Excellent connaisseur de la Turquie à laquelle il a consacré récemment un livre incisif (1), Jean-François Colisimo voit en Erdogan le continuateur d’Atatürk par leur commune volonté de redonner une place hégémonique à la Turquie. Entretien pour mieux comprendre la Turquie actuelle.
La Nef – « Nous commençons à peine à comprendre que nous n’avons rien compris à la Turquie », écrivez-vous en ouverture de votre essai : pourquoi une telle incompréhension ?
Jean-François Colosimo – Née sur les ruines de l’Empire ottoman, la Turquie a été le seul pays musulman à s’être délibérément occidentalisé sans jamais être passé par la colonisation. Nous avons voulu voir dans ce désir de modernisation systématique un souhait d’européanisation accélérée alors qu’il y allait avant tout du projet de restaurer l’hégémonie perdue. Après 1923, nous avons gommé les aspects dictatoriaux du républicanisme d’Atatürk au prétexte de la nécessaire laïcisation d’une société archaïque. Après 1945, les putschs militaires à répétition sous couvert de l’indispensable stabilisation d’un allié majeur dans la Guerre froide. Après 2000, la marche vers les pleins pouvoirs d’Erdogan en invoquant le caractère impératif de l’accès au pouvoir de ce que l’on nommait alors l’« islamo-démocratie ». Chaque fois, la Turquie a endossé les grands renversements géopolitiques du moment afin de poursuivre sa quête identitaire fondée sur la volonté de puissance. Chaque fois nous nous sommes laissés aveugler par une conception à court terme de nos intérêts. Et ce d’autant plus lorsque l’Amérique a pesé sur l’Europe en lui imposant ses propres orientations stratégiques à l’égard de l’Est soviétique puis du Sud musulman au sein desquelles Ankara a toujours tenu un rôle clé.
Erdogan pourrait être considéré comme l’opposé radical d’Atatürk et pourtant vous montrez qu’il est son lointain successeur en termes d’ambition et de domination : pourriez-vous nous expliquer ce paradoxe ?
La revanche turque sur l’agonie ottomane tient à la fois du survivalisme et du revivalisme : il s’agit de construire une nation unifiée en forgeant un citoyen unique ethniquement turc et religieusement sunnite, capable de réassumer son destin universel d’exemplarité. Atatürk et Erdogan sont des frères jumeaux faussement ennemis. Leur duel est un duo. Tous deux écrasent les oppositions, répriment les minorités, instrumentalisent les femmes, maximalisent les répressions politiques et les revendications territoriales. Les démarches semblent inverses, les items sont inamovibles. Ce n’est pas la course turque après une identité imaginaire qui change, c’est le monde. Au sein de la grande fabrique de la turcité à nouveau triomphante, seule la proportion de la religion dans le carburant du moteur nationaliste varie. Atatürk étatise l’islam, Erdogan islamise la société.
Quelle est précisément l’ambition d’Erdogan ?
La domination à l’intérieur et à l’extérieur, tel est le but du nouveau sultan. D’où l’emploi indifférencié d’idéologies sinon contradictoires : le néo-ottomanisme, le panturquisme, l’internationalisme islamique. Tout est bon pour refonder le culte de l’homme fort à la tête d’un peuple fort. Les oppressions dans les frontières et les offensives au-delà des frontières viennent se contrebalancer pour persévérer dans le maintien du mythe : le Turc-Sunnite est de retour, il est un conquérant, son horizon est l’affirmation de soi et la soumission de l’autre.
Quels sont la signification et les fondements du concept de citoyenneté dans l’optique turque ? En particulier, quelle place y occupe l’islam ?
Depuis la première Constitution de 1923, la laïcité en Turquie signifie que l’islam sunnite est religion d’État. Il bénéficie de droits dont sont privées toutes les autres confessions quand elles ne sont pas persécutées. La Diyanet, département des cultes, est un organisme tentaculaire à la fois administratif et diplomatique qui, avec son corps de 100 000 fonctionnaires et son budget de 1,3 milliard d’euros, écrase la plupart des ministères. Il absorbe plus de ressources que l’Intérieur ou les Affaires étrangères car il les coiffe et il les contrôle. C’est le bras armé par excellence de la République turque mais aussi son vecteur d’influence privilégié à travers le réseau de mosquées assermentées qu’il anime au sein de l’Union européenne, particulièrement en Allemagne et en France.
D’où vient l’hostilité des dirigeants turcs contre les Kurdes et les alévis ?
La non-conformité au modèle unique vaut exclusion. Les Arméniens, les Grecs, les Juifs, tous allogènes, ont été réduits quasiment à rien. Les Kurdes sont jugés hétérogènes ethniquement, les alévis hétérodoxes religieusement. Les deux groupes se superposent et l’ensemble constitue un quart de la population de Turquie qui se trouve dépourvu des droits les plus élémentaires. Le risque d’implosion est grand, à terme, pour la Turquie.
Comment se situe Erdogan dans l’échiquier de l’islam et la géopolitique du Proche-Orient ?
Erdogan se veut le chef de file des Frères musulmans. D’où ses interventions militaires au Levant, en Syrie et en Libye, mais aussi dans le Caucase, au Haut-Karabagh avec son allié l’Azerbaïdjan. D’où ses menées politiques en Égypte ou dans le Golfe, auprès du Qatar. D’où ses visées économiques ou ses équipées déstabilisatrices en Asie centrale, en Afrique subsaharienne et jusqu’au bassin de l’océan Indien. Il instaure sa politique agressive et subversive sur chaque segment de l’arc transcontinental de l’islamisme militant.
Quels furent les motifs invoqués par le régime turc pour organiser le génocide des Arméniens et d’autres communautés chrétiennes ?
L’idéologie des Jeunes-Turcs empruntait au modèle jacobin et robespierriste. La régénération du peuple messianique réclamait la purification de ses ennemis intérieurs et la suppression des populations dissemblables empêchant sa réunification de la Méditerranée à la Caspienne. En conséquence, mais aussi par effet d’une puissante rivalité mimétique, c’est l’arménité qui doit être anéantie. Sur place toutefois, le génocide des Arméniens d’Asie Mineure a été effectué au nom du djihad, considéré plus mobilisateur, ce qui explique qu’Assyriens et Syriaques aient été emportés dans cette frénésie exterminatrice.
Pourquoi la reconnaissance officielle de ce génocide a-t-elle été refusée par tous les régimes depuis lors et y a-t-il dans la société civile un mouvement en faveur de sa reconnaissance ?
On est face à un négationnisme d’État qui réprime, par la loi, toute mention de la vérité historique. La raison en est l’impuissance à admettre la tache originelle car le repentir qui s’ensuivrait ferait s’écrouler la fiction turque. Elle entraînerait aussi des réparations économiques qui contreviendraient au mythe du « tigre anatolien » car la richesse turque s’est édifiée sur les spoliations consécutives à ce crime absolu. Voire l’hypothèse de rectifications territoriales, sans doute improbables, mais dont la simple évocation permettrait de mesurer l’étendue du désastre. Toutes raisons pour lesquelles doit régner l’omerta. Les artistes et intellectuels qui se sont risqués à transgresser ce tabou sont aujourd’hui morts, emprisonnés ou exilés.
Erdogan a au moins permis de dessiller les yeux de ceux qui voulaient faire entrer la Turquie dans l’Union européenne : quelle est sa stratégie vis-à-vis de l’Europe et comment utilise-t-il les migrants à ses fins ?
Après le putsch de 1980, l’Europe a commencé à demander aux généraux turcs de respecter l’État de droit. Ces mêmes généraux se sont détournés de l’Europe mais sont restés fidèles à l’OTAN, ont endossé le tournant islamisant de Washington dans les affaires internationales et ont desserré l’étau laïciste. Erdogan s’est engouffré dans la brèche et a gagné dans les urnes en se faisant le champion des campagnes mais aussi des franges citadines libérales et européistes. Ce temps des illusions est fini. Erdogan méprise le Vieux Continent pour ses faiblesses affichées et le rackette en menaçant de jeter sur lui les otages auxquels il a réduit les millions de migrants pour qui la Turquie est un hub. Il prétend dans le même temps à l’extra-territorialité des millions d’immigrés turcs en Europe qu’il considère comme ses sujets, honnissant au passage l’assimilation ou l’intégration comme « un crime contre l’humanité ». En bref, le mouvement migratoire est pour lui une arme de choix, à double tranchant.
La réislamisation des mœurs est-elle irréversible ? Et quelle est la position du peuple turc, soutient-il Erdogan ?
La réislamisation n’est pas totale mais envahissante car elle constitue désormais le premier ascenseur social. L’Occident-Orient qu’est la Turquie duplique cette dualité au sein de son territoire : à l’Ouest sécularisé s’oppose l’Est dévot de même que dans les métropoles, le centre aisé et mondialisé aux périphéries paupérisées et religieuses. La fragmentation d’une opposition sévèrement réprimée ainsi que le décalage démographique entre la mouvance démocratique et le monde fondamentaliste, qui est à l’avantage de ce dernier, laissent penser que la réislamisation est durable. Elle a aussi pour elle d’encourager une financiarisation, une industrialisation et un consumérisme revus selon les canons de la jurisprudence mais dynamiques.
Quelles sont les positions géostratégiques des États-Unis et de la Russie à l’égard de la Turquie ?
Washington se méfie d’Erdogan mais ne peut se passer de la position géostratégique d’Ankara ainsi que de l’importance de son dispositif militaire, le deuxième en rang au sein de l’Alliance atlantique. Erdogan soupçonne la Maison-Blanche d’avoir été derrière le putsch de 2015 qui a failli le renverser et démontre son indépendance et sa dangerosité en n’hésitant pas à acheter, en mesure de rétorsion, des armements au Kremlin. Poutine manipule l’hostilité dont se targue Erdogan, y compris à son égard, il le refrène ou l’agite selon les besoins du moment à l’encontre de Washington et attend l’heure où Moscou pourra porter un coup décisif à son adversaire et complice brouillon afin d’asservir Ankara. Les deux autocrates se font la courte échelle : en 2021, les négociations entre Turcs et Arméniens sur la guerre du Haut-Karabagh se déroulent à Moscou. En 2022, les négociations russes et ukrainiennes sur la guerre d’Ukraine se déroulent à Antalya. Bruxelles est aux abonnés absents.
Comment analyser précisément le conflit du Haut-Karabagh ?
À l’instar de Poutine qui ranime l’impérialisme tsariste, Erdogan réveille l’impérialisme ottoman. Tous deux exhument dans le même temps la contestation en héritage sur Byzance qui a opposé pendant quatre siècles le Kremlin et la Sublime Porte. Les onze guerres russo-turques qui sont advenues entre 1598 et 1917 ont eu pour épicentre la Crimée, pour théâtres les Balkans, le Proche-Orient et le Caucase. Allié à l’extrême droite nationaliste et au régime azéri qui partagent le même panturquisme désormais islamisé, Erdogan, après s’être manifesté diplomatiquement en Bosnie et au Caucase, militairement au Levant et dans l’Égée, a opté pour la seule guerre qu’il pouvait gagner, contre la petite Arménie indépendante, démunie et jouet de la Russie. Les mêmes discours génocidaires qu’en 1915 ont été ressortis. Nous avons laissé faire. Notre absence de réaction, hormis humanitaire, ne constitue pas qu’une honte morale, c’est une faute historique porteuse potentiellement d’abyssales tragédies.
En 2023, la Turquie célébrera le centenaire du traité de Lausanne : Erdogan entend-il donner à cette commémoration historique le sens d’une renaissance ?
Le traité de Lausanne, acté en 1923, est aujourd’hui contesté par Erdogan car il brime son projet expansionniste et empêche, par exemple, ses revendications sur Chypre ou les îles du Dodécanèse. Ce qui sera célébré en 2023, c’est une fois de plus l’entrée de Mehmet le Conquérant dans Constantinople en 1453, l’événement fondateur dont l’instauration de la République n’aura été, aux yeux de l’historiographie officielle actuelle et révisionniste qu’un des nombreux avatars et Atatürk le refondateur intermittent. Ce ne sera pas le moindre des paradoxes de cette commémoration : sacraliser la présence éternelle du Turc sur le Bosphore, laquelle ne remonte pourtant qu’à cinq gros siècles. Mais elle servira à illustrer en Recep Tayyip Erdogan l’ultime avatar du Turc-Sunnite enfin vainqueur du reste du monde et de l’inimitié rémanente des nations de la terre, l’Atatürk reconquérant parce qu’islamiste.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Jean-François Colosimo, Le sabre et le turban. Jusqu’où ira la Turquie ?, Cerf, 2020, 214 pages, 15 €.
Signalons que Jean-François Colosimo publiera le 31 août La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de religions en Europe chez Albin Michel.
© LA NEF n°348 Juin 2022