Le chrétien français contemporain est sempiternellement confronté à un dilemme, qu’il est bien aisé de trancher sur le papier mais qui apparaît ô combien plus délicat face aux faits : l’attachement à son pays, à ses mœurs et à ses traditions en général se heurte à l’amour universel du prochain que sa foi requiert. En effet, quoique mus des sentiments que nous espérons les meilleurs, il ne nous est pas possible de ne pas voir que depuis des décennies ce que nous pensions être les fruits éminents de notre civilisation (apaisement des relations sociales, place réservée aux femmes, attachement libre à une raison articulée à la foi) sont battus en brèche, parfois méprisés, souvent oubliés. Par qui ? Par des populations nouvellement arrivées, le plus souvent afro-musulmanes (ou asiatico-musulmanes) pour une partie de qui – partie que l’on peine à évaluer mais qui est hélas suffisamment visible pour que le problème ne puisse nous échapper – notre art de vivre est dénué de sens, incompréhensible ou franchement à éliminer. Le terrorisme issu de ces populations, pour meurtrier qu’il soit, ne constitue qu’une infime partie du combat qui se mène.
Glissement sémantique ?
Cela étant posé surgissent pour le chrétien les seules questions qui vaillent : faut-il nous en défendre, comment pouvons-nous le faire et surtout comment conserver un amour pour ce prochain en tant qu’ennemi – et même parfois en tant qu’il n’est pas ennemi mais qu’il y ressemble ? Car la vraie erreur, criminelle, de ce qu’on nommera ici racisme par simplification (même s’il s’agirait plutôt de xénophobie ou de rejet d’êtres issus d’une autre civilisation) n’est pas la discrimination au fond, mais le refus de discriminer au sein d’une même « race » supposée, le refus de placer la frontière au niveau de ce qu’ont réellement fait les individus, de bien ou de mal, pour mieux la placer au niveau de ce qu’ils sont. En effet, cet « Arabe » ou ce « Noir » ou ce « Pakistanais » que je croise dans la rue et que mon cerveau reptilien assimile malgré moi et immédiatement aux êtres hostiles que j’ai pu rencontrer et qui lui ressemblaient ne peut a priori pas grand-chose aux méfaits qu’a perpétrés tel ou tel de ses « semblables ». Mais pourquoi faire ce cours d’antiracisme maintenant, nous demandera-t-on ?
Simplement parce qu’on a pu constater récemment dans une partie de la « droite nationale », comme par exemple dans le discours d’Éric Zemmour lorsqu’il fêtait le premier anniversaire de son mouvement « Reconquête », un inquiétant glissement sémantique : du « Grand remplacement » entendu au sens culturel, on est passé à un souci d’« hétérogénéité ethnique », d’où il faudrait déduire que les « sociétés multiraciales tournent en sociétés multiracistes ». Au-delà de l’emploi étonnant de ces mots, la phraséologie est incontestablement du mauvais côté de la discrimination : « La dissemblance, poursuit le polémiste, permet de déshumaniser. On est d’autant moins tenté d’agresser une mamie qu’elle ressemble à sa propre grand-mère. […] Pensez-vous que la grand-mère de Nice aurait été rouée de coups et jetée au sol si elle avait porté un voile ? » C’est là, adopter, sans le savoir sans doute, exactement le type de raisonnement civilisationnel de l’ennemi qu’on est censé combattre. Qui dit en effet que le voile est un marqueur social, religieux nécessaire sinon les musulmans qui ainsi se reconnaissent entre eux et rejettent le reste du monde dans des ténèbres extérieures ? Pour notre part, nous refusons l’identification et la réduction d’une personne à quelques marqueurs symboliques – ce qui ne veut pas dire être naïf vis-à-vis desdits marqueurs.
Changer de regard ?
Chez nous autres, chrétiens, s’il n’y a plus ni homme, ni femme, ni Juif, ni Romain, ni Grec devant Dieu et le salut, c’est que dans un mouvement amoureux, tels Dieu qui nous change ainsi en Lui-même, l’ennemi que l’on sait tel ne doit pas être rejeté mais au contraire conquis (au sens de l’amour) et converti à la vérité. Le monde des Samaritains pour Jésus, qui constituent les hérétiques de l’époque, les faux adorateurs mimétiques, peut nous être un exemple pour aujourd’hui. La Samarie est située au milieu du monde juif et à ce titre certainement agaçante. Le Christ, chez saint Jean, se refuse parfois à en éviter le territoire, sans doute parce qu’il est pressé mais sans doute surtout parce qu’il a aussi affaire là pour sa mission : « Il lui fallait traverser la Samarie » (Jn, 4). C’est là qu’épuisé et assoiffé au bord du puits, il croise la Samaritaine, femme et hérétique donc et lui demandant à boire lui donne lui-même à boire. « Vous adorez ce que vous ne connaissez pas, lui dit-il. Nous, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. » Et bien entendu, de la ramener sur le vrai chemin. En sus d’être allé chercher la femme adverse chez elle, Jésus en vient à donner, comme tout le monde sait, le Samaritain comme figure du prochain : celui qui s’est comporté en prochain, alors qu’il n’avait pas la vraie foi. Ainsi donc, le musulman étant notre Samaritain actuel, quoiqu’il puisse nous rebuter et errer – quoique d’un point de vue strictement politique et social, l’immigration qui l’a amené ici soit insoutenable –, notre rôle historique ne serait-il pas de le considérer, de l’aimer et de le convertir plutôt que de supposer une belle France toute propre et toute neuve débarrassée de leur présence ? « Levez les yeux et regardez les champs : ils sont déjà blancs pour la moisson. »
Jacques de Guillebon
© LA NEF n°354 Janvier 2023