Père Philippe Capelle-Dumont © KTO capture d'écran

Le catholicisme en péril

Le Père Philippe Capelle-Dumont, professeur des universités, philosophe et théologien, doyen honoraire de la faculté de philosophie de l’Institut catholique de Paris, est président d’honneur de l’Académie catholique de France. Auteur d’une cinquantaine d’ouvrages, il a reçu le Grand prix du Cardinal Grente de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. Il nous parle ici de son dernier livre passionnant (1), un cri d’alarme lucide et raisonné face à la situation du catholicisme.

La Nef – Le christianisme est placé au cœur d’une tempête, écrivez-vous, minimisée par beaucoup au prétexte qu’il en aurait connu d’autres : que sont ces défis et en quoi sont-ils nouveaux ?
Père Philippe Capelle-Dumont
– Le déni de tempête fait partie de la tempête. Le péril – au sens étymologique de « traversée risquée » – que connaît aujourd’hui le christianisme dans la plupart des régions du monde, ne saurait être assimilé aux différentes périodes de crise qui ont prévalu dans sa grande Histoire. Tout un langage providentialiste, instrumentalisant la promesse de la présence du Christ au monde, s’est développé sur le mol oreiller de nos consolations et de nos sécurisations. Pris dans une logique progressive jusque dans les années 1970, moment de la dislocation du marxisme théorique, nous avons vécu dans un climat postconciliaire exagérément enthousiaste, surinvestissant l’avenir ecclésial de paroles enchantées. Aujourd’hui, il est devenu impossible de nous abstraire d’un retour du tragique, ce qu’annonçait déjà lucidement au début des années 1970 un Soljénitsyne. Les défis se révèlent désormais simultanés et inédits : crise anthropologique majeure, dé-ritualisation globale du catholicisme, crise de la foi, emprise totalitaire du numérique, multiplication des sectes, déclin du politique mais retour des empires et islam hégémonique. De surcroît, une sociologie chrétienne militante, minoritaire mais active, ne consent à son appartenance religieuse qu’au prix d’une mise en cause radicale de la structure sacramentelle séculaire du catholicisme. Le danger n’est pas moins présent dans la barque qu’au-dehors.

Pourquoi les notions acceptées de « désenchantement du monde » ou de « sécularisation », s’agissant du christianisme, sont-elles équivoques, sont-elles une réduction du christianisme ?
Elles participent des cinq réductions du christianisme – éthique, politique, métaphorique, métaphysique, spirituelle – qui ont opéré sur le temps long, depuis le XVIIIe siècle jusqu’à aujourd’hui. Tout en consommant une partie de son héritage éthico-spirituel, elles manquent toutes à ses traits principaux. La notion de « désenchantement du monde » –, inspirée par le poète Hölderlin au début du XIXe siècle, exhumée par le sociologue allemand Max Weber et reprise dans une lecture théologico-politique au milieu des années 1980 en France –, a été saturée de présupposés philosophiques assez peu mis en lumière, qui transportent trois logiques contestables : d’abord, celle qui associe la religion aux croyan­ces magiques et enchanteresses ; ensuite, celle d’une indifférenciation des religions du monde ; enfin et corrélativement, celle d’une structure fatale de la sortie de la religion.
Quant à la « métaphore » de la sécularisation – pour parler comme son plus grand théoricien, Hans Blumenberg – qui accompagne la notion de désenchantement, elle renforce l’idée de nécessité historique dans le destin régional, voire mortel des religions. Elle introduit au final, par-delà les césures factuelles, une continuité artificielle entre le christianisme pré-moderne et ladite Modernité : celle-ci consisterait en un inévitable transfert spéculatif et pratique dont il faudrait s’accommoder au titre de « l’autonomie des réalités terrestres ». On peut ainsi regretter que sur le versant chrétien, certains théoriciens – à l’instar du théologien protestant allemand Friedrich Gogarten au début du XXe siècle – voient encore dans la sécularisation une chance pour un christianisme enfin débarrassé de ses oripeaux religieux, donc mature, alors qu’il conviendrait d’en stigmatiser surtout les formes idolâtriques.

Vous évoquez la « dé-ritualisation » du catholicisme et la position de ceux qui, dans les années 70-80, voyaient « parmi les non-pratiquants, voire les incroyants, des manières de vie chrétiennes éthiquement égales – voire supérieures – à celles des pratiquants » : comment une telle argumentation a-t-elle été possible et quelles conséquences a-t-elle eues ?
C’est en effet l’un des motifs – on peut en mentionner quelques autres – dont l’impact a été le plus puissant et qui a participé de la dé-ritualisation foudroyante du catholicisme dès avant la période postconciliaire. À dire et à répéter – tel fut le cas de maintes prédications au cours des années 1960-1980 – que l’on relève hors de l’Église des manières de vie éthiquement égales, voire supérieures à celles des chrétiens « pratiquants », cela ne pouvait qu’induire l’idée d’une neutralité éthique de la liturgie. De façon corollaire, l’invocation unilatérale de l’épisode allégorique du Jugement dernier consigné dans l’Évangile selon Matthieu (25, 31-46), selon lequel l’accès au Royaume de Dieu est garanti d’abord à ceux qui nourrissent l’affamé, revêtent le nu et accueillent l’étranger, ne pouvait que placer la pratique sacro-liturgique dans le champ résiduaire de l’optionnel. Ce n’était plus l’acte de foi qui prévalait mais la réponse morale. La liturgie n’avait plus de compétence spécifique dans l’orientation des esprits et des cœurs. Cette dé-ritualisation globale du catholicisme a pu épargner certaines paroisses privilégiées de certains quartiers privilégiés, mais elle a immédiatement et gravement atteint les petites bourgades et le monde rural, participant de leur effondrement ecclésial. Cependant, d’heureuses prises de conscience portent à une inversion de tendance.

Quelle est la part du christianisme dans l’élaboration de l’idée de nation ?
Elle reste encore peu relevée. Forgée entre l’Empire et l’Église, comme l’ont montré les travaux de philosophie politique conduits par Pierre Manent, la nation se présente non pas simplement comme un « tiers » entre religion et autonomie politique, mais comme la résultante socio-institutionnelle de la structure éthico-spirituelle du christianisme. Les mots comptent. Menacée en Europe de l’Ouest, l’idée de nation semblerait aujourd’hui garantir son avenir dans l’Europe de l’Est. Longtemps prisonniers des prérogatives idéologiques, politiques et administratives de l’Union soviétique, des pays comme la Pologne, la Hongrie et certains États baltes n’ont gagné leur survie qu’en maintenant dans leur cœur, la mémoire vive de leur constitution nationale inspirée par le catholicisme. Aussi, pour ces nations, la notion d’Europe est-elle essentiellement et doit-elle rester liée à un contenu de transcendance en mesure de s’harmoniser avec leurs propres vertus créatrices.
Or, placer l’entité nationale dans l’« en deçà » de l’entité européenne basée sur la seule puissance des formes de droits individuels, cela constituerait une menace d’instabilité systémique. Délestées de leur profondeur mémorielle notamment religieuse, privées de leurs frontières constitutives, les démocraties s’engageraient sur la voie d’un totalitarisme juridique mortel. Comme nous l’avons appris au XXe siècle en effet, un modèle démocratique peut s’accommoder perversement d’une forme dictatoriale.

Vous jugez l’expression « civilisation chrétienne » ambiguë pour qualifier l’Europe : pourquoi ?
Parce que le christianisme ne saurait être superposé ni au projet de civiliser le monde, forgé au XIXe siècle européen dans la mouvance des « Lumières », ni à une civilisation culturellement homogène ! Surtout, l’ambiguïté fondamentale de l’expression « civilisation chrétienne » tient au double sens accordé au qualificatif « chrétienne », renvoyant d’un côté à la structuration politique de l’Occident par le christianisme et de l’autre à une quasi-concorde entre le message évangélique et l’espace politique ainsi désigné. Il convient alternativement de revenir à une formulation plus rigoureuse avec l’histoire factuelle : qu’elle en reçoive à des degrés divers les inspirations, aucune civilisation ne coïncidera jamais pleinement avec le « chrétien ».

Dans le contexte actuel d’une immigration massive et de l’extension de l’islam, vous expliquez que, concernant la tradition d’accueil du christianisme, il convient « de faire valoir la distinction des plans de rationalité : théologique, éthique et géopolitique » : pourriez-vous nous expliquer cela ?
Nombre de nos contemporains vivent sous l’emprise de l’émotionnel médiatiquement exacerbé. Face aux demandes massives d’asile ou d’immigration économique, elle les porte aujourd’hui à une représentation unilatérale de la disposition d’accueil, articulée à un déficit d’analyse sociale. S’y opère alors une confusion entre les différents plans de rationalités où l’éthique, voire l’élan spirituel négligent les lois sociopolitiques et masquent les difficultés, pourtant inévitables à un certain seuil quantitatif, de la cohabitation interculturelle. Concrètement, le christianisme ne peut pas ne pas confronter ses ressorts de générosité les plus nobles à l’impératif des équilibres sociaux d’une nation et d’un continent. La ligne de crête est bien réelle, mais elle n’interdit pas d’avancer.

Comment le christianisme a-t-il répandu « le goût d’une altérité fondatrice » et quelles en ont été les conséquences ?
Il a originellement promu l’idée, certes maintes fois détournée, de l’universalité du genre humain, le portant, chemin faisant et en surmontant bien des obstacles, à reconnaître une dignité ontologique à tous ses membres autant qu’aux différentes cultures. Pensons à la controverse emblématique de Valladolid au XVIe siècle en pleine colonisation des Indiens d’Amérique du Sud ou aux audaces de Matteo Ricci à la même époque en Chine. Le respect absolu de l’« altérité » comme constituant de soi est une invention chrétienne, non sans l’héritage hébraïco-biblique, mais instruit par l’événement de Pentecôte qui a fait de tout être humain un destinataire des forces de l’Esprit. L’Europe s’est construite dans cette veine, suscitant une culture propre tout en préservant les singularités linguistiques et coutumières. Hélas, l’unilatéralisme non critique de l’« autre » magnifié et fantasmé depuis un demi-siècle, a changé la donne et a pu se retourner en mépris de soi. Un véritable glissement de terrain ! Or, le génie chrétien a permis, en faisant retentir l’alliance divino-humaine, l’accomplissement des potentialités enfouies et l’émergence de nouveaux savoirs. C’est, de fait, dans cette triple conjonction de l’altérité, de l’alliance et de l’accomplissement que l’idée chrétienne d’universalité a pu prendre corps et connaître un rayonnement dont saint Paul aura été, après Jésus, le grand contributeur. Elle est aujourd’hui, dans leur inspiration, à reconstruire.

En quoi les nouvelles conceptions anthropologiques qui s’imposent remettent-elles en cause « l’héritage le plus précieux de la conception sacrée de l’être humain, féminin et masculin, issu de la tradition humaniste du judaïsme et du christia­nisme » ? Quelle est la triple « dés-alliance » qu’elle entraîne ?
L’anthropologie contemporaine est comme tétanisée après la mise en cause tenace tout au long du XXe siècle, des définitions de l’homme qui avaient jusque-là prévalu : « animal raisonnable », « homo religiosus » ou « animal symbolique ». La thèse de Martin Heidegger selon laquelle, l’« homme » est coextensif au temps, donc toujours au-devant de lui-même, leur a porté un coup massif, bien que les voix personnalistes d’un Gabriel Marcel ou d’un Emmanuel Mounier mais aussi un certain thomisme aient constitué des propositions grandioses.
Sur ce terreau bouleversé, certaines idéologies conquérantes, mais aussi des lobbies financièrement puissants, installés pour la plupart dans le monde anglosaxon, s’emploient à diffuser dans diverses régions du globe, dont l’Europe, des dispositifs anthropologiques qui mettent frontalement en cause l’héritage anthropologique hérité de la Bible, que la « philosophie des Lumières » elle-même avait, mutatis mutandis, homologué. Nous vivons ainsi de plus en plus selon une triple dés-alliance : avec la nature, entre humains et avec le divin. J’ai tenté d’en relever les différentes causes, d’en analyser les procédures et d’en mesurer les effets. Au total, ce ne sont pas seulement des présupposés fragiles mais des contradictions logiques qui apparaissent. Un seul exemple : le crédit apporté aux lois de la nature en matière éco-planétaire est en contradiction avec la relégation des lois de la nature en matière bio-humaine, conduisant à la légitimation de la GPA jusqu’à l’ambition transhumaniste.

Précisément, comment revenir à la raison à l’heure du transhumanisme et retrouver le bien-fondé de la « loi naturelle » ?
L’une des thèses fondatrices du transhumanisme se trouve être commune avec les théories du « genre », à savoir l’affranchissement du socle naturel et le refoulement de ses indications propres. Mais, nous avons affaire ici à une stratégie d’ampleur aggravée, entée sur une acception aventurière de l’humain, un humain pris dans un processus d’affranchissement cette fois vis-à-vis de l’espèce humaine. En déniant à l’expérience de la finitude et de la mort la fonction structurante de l’existence, les « technoscientifiques » transhumanistes touchent, à la manière d’apprentis sorciers et à coups de milliards de dollars, à des réalités anthropologiques fondamentales dont ils ne maîtrisent guère la teneur métaphysique.

Aucune autre religion que le christianisme n’a porté aussi haut l’exigence intellectuelle, écrivez-vous, et aucun exercice rationnel n’est parvenu à briser la foi fondamentale qui l’anime : comment expliquer cette exigence unique et le fait que, malgré tout, la foi se soit largement perdue en Occident ?
Je l’explique, entre autres arguments, par le « syndrome de l’échafaudage ». Entendons : le christianisme a permis l’établissement de valeurs pérennes sur la route de l’éducation de l’humanité. Aussi a-t-il désormais achevé son rôle historique ; comme tout échafaudage, il est voué au démontage et à la disparition. Cette logique est née au milieu du XVIIIe siècle mais nous ne l’avons pas vu venir. Elle se révèle aujourd’hui comme un rouleau compresseur idéologique incontrôlable qui écrase les élans créateurs de la foi ou les projette sur les marges de la sphère privée.

Vous écrivez que la Modernité est inintelligible sans les apports majeurs du christianisme : à quoi pensez-vous et en quoi Modernité et christianisme s’opposent-ils ou sont-ils au contraire en accord ?
Je ne dis pas que la Modernité est l’expression historique du christianisme, mais, en effet, que sans celui-ci et ses apports majeurs – tels l’idée de l’amour du monde créé, le caractère ontologiquement sacré de chaque être humain, le sens de la promesse et de l’espérance à l’échelle de l’Histoire –, elle n’aurait jamais émergé. Toutefois, ces données y ont été réinvesties et travesties : l’amour du monde en clôture immanente du monde ; la promesse divine du Royaume en progrès nécessaire de l’Histoire ; ou encore la transcendance de l’humain-image de Dieu, en auto-déification de sa liberté.

Il y a aujourd’hui une confusion entre le « sacerdoce commun des baptisés » et le « sacerdoce ministériel » : sur quoi repose cette confusion et en quoi impacte-t-elle à la fois les vocations et la vision du prêtre, et donc aussi celle du célibat sacerdotal ?
Depuis la période postconciliaire, la question du sacerdoce fait l’objet d’un puissant conflit d’interprétations. Réduit à une simple superstructure fonctionnelle ou bien, à l’inverse, sur- sacralisé, le « sacerdoce ministériel » cristallise nombre de remises en cause des références doctrinales. Tout se joue en effet dans une saine articulation entre « sacerdoce ministériel » et « sacerdoce baptismal » qui signifient chacun un rapport singulier au Sacerdoce du Christ. Ainsi, le premier réfère à l’Incarnation et la mission du Christ célibataire, entièrement voué aux affaires de son Père et qui fonde l’Église sur Pierre ; il est comme tel la marque d’une mémoire fondatrice interdisant de faire de l’Église une vague association démocratique. Sans l’Incarnation con­crète, ministérielle et continuée de l’originaire apostolique, le sacerdoce des baptisés lui-même perd de sa substance. Compris comme une totalité englobante, celui-ci oublie la temporalité divino-humaine dans laquelle il se reçoit et qui constitue la source de son propre élan missionnaire. Cette question, on le comprend, engage le destin du catholicisme, la diversité de ses vocations et ses formes de présence dans un monde aujourd’hui désorienté.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Philippe Capelle-Dumont, Le catholicisme contemporain en péril. Ces questions essentielles qu’il lui faut affronter, Artège, 2022, 200 pages, 18,90 €.

© LA NEF n°346 Avril 2022