faibles. Rousseau l’a très bien dit au début du Contrat Social : le plus fort n’a aucun besoin d’un droit pour garantir sa domination. Il peut se contenter d’exercer un pouvoir de fait, sauf quand il risque de cesser d’être le plus fort. Nos législateurs veulent satisfaire les désirs des citoyens, quels qu’ils soient. Or, seuls les forts peuvent revendiquer.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Rémi Brague, Après l’humanisme. L’image chrétienne de l’homme, Salvator, 2022, 210 pages, 20 €.

© LA NEF n°346 Avril 2022