Notre-Dame de Triors © DR

Triors : une voie balisée par les siècles

Triors a été fondé par Fontgombault en 1984 et érigé en abbaye en 1994 avec Dom Hervé Courau comme premier Abbé. Élu Père Abbé de Triors le 30 novembre 2021, Dom Louis Blanc, âgé de 35 ans, a reçu la bénédiction abbatiale le 2 février 2022.

La Nef – Pourriez-vous d’abord nous brosser votre itinéraire et les raisons de votre entrée à Triors ?
Dom Louis Blanc
– Le Seigneur m’a fait naître en 1986 dans une famille chrétienne, aîné de nombreux frères et sœurs. Mes parents ont veillé à ce que notre religion s’enracine sur la conscience aimante que nous vivons en présence de Dieu. Le matin, cartable au dos, nous faisions une rapide prière commune, et le soir nous récitions ensemble le chapelet.
Ma scolarité s’est déroulée en région versaillaise, à Saint-Jean de Béthune puis à Saint-Dominique. Pour le lycée et la prépa, j’étais dans le public, au contact du monde de l’incroyance, heureux et fier de témoigner de la joie d’être chrétien. J’avais le désir de servir mon pays comme officier de marine, et la voie s’ouvrait bien. Reçu, sans même y avoir rêvé, à l’École Polytechnique, je pus embarquer sur le porte-avions pour une mission dans la mer d’Oman. J’ai certes vu bien des belles choses, en mer et en escale, mais la messe quotidienne dans la microscopique chapelle sous le pont d’envol, et les oraisons auprès du tabernacle m’attiraient toujours plus. « Plus que la voix des eaux profondes, des vagues superbes de la mer, superbe est le Seigneur dans les hauteurs ! » (Ps 92, 4).
Le désir du sacerdoce s’enracine dans mes jeunes années, peut-être au contact de mes deux oncles moines. Vers 15 ans, j’ai lu la Règle de saint Benoît et je m’émerveillais de la bonté du patriarche qui donne des directives claires, mais qui précise toujours qu’on les adaptera aux capacités de chacun. Je concevais une grande vénération pour cette vie où la sainteté est assurée à la fidélité. Et puis je me suis enthousiasmé pour l’Histoire d’une âme, et je désirais suivre la sainte de Lisieux.
Mais le flou demeurait sur la destination, et la perspective du mariage ne me paraissait pas non plus fermée. Je demandais à Dieu un signe et en même temps j’investiguais. Un prêtre m’a proposé d’aller voir deux abbayes, mais je n’étais pas tenté : les deux noms m’étaient trop connus ! Je voulais une vie monastique cachée, ignorée. Alors il m’a indiqué l’abbaye Notre-Dame de Triors et cela m’a plu, parce que je ne connaissais pas ! J’avais pourtant déjà rencontré le Père Abbé, Dom Courau, lors d’une conférence qu’il était venu donner en 2004 aux responsables du mouvement de jeunes Missio.
Après une courte semaine à l’abbaye, où je n’ai vu que cohérence avec mon éducation, je suis revenu à ma vie d’étudiant. Apprendre l’entrée de plusieurs de mes amis au service de Dieu a été le déclencheur final de ma ferme décision, prise dans la cathédrale de Chartres, un lundi de Pentecôte. Je n’ai jamais mis en doute cette résolution, engagement personnel dans l’appel. Les choses n’ont pas traîné : j’ai posé ma démission et je suis entré en octobre 2008, dans ma communauté drômoise.

Vous êtes Père Abbé très jeune : comment vivez-vous cette responsabilité ?
En 2008, le Père Abbé se remettait d’un cancer, et il a pu tenir encore le gouvernail avec entrain pendant plus de dix ans. Mais l’an dernier, considérant une fatigue latente, il a remis sa charge, à l’âge de 78 ans. Il a gouverné pendant 37 ans le monastère qu’il a fondé !
Les dernières années de son abbatiat, il m’avait chargé des fonctions de Prieur et de Maître des novices. J’ai beaucoup apprécié cette dernière, exigeante mais si heureuse : on doit transmettre à des âmes accueillantes, au fil des jours, un héritage aimé, par la vie surtout et dans la bonne humeur.
Et depuis le 30 novembre 2021 – un an déjà – me voici père de ceux qui m’avaient reçu comme frère… Nous sommes 43 moines aujourd’hui. Je me sens assurément dépassé, mais je suis heureux de me mouiller dans la responsabilité devant l’Église et devant Dieu. J’hérite d’une communauté fervente et unie dans sa diversité, grâce à toujours redemander.
Le pape émérite Benoît XVI, touché par le jeune âge du nouvel Abbé, a eu la bonté de m’adresser une lettre à l’occasion de ma bénédiction abbatiale, le 2 février dernier. Il me disait en particulier le motif de la joyeuse espérance qui doit m’habiter : « Bien sûr, vous ne voulez pas faire valoir votre volonté propre, mais veiller à ce que la Communauté des moines vive en conformité à ce que prévoit la Règle de saint Benoît, et qu’elle demeure ainsi une cellule vivante dans le tout de l’Église. Il est essentiel que vous ne meniez pas un projet personnel, mais que vous soyez, en tant qu’Abbé, le serviteur de l’unité qui trouve sa mesure dans la foi de l’Église et ainsi, en fin de compte, dans le Seigneur. »
Il est plus facile de suivre ainsi une voie balisée par les siècles.

Vous êtes attaché à la vision de la sainteté selon la Règle de saint Benoît : comment résumeriez-vous cette approche de la sainteté pour vos moines et en quoi concerne-t-elle aussi les laïcs ?
Saint Benoît a eu le charisme de concrétiser l’Évangile dans la vie ordinaire du moine. Il veut que ses fils « ne préfèrent rien à l’amour du Christ », qu’ils « cherchent » et « craignent Dieu » dans la conscience permanente de sa sainte présence. Notre dignité, comme pour tout chrétien au fond, est de vivre sans cesse à l’intérieur du Saint des Saints, depuis que le Christ nous en a ouvert la voie. Nous le suivons, tous ensemble, à l’intérieur du voile, Ad interiora velaminis (He 6, 19, ma devise), où il a fixé pour nous l’ancre de notre espérance.
Saint Benoît veut notre croissance sous le regard de Dieu. Dom Delatte explique bien cet épanouissement de sainteté quand il la compare à l’échange de deux regards : « Notre éducation surnaturelle est le fruit d’un double regard : le regard de Dieu sur nous, notre regard vers Dieu. Lorsque le regard de Dieu et le nôtre se rencontrent, que cela se prolonge et devient habituel, notre âme possède “la crainte de Dieu”. […] “Vers Vous j’ai les yeux levés, vers vous qui êtes au ciel” » (1).

Dans un monde matérialiste et utilitariste comme le nôtre, quel est le rôle des moines cloîtrés ?
Le côté matérialiste du monde fut pour moi un motif fort d’entrer à l’ombre du cloître. Mais ma retraite me laisse responsable de mes frères et sœurs en humanité. On travaille aussi dans le cloître, mais en vue d’une richesse éternelle, pour nous et pour autrui. Car la prière est le premier service que le chrétien rend à l’Église.
Saint Benoît nous demande de nous faire « étrangers aux mœurs du siècle ». Cependant, le contact avec le monde est inévitable, et il interroge profondément les moines… Nombreux sont cependant les petits signes aimables : « Bonjour, mon Père », « Que Dieu vous bénisse ! », « Votre fécondité à vous, les prêtres, c’est de faire du bien aux autres ! » m’a dit un jour un jeune musulman. Les consacrés pointent ainsi le Ciel du doigt. Ils doivent encourager la marche de tous vers ce but.
Mais le contact le plus profond et le plus assuré s’établit par la célébration de l’office et de la sainte Messe.

En tant que moine, comment voyez-vous l’avenir de nos pays jadis chrétiens et désormais très fortement déchristianisés, déboussolés d’un côté par une déconstruction anthropologique sans précédent (genre, wokisme…) et d’un autre par une immigration non maîtrisée faisant le lit de l’islam ?
Derrière la destruction organisée et progressive des repères naturels et chrétiens, je vois le diable jaloux de notre ressemblance avec Dieu : l’être, l’intelligence, l’amour, la liberté, la fécondité et la paix sont autant de ressemblances avec la vie intense et tranquille des trois Personnes divines dans leur être unique. Alors, le diable et ses suppôts s’acharnent. Mais je sais qu’il n’est pas possible de modifier la nature humaine créée par Dieu, et je garde donc confiance. Dans sa lettre, Benoît XVI m’a indiqué une merveilleuse ligne de conduite : « Dans la confusion actuelle, il est important qu’on ne défende pas n’importe quelle théorie, mais qu’on vive simplement dans la foi de l’Église, selon la tradition véhiculée dans son Credo et dans la règle de saint Benoît. Une telle attitude de fond donne de la mobilité dans les petites choses et de la fermeté pour l’essentiel. »
Pour ce qui est de l’islam, la prière pour la conversion de ces âmes globalement ardentes peut porter un grand fruit pour renverser les erreurs de la redoutable dictature du relativisme athée.

Comment est gérée la liturgie dans votre abbaye par rapport aux deux formes liturgiques et comment avez-vous reçu le motu proprio Traditionis custodes ?
Votre question touche un point sensible. Notre abbaye vit avec joie de la pratique qui lui vient de Fontgombault : la liturgie romaine telle qu’elle est consignée dans le Missel ancien. Certaines modifications y ont été apportées au fil des décennies, en réponse aux besoins de l’Église exprimés par Rome, en particulier dans la belle Constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium.
En entrant à Triors, j’ai retrouvé l’atmosphère que j’aimais en famille : l’amour inconditionnel de l’Église et du pape, le respect absolu de son Magistère, et une liturgie soignée. Ce n’était qu’après l’an 2000 que j’avais commencé à prendre conscience des débats liturgiques, à une époque où saint Jean-Paul II et Benoît XVI après lui avaient su rétablir un climat de paix. Mes amis vivent des deux formes. Un ami prêtre de l’Emmanuel m’a dit avoir beaucoup appris dans les abbayes pour bien célébrer. C’est pourquoi je n’ai jamais été péremptoire sur ce sujet, sûr d’être dans le fleuve de la vie de l’Église. Le motu proprio de 2021 me semble surtout une réponse du Saint-Père à un conflit entre les franges caricaturales des deux bords.
« Rien n’est plus dommageable à la liturgie que [l’]activisme constant », disait le cardinal Ratzinger (2). Je reçois donc Traditionis custodes sans tout révolutionner, et j’apprécie beaucoup les riches réflexions de la lettre Desiderio desideravi.
Notre évêque m’a manifesté à diverses reprises son estime, percevant que nous cherchons dans la liturgie la rencontre avec le Christ, sans raideur et profondément.

Beaucoup de « tradis » n’ont pas compris les raisons de ce texte très ferme et ne se sont pas reconnus dans ce que le pape François a dit à propos de ceux qui refusaient le concile Vatican II et la messe : que diriez-vous à ces chrétiens inquiets et comment voyez-vous l’avenir ?
La liturgie est faite pour la gloire de Dieu et notre sainteté. Elle nous est donc donnée par l’Église.
Il est important pour l’Église, aujourd’hui où certaines personnes voient encore le concile comme une rupture – la forme est nouvelle, oui, mais pas le fond –, de posséder quelques signes forts de sa continuité. Le cardinal Ratzinger a dit en 2001 : « Pour souligner qu’il n’y a pas de rupture essentielle, que la continuité et l’identité de l’Église existent, il me semble indispensable de maintenir la possibilité de célébrer selon l’ancien Missel comme signe de l’identité permanente de l’Église » (3). Cette pratique vivante du Missel ancien dans sa riche simplicité est bien cohérente aussi avec notre rythme monastique.
Pour ce qui est de l’avenir, je vois une chose importante : les caricaturistes de tous les temps ont toujours fini par s’essouffler. L’avenir appartient à ceux qui ont de l’estime pour leurs frères de l’autre sensibilité. Je pense en particulier à la communion qui unit aujourd’hui les Pères Abbés de la Congrégation de Solesmes. Avec beaucoup de patience, dans un climat d’accueil, le charisme de Dom Guéranger qui a su à son époque faire l’unité en France autour du Missel Romain, pourrait se manifester maintenant dans ses fils qui, tous ensemble, apporteraient une pierre décisive au progrès vers l’unité.

Le pape François agit parfois de façon autoritaire comme sur la question liturgique ou laisse au contraire se dérouler des expériences troublantes comme le chemin synodal allemand ou encore demeure assez vague sur des points importants comme la communion aux divorcés remariés dans Amoris laetitia : comment vivre sereinement sa foi dans un tel contexte ?
D’abord et surtout, il faut laisser le trouble de côté, ce n’est pas fait pour les enfants du bon Dieu. Et puis, il faut tenir la communion avec Rome, avec l’assentiment nécessaire aux documents qui en émanent, selon leur degré d’autorité. Un critère de cette autorité est leur cohérence avec ce que l’Église a toujours enseigné. Si l’on discerne un hiatus, réfléchissons, prenons conseil, et prions, dans un esprit de silence.
Les thèmes immoraux occupent trop de place en public. Saint Paul dit au contraire qu’il s’agit de « choses qu’on ne doit même plus évoquer chez vous » (Ep 5, 3).
Le Christ n’abandonne jamais son Église. L’Esprit-Saint non plus. Sous leur action et en la présence de la Vierge Marie, nous sommes assurés d’arriver jusqu’au sein du Père. Merci beaucoup.

Propos recueillis par Christophe Geffroy

(1) Dom Paul Delatte, Commentaire de la Règle de saint Benoît, Solesmes, 1913, p. 119-120, qui cite Ps. 122, 1.
(2) Cardinal Joseph Ratzinger, L’esprit de la liturgie, Ad Solem, 2001, p. 70.
(3) Cardinal Joseph Ratzinger, Conclusion des journées liturgiques à Fontgombault en 2001.

Abbaye Notre-Dame, 205 chemin des Carnets, 26750 Triors.
Tél. : 04 75 71 43 39. 
Site : https://ndtriors.fr/


Lettre de Benoît XVI au TRP Dom Louis Blanc

Cité du Vatican
25 janvier 2022

Révérend et cher Père Abbé,

À l’occasion de votre élection comme abbé de l’Abbaye Notre-Dame de Triors, je vous adresse mes vœux les plus sincères pour que le Seigneur vous guide et vous montre, jour après jour, le chemin.

Je puis imaginer qu’à votre jeune âge de 35 ans seulement vous ayez quelque appréhension face à la grosse tâche qui vous attend, d’autant plus que j’ai moi-même vécu une expérience semblable. Saint Benoît et tous les saints Pères Moines seront à vos côtés et vous aideront à remplir votre mission. Car bien sûr vous ne voulez pas faire valoir votre volonté propre, mais veiller à ce que la Communauté des moines vive en conformité à ce que prévoit la Règle de saint Benoît, et qu’elle demeure ainsi une cellule vivante dans le tout de l’Église. Il est essentiel que vous ne meniez pas un projet personnel, mais que vous soyez, en tant qu’abbé, le serviteur de l’unité qui trouve sa mesure dans la foi de l’Église et ainsi, en fin de compte, dans le Seigneur.

Dans la lettre de saint Ignace d’Antioche aux Magnésiens, il s’agit précisément de cela : « ne pas profiter de la jeunesse de l’évêque » (3, 1). Ignace souligne qu’autrement « ce n’est pas cet évêque visible qu’on abuse, mais c’est l’évêque invisible qu’on trompe » (3, 1 et 2). Il associe cela à une belle image : il faut rejeter « le mauvais levain, devenu vieux et amer ». Puis il continue : laissez-vous « transformer en ce levain nouveau qu’est Jésus-Christ, le sel de votre vie, pour que personne parmi vous ne se corrompe, car c’est à l’odeur que vous serez jugés » (10, 2).

Dans la confusion actuelle, il est important qu’on ne défende pas n’importe quelle théorie, mais qu’on vive simplement dans la foi de l’Église, selon la tradition véhiculée dans son Credo et dans la règle de saint Benoît. Une telle attitude de fond donne de la mobilité dans les petites choses et de la fermeté pour l’essentiel. L’interprétation de cette tradition dans la vie habituelle de Solesmes aide aussi à ne point imposer aux autres des vues privées ni des choses qu’on a inventées soi-même, mais à œuvrer ensemble au grand édifice de la sainte Église.

Laissez-moi, pour terminer, revenir sur la lettre aux Magnésiens de saint Ignace. Ses efforts visent à ce que Dieu « daigne par votre Église faire tomber sa rosée vivifiante sur l’Église qui est en Syrie » (14). Notre grande Église a vraiment besoin aujourd’hui de rosée, de consolation. Celle-ci peut lui être surtout donnée par la foi, la vie et l’amour remplis de patience d’Églises particulières, d’abbayes et d’autres communautés qui vivent simplement et humblement la foi et recevront ainsi elles-mêmes, toujours plus, la consolation venant de cette foi vécue.

La question de votre jeune âge m’a amené à m’étendre un peu largement, mais j’espère tout de même que ce que j’ai écrit vous servira quelque peu d’encouragement ou, en d’autres termes, vous aidera à vous laisser « saler par le Christ » et à rayonner ainsi d’une nouvelle fraîcheur.

Uni, dans la prière, à vous, à l’Abbaye Notre-Dame de Triors et à la Congrégation de Solesmes, je vous salue cordialement.

Benoît XVI

© LA NEF n°353 Décembre 2022