George Weigel est une éminente personnalité du catholicisme américain : théologien, spécialiste d’éthique, des droits de l’homme et des pays de l’Est, il est aussi chroniqueur dans plusieurs journaux américains et l’auteur d’une biographie de référence de Jean-Paul II (JC Lattès, 2005). Il vient de publier un essai stimulant (1) à l’occasion du 60e anniversaire de l’ouverture du concile Vatican II (1962-1965). Entretien.
La Nef – Le concile s’est ouvert il y a 60 ans dans un monde déjà devenu « irréligieux » : qu’est-ce que cela signifie ?
George Weigel – Pendant deux millénaires, le christianisme a eu une grande expérience de l’évangélisation et de la catéchisation des païens, qui, quelles que soient leurs idées fausses, comprenaient que nous vivions dans un monde habité par une réalité transcendante dépassant le pur donné sensible. Mais au moment du concile, s’était installé un monde irréligieux. Or les communautés chrétiennes qui s’étaient accommodées de ce monde irréligieux étaient en train de mourir : il était ainsi devenu manifeste que la capitulation culturelle devant ce qu’Henri de Lubac appelait l’humanisme athée n’était pas la voie à suivre. Devant l’échec de cette approche, il fallait trouver et déployer dans l’évangélisation et la catéchèse de nouvelles méthodes pour convaincre et présenter des vérités anciennes d’une façon qui soit audible pour les personnes foncièrement non croyantes.
Depuis Pie IX, le catholicisme est de plus en plus centré sur le pape : pourquoi cette évolution et quelles conséquences ?
La centralisation croissante du catholicisme, tant dans son fonctionnement que dans l’image qu’elle renvoie, a eu des effets positifs. Elle a permis à l’Église de relever le défi des nouveaux nationalismes au XIXe siècle, puis d’affronter le fascisme, le nazisme et le communisme au XXe siècle. Le fait qu’elle soit forte a permis à la papauté de créer en Afrique et en Asie des hiérarchies ecclésiales autochtones, à l’encontre des préférences exprimées par les puissances coloniales : elle a ainsi commencé à détacher l’identité catholique du colonialisme européen et fait progresser la cause de l’évangélisation. Mais il semble que nous entrons désormais dans une période de nouvel ultramontanisme, caractérisée par un gouvernement autocratique au sommet de l’Église. Or cet ultramontanisme n’est ni ce que le Christ a voulu pour l’Église, ni ce que prône et enseigne Vatican II dans sa Constitution dogmatique sur l’Église.
Comment Léon XIII a-t-il ouvert une nouvelle ère catholique ?
Léon XIII a ouvert « l’histoire catholique moderne » proprement dite, quand il a eu l’audace stratégique de vouloir engager l’Église dans le monde moderne pour le convertir, plutôt que de rejeter la modernité en bloc. Cette décision, qui marquait une rupture significative avec l’approche de ses deux prédécesseurs immédiats, Grégoire XVI et Pie IX, a conduit à des développements importants dans la vie intellectuelle du catholicisme (études bibliques, philosophie, théologie et histoire) et dans son rapport aux sciences naturelles. En outre, la décision de Léon XIII a engendré cette façon unique de penser la modernité dans sa réalité sociale que nous appelons la « doctrine sociale de l’Église ».
Comment Pie XII a-t-il préparé Vatican II ?
Le magistère de Pie XII est la source la plus fréquemment citée dans les documents de Vatican II, après la Bible. L’influence de Pie XII est donc évidente. L’encyclique Mediator Dei a ouvert la voie à la Constitution du concile sur la sainte liturgie, de même que l’encyclique Mystici Corporis Christi a préparé le terrain à la Constitution dogmatique du concile sur l’Église, Lumen gentium ; quant à l’encyclique Divino Afflante Spiritu, elle a constitué un jalon important ayant précédé l’enseignement du concile dans la Constitution dogmatique sur la Révélation divine, Dei Verbum. L’enseignement social de Pie XII, y compris ses messages de Noël pendant la guerre, a ouvert la porte au nouvel engagement du catholicisme envers la démocratie, rendu manifeste par la Constitution pastorale du concile sur l’Église dans le monde moderne, Gaudium et spes, et par sa Déclaration sur la liberté religieuse, Dignitatis humanae.
Quel était en fait le but profond de Vatican II, l’intention originelle de Jean XXIII ?
Renouveler, et même radicaliser, la foi christocentrique de l’Église, de sorte que l’Église connaisse, pour la mission et pour l’évangélisation, une nouvelle expérience de Pentecôte, adaptée aux circonstances spécifiques de la modernité tardive – à savoir un monde encore plus « irréligieux » qu’il ne l’était à l’époque de Newman.
Comment la presse couvrant le concile, en recourant à une opposition libéral/conservateur empruntée à la politique, a-t-elle déformé la réalité de Vatican II ?
Ce qui intéresse le catholicisme, c’est le combat du vrai contre le faux, de la noblesse contre la bassesse, de la vie droite qui épanouit l’homme contre la vie corrompue qui le rend misérable. Il n’y a pas de sens à passer le catholicisme au tamis des catégories politiques de la gauche et de la droite, du libéralisme et du conservatisme. Aucune personne sensée ne fait cela avec le bouddhisme, et les personnes de bon sens devraient cesser de le faire avec le catholicisme. Pendant le concile, ces catégorisations stupides ont compliqué l’appréhension du véritable développement doctrinal et la meilleure compréhension que les catholiques devaient avoir d’eux-mêmes grâce au concile, alors même que ce travail conciliaire a toujours été mené dans la continuité de la tradition de l’Église. Et ces catégorisations n’ont depuis lors cessé d’altérer le traitement de l’Église par les médias et les débats internes à l’institution.
Quels sont les principaux enseignements de Vatican II à retenir ?
Vatican II a eu l’audace de proclamer la réalité de la révélation divine et son autorité contraignante dans le temps. Vatican II a aussi enseigné que, en Jésus-Christ, nous rencontrons à la fois la vérité sur Dieu et la vérité sur notre humanité et sa noble destinée. Le concile a également voulu que, dans l’Église, nous trouvions la réponse à l’aspiration de la modernité à une communauté humaine authentique. Ces enseignements fondamentaux du concile sont encore plus pertinents aujourd’hui qu’il y a soixante ans.
Comment expliquez-vous l’opposition qui s’est manifestée au concile et qui demeure encore aujourd’hui ?
C’est au cours même du concile que sont nés les différends sur ce qu’il devait être et ce qu’il devait faire. Certains Pères du concile pensaient que l’enseignement de l’Église pouvait être exprimé une bonne fois pour toutes dans des formules gravées dans le marbre – ce qui tendait à couper le catholicisme des sources de sa propre compréhension, qui sont l’Écriture et les Pères de l’Église. D’autres encore ont cru que le concile était convoqué pour réinventer le catholicisme – ce qui était une incompréhension fondamentale de ce que sont et font les conciles. Aucun de ces camps n’a été satisfait par le concile, et tous deux ont continué à promouvoir leurs points de vue erronés depuis lors. Mais les parties vivantes de l’Église mondiale n’accordent aujourd’hui que peu ou pas d’attention à ces polémiques éculées.
Finalement, ce concile a-t-il marqué des ruptures ou s’inscrit-il globalement dans une continuité du Magistère ?
Le concile a compris qu’il avait pour mission de développer la compréhension que l’Église avait d’elle-même, et non de s’inscrire en rupture avec le passé ni d’opérer une sorte de « changement de paradigme ». Nous devrions également l’appréhender de cette façon, comme l’a enseigné Benoît XVI en décembre 2005. Se réformer dans la continuité avec la tradition, telle est la façon dont l’Église a grandi dans le passé, dont elle grandit aujourd’hui encore et dont elle grandira toujours.
Quel lien établissez-vous entre l’effondrement de la pratique et des vocations qui commence avant le concile mais s’accélère grandement après ?
La crise des vocations sacerdotales et religieuses plonge bien plus ses racines dans l’effondrement culturel des années 60 que dans le concile, bien que des interprétations inadéquates (et même étranges) des documents du concile sur le sacerdoce, sur la formation au séminaire et sur la vie religieuse consacrée aient leur part de responsabilité. Heureusement, dans les parties vivantes de l’Église mondiale d’aujourd’hui, ces interprétations erronées ont été corrigées.
Comment Jean-Paul II et Benoît XVI ont-ils donné « les clés du concile » ?
Contrairement aux vingt précédents conciles œcuméniques, Vatican II n’a pas fourni une ou plusieurs clés pour son interprétation correcte, que ce soit sous la forme d’un credo, de définitions dogmatiques, de condamnations d’hérésies, de nouveaux canons dans le système juridique de l’Église ou d’un catéchisme. Mais les pontificats de Jean-Paul II et de Benoît XVI, deux hommes du Concile, doivent être compris comme un programme continu de trente-cinq ans visant à fournir ces clés manquantes. Le « passe-partout » a été donné par le Synode extraordinaire de 1985 (convoqué pour marquer le vingtième anniversaire du concile), qui a enseigné que l’Église est une communion (communio) de disciples en mission. Le “trousseau” qui rassemble plusieurs de ces clés faisant autorité est le Catéchisme de l’Église catholique, l’un des fruits de ce Synode de 1985.
Propos recueillis par Christophe Geffroy
et traduit de l’anglais par Élisabeth Geffroy
(1) George Weigel, Pour la sanctification du monde. L’héritage de Vatican II, Artège, 2022, 430 pages, 20,90 €.
© LA NEF n°354 Janvier 2023