L’Oublié, d’Emile Betsellère présenté lors de l’exposition Les désastres de la guerre 1800-2014 au Musée Louvre-Lens ©Wikimedia
L’Oublié, d’Emile Betsellère présenté lors de l’exposition Les désastres de la guerre 1800-2014 au Musée Louvre-Lens ©Wikimedia

Qui fut Péguy

Péguy est né en 1973, c’est donc un anniversaire cette année. Mais il est mort en 14, c’en sera donc un autre l’année prochaine. Les fêteurs d’anniversaire nous ennuient, surtout quand c’est pour écouler de la marchandise déguisée sous le nom de livres. Cependant, un ouvrage de Jean-Claude Demory (1) tombe à pic pour rappeler à l’oublieux Français qui fut Péguy, comment il vécut et surtout comment il est mort.
On connaît la célèbre scène – ou l’on devrait connaître si ce n’est le cas – de la mort du lieutenant Charles Péguy dans les champs à peine moissonnés de Villeroy à l’est de Paris, le 5 septembre, à 17h30, racontée quarante ans plus tard par l’un de ses hommes pour la télévision : « Oh, mon Dieu, mes enfants », s’écrie celui qu’ils appelaient « le Pion », s’écroulant d’une balle dans la tête, debout au milieu des vestiges de sa compagnie prise sous le feu roulant des Boches. La guerre venait seulement de commencer, et l’un des plus grands Français tombait.
Contrairement à ce que laisse entendre son titre, Demory ne se limite évidemment pas à raconter cette scène funèbre, mais par un habile jeu de balancier revisite et la mobilisation du lieutenant, combien heureux, trop heureux peut-être de partir enfin au carnage pour défaire de l’Allemand, lui l’enfant de la Revanche, lui, le petit garçon d’Orléans nourri à la haine des Prussiens, et sa vie entière, depuis les rêves socialistes du jeune normalien jusqu’à la fin des Cahiers de la Quinzaine, précipitée par le départ en guerre.
Où l’on apprend notamment que le 1er août, jour de la mobilisation, la plume de Péguy, qui rédigeait sa Note conjointe sur M. Descartes se suspend à jamais au milieu de cette phrase : « Le catholique ne consulte les poteaux indicateurs que pour les consulter. Les protestants… » Si l’on enseignait Péguy dans les classes de France, ce serait un passionnant exercice que de tenter de faire terminer cette démonstration. Que peuvent bien faire les protestants des poteaux indicateurs ? On ne le saura jamais.
Mais ce livre est surtout l’occasion de refaire le portrait d’un homme troublé, troublé par les temps dans lesquels il vit, au milieu de l’affaire Dreyfus, de la montée du socialisme, où des hommes comme Jaurès, Blum, Lucien Herr auront tour à tour son admiration et sa haine, au milieu du retour au catholicisme d’une génération entière, avec Bloy, les Maritain, Psichari, où les cartes idéologiques et spirituelles sont entièrement redistribuées après le sinistre XIXe siècle.
Un homme troublé et pourtant clair comme un matin, qui jamais n’accepta de se rendre, ni à l’école normale et à ses grands professeurs gris, ni à la Sorbonne en face de laquelle il avait dressé comme un campement d’Indien au pied du fort de cavalerie la boutique de ses Cahiers, sans qu’on ne sache jamais s’il souhaitait commercer avec elle ou en faire le siège. Le portrait d’un homme blessé, dont la première librairie socialiste rue Cujas fit rapidement faillite, emportant avec elle le douaire de sa femme et ses premières ambitions, qui le laissa pieds et poings liés à un « Club des Cinq » socialiste qui souhaitait lui dicter sa pensée : « Il y avait dans tout cela trop de contradictions avec la nature profonde de Péguy, trop de distorsions, trop d’art avec ses aspirations créatrices et libertaires, trop de divergences de vues entre cet idéaliste grandiloquent, ce baladin des lettres, ce franc-tireur, cet individualiste, et les sourcilleux gestionnaires, les froids mécaniciens du socialisme unitaire qu’étaient ses nouveaux patrons pour que cela collât longtemps entre eux et lui. » Bientôt Péguy s’échappe à nouveau, lance les Cahiers où il publiera ce qu’il voudra, élevant un monument de la littérature française au milieu de la pauvreté et de la liberté.
Péguy, l’enfant qui fumait de jouer « parce que c’est pas amusant », jouera en réalité toute sa vie avec les mots, les idées, les aspirations médiévales pour s’évader de ce XXe ultra-réaliste, donc ultra-destructeur. Attiré vers des cieux libérateurs, quand on lui fit valoir qu’à la guerre, il risquait de disparaître alors qu’il avait femme et enfants : « Je m’en fous », répondit-il dans un geste supérieur. Il ne s’en foutait pas du temps, de sa femme et de ses enfants. Seulement des prudences trop humaines.

Jacques de Guillebon


(1) Jean-Claude Demory, La Mort du lieutenant Charles Péguy, 26 août-5 septembre 1914, Le Félin, 2023, 226 pages, 20 €.

© LA NEF n°355 Février 2023