Cardinal Robert Sarah © Fayard

« Guider les brebis vers le Ciel »

Le cardinal Robert Sarah, préfet de la Congrégation pour le Culte divin (2014-2021), vient de publier un remarquable Catéchisme de la vie spirituelle (1) qui, en nos temps de déchristianisation avancée et d’anémie spirituelle, mérite assurément d’être lu. Entretien.

La Nef – Quel dessein visez-vous en proposant aux lecteurs un Catéchisme de la vie
spirituelle ?
Cardinal Robert Sarah
– La foi chrétienne n’est complète que lorsqu’elle est vivante. Sans cette vie de l’âme avec Dieu, nous ne sommes que des chrétiens morts ou agonisants ! La vie spirituelle est le déploiement vital de notre union à Dieu par la prière et les sacrements. J’ai voulu rappeler aux chrétiens les fondamentaux de cette vie avec Dieu à laquelle ils sont appelés. Sans cette amitié avec Dieu que nous donne la grâce, cette intimité de l’âme avec son Créateur dans l’amour, nous risquons de devenir secs et désincarnés ou mous et tièdes. Seule la vie avec Dieu peut nous préserver de ces excès et nous faire vivre selon la vérité dans la charité et la douceur. Dans ce livre, j’expose avec simplicité les lois incontournables de cette vie de l’âme. J’ai voulu l’appeler « catéchisme » car je ne cherche pas à y faire de grandes démonstrations, j’ai voulu que cet ouvrage soit accessible à tous.

Avez-vous le sentiment que les chrétiens aujourd’hui manquent de formation, tout particulièrement pour le fondement de leur vie spirituelle ?
Oui, la formation est d’une importance capitale. Comment avancer sur ce chemin si on ne nous a pas enseigné les moyens du progrès ? Ce serait comme partir en voyage sans carte ni équipement. À la moindre difficulté, on risque de se laisser décourager, de perdre l’espérance et de renoncer.
Qui sait aujourd’hui ce qu’est l’état de grâce ? La grâce sanctifiante ? Pourtant il s’agit de notre être même de chrétien ! Je crois qu’il est nécessaire que les prêtres n’aient pas peur d’enseigner la vie spirituelle dans les homélies et le catéchisme. Après tout, n’est-ce pas la seule matière où ils sont irremplaçables ? On saura bien trouver des laïcs compétents pour parler de politique ou d’écologie mais qui guidera les brebis vers le Ciel sinon les pasteurs du troupeau ? D’ailleurs Jésus pendant ces années de vie publique n’a fait qu’enseigner cette vie spirituelle. Le sermon sur la montagne rapporté aux chapitres 5, 6 et 7 de l’Évangile de saint Matthieu est le premier « catéchisme de la vie spirituelle ». Mais cela est vrai de tout l’Évangile. Quand Jésus reçoit, de nuit, Nicodème (Jn 3, 1-21), il se fait là encore catéchiste de la vie de l’âme, il explique ce qu’est la vie de la grâce donnée par les sacrements.

Vous revenez sur la pandémie et jugez sévèrement les limitations au culte qui ont alors prévalu, notamment en France : pourquoi une telle limitation du culte est-elle illégitime quand il s’agit, non pas de persécuter les chrétiens, mais de protéger la population ?
Une chose m’a frappé : on avait grand soin de la santé des corps, de l’équilibre financier des entreprises mais personne ne semblait se soucier du salut des âmes.
Certains prêtres ont été admirables, visitant les malades, assistant les mourants, portant la communion et prêchant par tous les moyens. On ne peut pas – on ne peut jamais ! – empêcher un mourant de recevoir l’assistance d’un prêtre. Il revient aux autorités politiques de prendre les mesures nécessaires pour empêcher la propagation des épidémies. Mais cela ne peut se faire au prix du salut des âmes. À quoi sert-il de sauver les corps si l’on vient à perdre son âme ? J’ai été très touché de voir de jeunes Français se mobiliser pour réclamer la messe. Elle est un bien essentiel. On ne peut en être privé durablement.

Un recul aussi généralisé et rapide de la foi en Occident est impressionnant : certes, on peut y voir la conséquence d’un antichristianisme ancien et virulent, mais est-ce suffisant comme analyse quand on observe que nos sociétés occidentales ne sont plus chrétiennes bien plus par indifférence des citoyens aux choses de Dieu que par antichristianisme des gouvernements ? Finalement, la responsabilité première n’en revient-elle pas aux chrétiens eux-mêmes ?
La tiédeur des chrétiens est certainement la racine la plus profonde de l’apostasie que nous vivons. Quand on vit comme si en pratique Dieu n’existait pas, on finit par ne plus croire du tout en lui. Bien entendu, la persécution latente par la culture contemporaine agit comme un accélérateur de ce mouvement. Les âmes les plus faibles se laissent toucher par ce poison de l’athéisme pratique véhiculé partout dans la culture ambiante.
Je crois que plus le monde est hostile à Dieu, plus les chrétiens doivent veiller à leur vie spirituelle. C’est l’unique résistance possible à l’athéisme liquide qui nous environne et nous asphyxie. Un chrétien fervent est un vrai résistant à la culture de mort qui imprègne la société. La vie de l’âme nous préserve de ce poison diffus.

Dans votre livre, vous citez fréquemment le concile Vatican II et tout particulièrement Gaudium et spes, constitution conciliaire qui est la « bête noire » de certains traditionalistes qui y voient la rupture avec le Magistère antérieur par la manifestation du « culte de l’homme » qui se serait substitué au « culte de Dieu » : que leur répondez-vous et comment analysez-vous les passages du pape François qui, dans sa lettre aux évêques accompagnant Traditionis custodes, blâmait ces traditionalistes qui, avec la messe de Paul VI, rejettent également le concile Vatican II vu comme rupture du Magistère ?
Je n’ai à juger personne, ni à donner de leçons à personne ! Mais je sais par ma foi catholique avec certitude et fermeté que l’Église ne se contredit pas. En conséquence, ceux qui font du concile Vatican II un point de rupture, soit pour s’en réjouir, soit pour s’en lamenter, ceux-là se trompent. Ils regardent l’Église comme une société soumise aux vents des partis et des opinions (conservateurs, progressistes, traditionalistes…). Tout cela n’est que la surface des choses. L’Église est la barque du Christ. Elle nous conduit au Ciel. Elle ne se contredira jamais sur les choses de la foi. Aussi le concile doit-il être lu à la lumière de tout l’enseignement traditionnel de l’Église. Il ne fait que mettre en lumière, sous un jour nouveau, ce que l’Église a toujours cru et enseigné pour la croissance de la vie de la grâce en nos âmes. Toute autre lecture du concile, dans un sens ou dans l’autre, serait dictée par l’idéologie et non par la foi.

Vous déplorez la perte du sens du péché – y compris chez les catholiques qui se confessent fort peu, relevez-vous –, au point que des pratiques comme l’avortement ou l’union de personnes de même sexe ne sont plus perçus comme des péchés : comment expliquez-vous une telle situation et comment parler à nos contemporains qui ne comprennent pas la position de l’Église sur ces questions ?
On croit que l’Église condamne les personnes alors qu’elle veut les éclairer et les conduire sur la voie du salut. La vie de l’âme, c’est la vie que Dieu nous donne par la grâce sanctifiante reçue au baptême. La grâce est cette amitié avec Dieu qui lui permet de venir résider en nous comme en sa demeure. Il y a des actes qui, objectivement, ne sont pas compatibles avec cette amitié divine, ce sont nos péchés graves, nos péchés mortels. Ils tuent en nous la vie divine, la vie spirituelle. Un péché, pour être mortel, doit être pleinement délibéré, commis en toute conscience de la gravité de l’acte et dans une matière grave. Tout cela concerne le secret des consciences. Mais l’Église, pour éclairer les consciences, doit rappeler que certains comportements contredisent objectivement l’alliance d’amitié avec le Créateur. Il revient ensuite aux prêtres d’accueillir chaque âme avec bonté et miséricorde dans le sacrement de la confession. Chaque histoire est unique et le Christ ne nous réduit pas à nos fautes.
La pratique du sacrement de pénitence est une nécessité absolue pour renouveler en nous la vie de la grâce que le péché obscurcit. Une âme vivante se confesse avec reconnaissance, une âme tiède délaisse la confession, elle est alors en danger de mort.

Aujourd’hui, on insiste à juste titre sur la miséricorde de Dieu contre une vision parfois quelque peu janséniste de la religion qui sévissait jadis ; mais n’a-t-on pas été trop loin en sens inverse, en donnant l’impression que le Salut n’était plus un enjeu majeur – qui prêche encore les fins dernières dans l’Église aujourd’hui ? –, que le péché ne devait plus être dénoncé, comme si tout le monde était automatiquement sauvé et finalement l’enfer vide ? Où se trouve le juste équilibre ?
L’équilibre n’est pas dans la demi-mesure entre le jansénisme et le laxisme ! Non ! La vie chrétienne est tout entière pénétrée de miséricorde parce qu’elle a conscience de la tragédie du péché !
La miséricorde, c’est le Cœur de Dieu qui veut me sauver de ma misère. Ma misère, c’est mon péché qui me coupe de Dieu. Dieu ne m’offre le salut éternel que par pure miséricorde. Il est temps que les homélies rappellent l’urgence du salut. Notre vie spirituelle n’est rien d’autre que le salut éternel commencé et anticipé. Avons-nous un seul autre but, une seule autre préoccupation sur terre qui en vaille la peine ? Non, nous sommes-là pour nous laisser sauver par Dieu, pour recevoir de lui notre éternel salut. On a bien raison de parler de l’enfer. Car Dieu nous laisse libre de refuser ce salut. L’enfer, c’est le salut refusé. Le Ciel, c’est le salut accepté et reçu. Ces réalités devraient être au cœur de toutes nos prédications. C’est cela que les hommes et les femmes de notre temps attendent de l’Église. Tout le reste est secondaire. C’est le cœur de la prédication de Jésus dans l’Évangile.

L’institution du mariage est en péril, écrivez-vous : comment en est-on arrivé à une situation qui aurait été jugée impossible il y a encore peu (comme nier la différence homme-femme) et que peut-on faire pour lutter contre une tendance qui, au nom de la liberté de chacun, semble aujourd’hui impossible à renverser ?
Les chrétiens ont par charité l’obligation de témoigner de la vérité. Comment le plus grand nombre croirait-il si la bonne nouvelle révélée par Dieu sur le mariage n’est pas proclamée ? Les chrétiens doivent donc annoncer ce que le Christ nous a enseigné sur le mariage. Mais ils doivent surtout le vivre ! En voyant un couple de chrétiens mariés, on doit pouvoir dire non pas : ils sont parfaits ! Mais plutôt, malgré leurs péchés et leurs limites, ils s’aiment comme Dieu nous aime. Les couples chrétiens doivent être des évangélisateurs par l’exemple et le témoignage.
Leur joie doit montrer à tous que la fidélité jusqu’à la mort, loin d’être un carcan insupportable, est source de liberté. La communion eucharistique des époux est la source de leur vie spirituelle. Ils reçoivent ce qu’ils sont appelés à former : le corps du Christ. Nous avons besoin de familles chrétiennes qui nous prouvent que cette voie est possible et heureuse. Les lois de l’Église à propos du divorce, de l’impossibilité de recevoir la communion pour les divorcés-remariés ne sont pas des lois inventées par la rigidité des clercs. Elles expriment et protègent la cohérence intime de la vie spirituelle.

À vue humaine, dans nos pays d’Europe, l’avenir est peu encourageant pour l’Église et les chrétiens qui deviennent une petite minorité, pourtant cela ne semble pas être la préoccupation majeure de nos pasteurs : nous chrétiens, ne sommes-nous pas trop timides, trop timorés au regard des enjeux cruciaux qui sont devant nous ?
Nous sommes face à un enjeu immense et décisif. Sommes-nous capables d’offrir le salut de l’âme à toutes ces populations qui l’ignorent ? Je rends grâce à Dieu parce que des missionnaires français sont venus jusqu’à moi, jusqu’en Afrique pour m’offrir ce bienfait. À mon tour, j’invite tous les chrétiens à se faire missionnaire.
Les âmes meurent de soif, nous ne pouvons garder les trésors de la vie spirituelle pour nous.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Cardinal Robert Sarah, Catéchisme de la vie spirituelle, Fayard, 2022, 336 pages, 22,90 €.

© LA NEF n°349 Juillet-Août 2022