Anne Coffinier

Instruire ou éduquer ?

«À l’école d’instruire ; à la famille d’éduquer. » Voilà qui résume la répartition traditionnelle des tâches, que l’on retrouve dans le magistère de l’Église. L’institution scolaire est secouée par la crise de la transmission et donc de l’instruction. En parallèle, elle s’est aventurée de plus en plus loin dans le champ éducatif, délégitimant de manière concomitante les familles, suspectées d’obscurantisme. Le « ministère de l’instruction publique », fondé en 1828, n’a-t-il pas été rebaptisé dès 1932 « ministère de l’Éducation nationale » ? De premiers et principaux éducateurs, les parents sont devenus coéducateurs, selon les revendications du syndicat FCPE. En pratique, ils restent à l’école sur le banc de touche. L’été dernier, en interdisant aux parents d’instruire eux-mêmes leurs enfants en famille (sauf rares dérogations), la République française a franchi un cap dramatique dans la dépossession des familles de leurs prérogatives, renouant avec l’esprit de la Révolution française et des totalitarismes du XXe siècle.

L’État et la formation du citoyen
Dans l’éducation, c’est en particulier la formation politique du citoyen qui intéresse l’État. Ce n’est pas nouveau. À l’époque de Jules Ferry, l’école – très loin de la neutralité – cultivait dans un esprit revanchard la haine des Prussiens, le patriotisme, le sens du sacrifice et de l’héroïsme, l’anticléricalisme et le républicanisme. Aujour­d’hui, l’école publique répand le relativisme, le multiculturalisme, l’individualisme, l’hédonisme, le consumérisme, le déconstructivisme, une certaine forme de wokisme, la valorisation de l’Autre par principe, parce qu’il est autre… Si l’idéologie promue par l’Éducation nationale a manifestement changé de contenu, elle prime indubitablement aujourd’hui, avec sa dimension collective, sur la formation personnelle de la raison chez l’enfant, la formation du caractère, de la volonté, des aptitudes personnelles sur le plan spirituel, affectif, physique, intellectuel et a fortiori de la sagesse. Ce n’était pas le cas dans l’école de Jules Ferry et jusqu’aux années 1950, où l’instruction l’emportait sur l’éducation, et la formation individuelle de la raison primait sur la perspective politique collective.
Le gouvernement veut rassembler tous les futurs adultes dans une même structure pour leur inculquer une seule et même culture politique à tous dans le but affiché de lutter contre la fragmentation du corps social. Une culture politique post-nationale qui excelle dans la fragmentation du corps social. Terrible paradoxe ! Que reste-t-il de la formation personnelle jadis appelée formation de la volonté ou du caractère ? Les hussards noirs de la République comme les bons pères ne ménageaient pas leurs efforts pour inculquer une foi et une discipline de vie qui ont servi de colonne vertébrale commune pendant des siècles. Des activités comme le scoutisme jouaient aussi et jouent encore un rôle fondamental. Aujourd’hui, ce sont les clubs sportifs qui assurent une certaine formation de la volonté, sur fond de vide politique et spirituel qu’il est tentant pour une jeunesse en mal d’idéal de combler par l’islamisme. Le sens de l’aventure, de l’initiative, de la prise de risque, de la frontière s’est émoussé à l’école publique, de sorte que les élèves sont condamnés à devenir des futurs agents prêts à se couler docilement dans des moules préparés pour eux. Mais est-ce très différent dans les écoles privées catholiques sous contrat ? A-t-on l’ambition d’y former des élites humaines, d’y cultiver par exemple les vertus de force et de justice ?
Rendre aux enfants puis aux jeunes le goût du leadership, l’esprit d’entreprise, l’esprit de la frontière comme disent les Américains : c’est un enjeu majeur, surtout quand il est connecté à une transmission active de la culture classique française. C’est à ce but que s’est consacré le colloque organisé le 16 mai dernier par la Fondation Kairos pour l’innovation éducative-Institut de France. Quoi de plus urgent spirituellement, économiquement, politiquement, que de proposer une approche pédagogique permettant à nos futurs adultes d’échapper à toute forme de suivisme dolent, et de devenir des « entrepreneurs de leur vie », d’inscrire résolument leur projet dans une logique de responsabilité et de co-création avec Dieu. Apprendre précocement comment fonctionne une petite entreprise, ou porter un projet de création d’entreprise de A à Z peut utilement concourir à donner aux jeunes cette audace d’entreprendre et d’assumer sans lequel rien ne se peut.

Anne Coffinier

Anne Coffinier, présidente de l’association Créer son école et fondatrice de la Fondation Kairos pour l’innovation éducative. Pour en savoir plus : https://www.fondationkairoseducation.org/

© LA NEF n°348 Juin 2022