Florian Michel et Yann Raison du Cleuziou ont dirigé un ouvrage passionnant : À la droite du Père. Les catholiques et les droites de 1945 à nos jours. Ils nous parlent ici de ce livre appelé à devenir une référence.
La Nef – Quel était votre objectif en vous lançant dans ce travail important ?
Florian Michel – Le volume, qui rassemble les contributions d’une trentaine d’auteurs, examine les liens depuis le sortir de la Seconde Guerre mondiale entre les droites et les catholiques. Il offre de ce fait une large fresque sur presque huit décennies de l’histoire de France. L’objectif était de restaurer la complexité de ce segment du paysage politique, d’en étudier la vitalité, les expressions, les idées, les combats, mais aussi les silences et les épuisements. Les termes du titre – les catholiques et les droites – sont au pluriel pour inclure à la fois les droites de gouvernement et les droites extrêmes, les catholiques de centre droit – les « modérés » qui transigent avec la modernité – et les catholiques plus conservateurs, voire réactionnaires ou contre-révolutionnaires.
En quoi le volume publié comble-t-il un manque ?
FM – Le point de départ du projet est un constat : émiettement de la bibliographie, avec des études poussées sur des sujets circonscrits, et absence d’une synthèse qui couvrirait le spectre politique depuis le centre jusqu’aux marges. Une vaste synthèse existait pour les « cathos de gauche », avec le volume À la gauche du Christ. Les chrétiens de gauche en France de 1945 à nos jours (Seuil, 2012), alors même que les catholiques de gauche sont minoritaires au sein des gauches et dans l’Église. Nous avons voulu proposer la part complémentaire de ces analyses : la droite du Père. Il fallait pour commencer revenir sur un point aveugle de l’étude classique de René Rémond, qui avait – avec soin – esquivé le sujet, alors même que son ouvrage, La droite en France, paru en 1954, soulignait le lien étroit entre les droites et les catholiques. René Rémond était alors convaincu que les « droites catholiques » étaient un objet historique en phase terminale, en train, pour ainsi dire, de sortir de l’histoire. La suite de l’histoire montre au contraire qu’il n’en était rien.
Que conclut votre étude sur la « proximité naturelle » entre droite et catholicisme, et que doit cette proximité à la Révolution ?
FM – Cette proximité entre droite et catholicisme, que René Rémond n’avait pas souhaitée préciser, est en fait à la fois un point aveugle et une image d’Épinal, qui se traduit dans le langage en des formules quasi-proverbiales : l’alliance du trône et de l’autel, du sabre et du goupillon, de l’autel et du coffre-fort, etc. Depuis la Révolution française, il est établi que la droite, le parti du Roi et de l’ordre, et le catholicisme ont formé un ménage inégal mais stable, uni pour le meilleur et pour le pire, aux heures sombres et aux heures de gloire, traversant ensemble les bouleversements de l’histoire de France.
Cette proximité naturelle entre droite et catholicisme a été contestée par la voix singulière du sociologue Émile Poulat, qui avait ainsi retracé l’opposition au XIXe siècle entre l’Église et la bourgeoisie dans un livre fameux (1977), et qui, résumant des années de recherche, écrivait : « Pour le catholicisme, la distinction classique droite-gauche n’est pas pertinente. […] Il a conscience d’être pris dans un jeu triangulaire où il représente l’offre d’une troisième voie. » L’hypothèse d’Émile Poulat valait avant tout pour les pays autres que la France – l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, etc. – où le processus révolutionnaire a été moins violent et où un « bloc catholique », associant un parti politique et un syndicat, a pu effectivement se constituer. Pour la France, du point de vue des électeurs, et non pas du point de vue du catholicisme pris en soi, abstraitement considéré, cette troisième voie catholique, celle du « ni droite, ni gauche », a surtout été une hypothèse intellectuelle ou pastorale – pas de politique dans la maison de Dieu ! –, alors même que selon les élections une proportion stable, entre 70 et 75 % des catholiques pratiquants, ne cesse de voter pour les partis des droites.
La « proximité naturelle » entre les droites et les catholiques a été également dénoncée en France par les partis de gauche, de la SFIO au PCF, en ce qu’elle ruinait par avance le schéma de la « lutte des classes » : le petit paysan catholique ou la postière catholique avaient plus d’affinités culturelles et politiques avec les droites qu’avec les partis de la Révolution.
Comment la hiérarchie catholique française a-t-elle évolué depuis 1945 dans son rapport à la politique en général ?
FM – Pour les évêques français, la leçon de la Seconde Guerre mondiale est celle de la prudence en matière politique. En 1944, le chrétien-démocrate Étienne Gilson écrivait par exemple : « Je ne demande pas la tête de nos cardinaux, mais je souhaite qu’on leur fasse une belle peur, si épouvantable même que leurs successeurs se souviennent une fois pour toutes de ne pas se mêler de politique, fût-ce pour nous dire qui est le chef légitime de l’État. » Le positionnement des évêques dans le domaine de la politique partisane suscite par définition l’irritation non seulement des pouvoirs publics – cela est minime – mais plus profondément la division des fidèles légitimement partagés entre les diverses sensibilités et options. Pour les évêques, après 1945, on observe tout à la fois – selon les moments – un désir de neutralité, puisque « l’unité de l’Église transcende la division politique de ses membres », comme l’explique Mgr Haubtmann, recteur de la « catho de Paris » en 1971, mais aussi la volonté, un peu maladroite parfois, de se tenir à l’écart de « Matignon » et de « l’Élysée », l’obligation de négocier avec quelques ministres ou, en sens contraire, de sembler organiser la riposte, comme Mgr Lustiger en 1984 au sujet de la bataille scolaire. Le texte crucial sur ce point, adopté par les évêques à Lourdes en octobre 1972, a pour titre « Pour une pratique chrétienne de la politique ». La subtilité est dans l’adjectivation : il n’y a pas de « politique chrétienne » ; il y a en revanche une « pratique chrétienne » de la politique, ce qui en interne validait le pluralisme des engagements, tout en mettant l’accent sur l’humain qui doit demeurer au cœur des politiques.
Quelle est la place des catholiques dans la vie politique française durant la longue période traitée par le livre ?
Yann Raison du Cleuziou – Il faut d’abord dire qu’il n’y a pas de sens de l’histoire : la vie politique française ne s’est pas vidée de sa dimension religieuse de manière continue depuis la Révolution française. Au contraire, la IVe République puis les débuts de la Ve sont marqués par l’omniprésence de militants catholiques assumés aux rôles de premier plan, contrairement à la IIIe République. Il suffit de penser à Robert Schuman, Edmond Michelet, Georges Bidault, Antoine Pinay, Jean Foyer, Jean Royer… et de Gaulle ! Le MRP propulse les démocrate-chrétiens au gouvernement de manière durable. Le président René Coty est le premier à aller en voyage officiel à Rome où il reçoit la décoration de l’Ordre du Christ. En 1958, bien que le préambule de la Ve République ne fasse pas mention de Dieu comme le demandait une partie des droites mobilisée derrière l’UDCA de Pierre Poujade, il sera fait mention qu’elle « respecte toutes les croyances », ce qui est le signe net d’une rupture avec le passé anticlérical de la République. Le général de Gaulle se rend à Rome pour recevoir le titre de chanoine honoraire du Latran. Il est même question de l’opportunité d’un nouveau concordat. La loi Debré qui pacifie la question scolaire en tient quasiment lieu. Durant les années 1960, l’Église catholique et la République convergent donc dans la recherche d’un nouvel alliage entre tradition et modernité. Mais derrière ce moment d’entente aux sommets, les droites et le catholicisme se fissurent de l’intérieur et une nouvelle expression réactionnaire se constitue en opposition à la décolonisation légitimée par le général de Gaulle, tout autant qu’en opposition à l’aggiornamento mis à l’agenda par le concile Vatican II.
La place du catholicisme est aussi fragilisée dans la société française à cette période. C’est en 1965 que la chute de la pratique religieuse s’accélère, quel est le tournant à partir duquel le catholicisme est marginalisé en politique ?
YRC – Pour penser la marginalisation politique du catholicisme, il faut partir du contexte de la « Seconde Révolution française » décrit par Henri Mendras, car c’est un processus complexe. À partir de l’après-guerre, les structures sociales ont évolué plus rapidement qu’au cours des deux siècles précédents. Mai 68 est un point émergent de ce processus profond. René Rémond avait coutume de dire que l’Église catholique et le Parti communiste en furent les principales victimes. On pourrait ajouter aussi le gaullisme. Car ce qui change, c’est que l’horizon de l’émancipation qui était jusqu’alors pensé à une échelle collective (la classe sociale, l’Église militante, la nation) s’individualise.
Désormais c’est à la société de rendre des comptes face aux exigences de l’épanouissement individuel. Le progressisme se recharge-t-il alors d’une série de nouveaux combats orientés vers la libération des droits individuels ?
YRC – Oui, ce progressisme devient compatible avec les droites. Valéry Giscard d’Estaing marque ce tournant libéral au sein des droites. L’électorat catholique le suit car la foi catholique elle-même est reconfigurée par l’individualisation de l’horizon de l’émancipation. Le dédain pour les obligations religieuses s’affirme à mesure que l’expérience de Dieu est identifiée à l’épanouissement personnel. L’encyclique Humanae Vitae de Paul VI est reçue avec défiance pour cette raison. C’est une majorité parlementaire composée de catholiques qui votent la loi Veil. Si des catholiques pensent encore tirer une politique de l’Écriture Sainte, ils se trouvent plutôt à gauche. En 1974, 11 évêques signent un manifeste de l’Action Catholique en faveur de François Mitterrand. L’opposition catholique à ces nouveaux droits individuels qui recomposent la norme de la filiation, de la famille ou la sexualité va se construire de manière marginale tout autant au sein des droites que de l’Église. Ce n’est qu’à partir de l’élection de Jean-Paul II que ces catholiques conservateurs recevront plus de soutien au sein de celle-ci.
Vous expliquez que « la sécularisation de la société entraîne… une désécularisation interne du catholicisme » : que voulez-vous dire précisément ?
YRC – Si maintenant on se penche sur les décennies récentes, il est frappant de constater que les réseaux conservateurs qui se constituent à la marge dans les années 1970 ont aujourd’hui changé d’échelle et gagné en influence au moins dans l’Église de France si ce n’est au sein des droites. On l’a vu avec La Manif pour tous. En effet, dans un contexte de détachement massif à l’égard de la foi, le catholicisme se recompose sur ceux qui restent. Tendanciellement chez les jeunes catholiques pratiquants aujourd’hui, on ne trouve pas le même pluralisme que chez les pratiquants plus âgés. Les sensibilités conservatrices en se perpétuant mieux, gagnent en influence dans un catholicisme qui se rétracte, ce qui se traduit par une certaine désécularisation des formes et des convictions catholiques actuelles. J’avance qu’à ce titre au XXIe siècle, contrairement aux années 1960-1970, le catholicisme français est pris dans une dynamique dextrogyre si on regarde la base des fidèles. Cela parachève la marginalisation du catholicisme au sein des droites. Car celles-ci sont prises dans une dynamique inverse, sinistrogyre, décrite par Albert Thibaudet : l’acceptation du changement social déplace les droites vers la gauche. Ainsi en a-t-il été pour toutes les lois portant sur la famille, la sexualité ou la filiation. Les catholiques conservateurs qui refusent ces évolutions sont donc repoussés vers la droite de la droite. L’élection présidentielle de 2022 est symptomatique car au sein des droites, les votes des pratiquants réguliers en faveur des droites contestataires (RN et Reconquête) y dépassent au premier tour ceux en faveur des droites de gouvernement (LR et LREM) (1). Mais ce glissement droitier ne satisfait pas tous les catholiques conservateurs. Certains se replient sur leurs familles et leurs écoles où ils entrent dans une logique minoritaire et veillent avant tout à protéger les conditions de leur perpétuation. Les catholiques de droite modérés qui restent très nombreux (rappelons qu’Emmanuel Macron arrive en tête du vote des pratiquants au premier tour) invisibilisent, tendanciellement, quant à eux, leur identité catholique en politique afin de ne pas être marginalisés.
En conclusion, vous écrivez : « le catholicisme est, à droite, la forme changeante de la nécessité immémoriale de donner sens, pondérer ou résister aux effets du changement social » (p. 619). Pouvez-vous nous expliquer ce phénomène ?
YRC – Alors que les catholiques s’effacent dans la société française si on retient le critère de la fidélité à la messe dominicale pour les identifier, on constate qu’il n’a jamais été autant question de la défense des racines chrétiennes en politique. Cela n’est qu’apparemment contradictoire car c’est justement parce que le catholicisme devient un patrimoine qu’il peut faire l’objet de nouveaux usages politiques indépendamment de la foi. Éric Zemmour, par exemple, en a fait un marqueur de la frontière culturelle qui permet de distinguer les vrais Français de ceux qui sont inassimilables. Cette instrumentalisation du christianisme n’est pas sans évoquer l’usage que les républicains ont fait des Gaulois au XIXe siècle : un passé mythifié pourvoyeur d’identité et en capacité de recharger le sentiment d’appartenance nécessaire à la cohésion sociale et à la défense contre les ennemis. Ainsi, le recours aux racines chrétiennes sert à conjurer des changements sociaux évalués comme des menaces. « Il n’y a pas de sacré du jour même », écrit l’historien Alphonse Dupront. Pour sacraliser quelque chose face à une altération possible, le recours aux grandeurs passées et au christianisme comme « incarnation sacrale du temps » (toujours Dupront) est un mouvement classique au sein des droites. La foi ou le catholicisme comme culture ne sont plus des dimensions essentielles des droites actuelles, mais, de manière caractéristique ces dernières décennies, celles-ci redeviennent une ressource de sens ou de mobilisation à chaque fois que le changement social s’accélère.
Finalement, vous proposez de distinguer les catholiques de droite en fonction de leur rapport au temps.
YRC – Oui je montre que si on prend du recul par rapport aux ancrages doctrinaux, les catholiques de droite déterminent souvent leur position en fonction de leur « régime d’historicité », c’est-à-dire leur manière de penser l’articulation entre passé, présent et avenir. Le concordiste pense que l’avenir est plein de potentialité pour le christianisme et qu’il ne faut pas avoir peur de se détacher de ses formes héritées. Refuser le changement, c’est marginaliser le catholicisme dans la société à venir. Le conservateur pense que l’avenir ne sera profitable que dans la mesure où le legs du passé y est conservé. Il est prêt à accepter certains changements dans la mesure où cela ne compromet pas la perpétuation de cet héritage. En fonction de son interprétation de ce qui est au cœur de la tradition, il aura ainsi plus ou moins de souplesse. Enfin, le réactionnaire considère le présent et l’avenir avec défiance, comme des conséquences mauvaises d’un choix passé qu’il convient de corriger. La marche arrière est ainsi la condition d’une restauration de l’avenir. Et bien sûr, au cours de leur vie politique, les militants catholiques peuvent aller d’une attitude à une autre en fonction de la profondeur du changement qui est à l’ordre du jour.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
(1) Sondage IFOP pour La Croix, 10 avril 2022.
Sous la direction de Florian Michel et Yann Raison du Cleuziou, À la droite du Père. Les catholiques et les droites de 1945 à nos jours, Seuil, 2022, 672 pages, 29 €. En librairie le 21 octobre 2022.
© LA NEF n°351 Octobre 2022