Interview de Tugdual Derville 2023

Résister à l’euthanasie

Interview de Tugdual Derville. Porte-parole d’Alliance VITA, il est un infatigable défenseur de la vie sous toutes ses formes. Son nouveau livre, percutant et passionnant, est l’occasion de l’interroger sur l’euthanasie.

Pourquoi est-il si essentiel qu’une société apprenne à faire une place à la vulnérabilité et à la dépendance au lieu de les reléguer ou, pire, de chercher à les faire disparaître ?

Question de lucidité et d’humanité. La vulnérabilité et l’interdépendance sont des propres de l’humanité. L’idolâtrie de l’autonomie conduit à l’impasse de la désespérance. Une culture de toute-puissance tend à faire disparaître la fragilité et les plus fragiles, à en amputer la société. Ce serait son autodestruction. Une chaîne tient par son maillon faible. À l’origine du film Intouchables, Philippe Pozzo di Borgo – qui parraine le collectif inter-associatif « Soulager mais pas tuer » dont je recommande de signer l’appel (1) – souligne que les personnes les plus fragiles aident les « bien-portants » à « se réconcilier avec leur part de vulnérabilité ». Que nous soyons en bonne santé ou pas, nous avons tous besoin les uns des autres. Notre hostilité à l’euthanasie passe par la lutte contre la « mort sociale » qui menace trop de personnes âgées. À chacun de s’engager en ce sens.

L’euthanasie est l’occasion d’une bataille sémantique et deux définitions concurrentes de la dignité s’affrontent : pourriez-vous nous les préciser et nous expliquer leurs deux logiques ?

Dignité « ontologique » et dignité « relative » sont en effet inconciliables. La première pose que la dignité est un attribut inaliénable de tout être humain, qui le distingue du reste du vivant. Personne, ni le pire criminel, ni le patient le plus dépendant, ne peut perdre cette dignité. La seconde pose que chacun est maître de définir sa propre dignité. C’est ce que sous-tend l’expression « mourir dans la dignité ». Cette conception individualiste est stigmatisante : celui qui affirme que l’incontinence le rendrait indigne fait violence aux personnes incontinentes. Chacun a besoin de se voir confirmer par autrui qu’il reste toujours digne, digne de vivre, d’être aimé et soigné. La dignité humaine appelle par ailleurs tout être humain à adopter un comportement digne de son humanité.

On a vu un glissement dans les termes du débat, on est passé d’une revendication de dignité à une revendication de liberté : que répondez-vous à ceux qui défendent la « liberté de choisir sa mort » ?

Cette « liberté » ne tient pas. Quel est le sens d’une « liberté » exercée sous la pression de la souffrance ou de la peur de souffrir, d’un sentiment de déchéance, d’inutilité, de trop coûter, etc. ? Car on passe vite d’un droit à un devoir de mourir, d’où le titre de mon livre, inspiré d’une histoire vraie. Par ailleurs, quel est le sens d’une liberté qui exige qu’une tierce personne transgresse un interdit majeur (celui de tuer) en portant sur sa conscience le poids de la transgression ? Mais surtout, étrange liberté qui prétend s’exercer en s’annihilant dans la mort ! En réalité, euthanasie ou suicide (assisté ou pas) sont des morts violentes qui volent un « reste à vivre ». L’expérience montre que ce temps est imprévisible et comporte son lot de surprises, parfois étonnamment bonnes. La sagesse populaire parlait de « rémission ». Quoi qu’on en dise, on ne se tue pas « en connaissance de cause ». Ultimement, je citerais saint Augustin : « La première liberté, c’est donc de ne pas commettre de crimes… comme l’homicide. »

La Nef – Beaucoup nous présentent la légalisation de l’euthanasie comme inéluctable : est-il encore possible de contrer un tel mouvement ?

Tugdual Derville – Aucune histoire n’est écrite par avance. Gare au défaitisme et au Décourageur ! Que veulent les promoteurs de l’euthanasie ou du suicide assisté ? Que nous baissions les bras ! L’« inéluctabilité », piège dialectique bien connu, est à déjouer. Prédire l’avenir est d’autant plus risqué que le gouvernement navigue à vue. Examinons les évènements « improbables » de ces derniers temps : pandémie, guerre, inflation. L’intention du président reste floue. Agir (ici résister, sans naïveté) évite de se laisser imposer l’histoire. Même si ce n’était qu’une question de vérité et d’honneur, cela en vaudrait la peine. Nous avons une certaine expérience de la défaite mais, ultimement, la vie a déjà gagné !

En quoi y a-t-il incompatibilité entre les soins palliatifs et une euthanasie légalisée au sein d’un même système de soins ?

La mauvaise monnaie chasse la bonne : la « solution » expéditive décourage les efforts (et les dépenses) exigés par un accompagnement qui consent à l’imprévisible de la mort. La définition des soins palliatifs exclut heureusement l’administration de la mort. Ligne rouge infranchissable, l’interdit de tuer est la condition sine qua non de la créativité des soignants. Ils doivent se former pour mieux lutter contre la douleur et mieux accompagner. Mais attention ! Les promoteurs de l’euthanasie excellent cependant dans la politique destructrice du coucou en prétendant faire de l’euthanasie « l’ultime soin palliatif ».

Les partisans de l’euthanasie nous donnent souvent en exemples les pays l’ayant déjà légalisée : en quoi constituent-ils, au contraire, des contre-modèles ?

Je l’explicite dans mon essai : la levée de l’interdit ouvre toujours une boîte de Pandore. Parallèlement à l’euthanasie ou au suicide assisté « légaux » prolifèrent des pratiques clandestines (non déclarées ou hors critères) que des lois successives finissent par avaliser : euthanasie d’enfants, de personnes qui ne sont pas en fin de vie, de personne psychiquement malades. Les soins palliatifs entrent par ailleurs en confusion… Je rapporte le cas stupéfiant d’une jeune belge de 23 ans : fragile, Shanti De Corte avait échappé aux attentats de Bruxelles de 2016 mais en est sortie si traumatisée qu’elle a demandé et obtenu au printemps dernier l’euthanasie pour souffrances psychiques… J’évoque aussi deux sœurs américaines en bonne santé qui ont obtenu en Suisse d’être « suicidées » ensemble, sans que leur frère ait été prévenu…

Sait-on comment les soignants se positionnent aujourd’hui face à l’euthanasie ?

La plupart des soignants restent attachés au respect de la vie de leurs patients. Beaucoup notent que le temps des cocktails lithiques est heureusement révolu. Cependant la peur panique d’une loi conduit certains groupes à se réfugier vers le suicide assisté. Comme si cela les protégeait. Je montre dans un chapitre de mon livre que c’est faire preuve de naïveté. D’abord, la prévention du drame du suicide ne doit souffrir aucune exception. Ensuite, au nom de l’égalité, le Comité consultatif national d’éthique articule dans son triste avis n°139 suicide assisté et euthanasie avec son expression anesthésiante « aide active à mourir ». Opposé à toute forme d’euthanasie, Robert Badinter rappelait qu’une loi a une valeur « expressive », car elle « norme » les comportements. Si une loi était votée, il faudrait que de nombreux soignants lui résistent, sans craindre l’héroïsme, ni déserter.

Au-delà des idées reçues, où en est l’opinion publique sur le sujet ?

Poussée par des idéologues, la revendication euthanasique est surtout une lubie de bien-portants. Quoiqu’en disent les sondages largement biaisés, je montre que ce n’est ni une véritable demande sociale, ni une priorité pour nos concitoyens. Inclure ce sujet aujourd’hui, après avoir renoncé à la loi « grand-âge et autonomie », et alors que nous connaissons une triple crise de l’hôpital, des EHPAD et des « déserts médicaux » est indécent. Les Français souhaitent – plusieurs enquêtes d’Alliance VITA l’ont montré – être bien soulagés et bien accompagnés. Le choix truqué qu’on leur présente entre « souffrir de façon insupportable » et « mourir paisiblement » les trompe. D’où l’importance de les informer des enjeux.

Vous écrivez que l’euthanasie est un débat d’humanité et non de foi : les religions ont-elles néanmoins un rôle à jouer ?

Leur parole – presqu’unanime – est essentielle. Elle est d’ailleurs plus écoutée qu’on ne le dit. L’effondrement des repères la rend encore plus précieuse, mais elle doit rester ferme et sans ambiguïté. Les promoteurs de l’euthanasie ou du suicide cherchent des cautions chrétiennes et ils en trouvent, que je dénonce régulièrement. J’aime en revanche les formules acérées du pape François (en écho au débat français) : « Tuer n’est pas humain, point… Tuer, laissons cela aux animaux » ; ou encore : « Il n’y a pas de droit de mourir […] ce principe éthique concerne tout le monde, pas seulement les chrétiens ou les croyants. » Belle illustration de notre anthropologie. Nous la savons universelle. C’est la fameuse « loi naturelle ». Nous avons la belle mission, sans « catholiciser le débat », de la rappeler à tous.

Propos recueillis par Élisabeth Geffroy

© LA NEF n° 355 Février 2023