Le cardinal Joseph Ratzinger et Christophe Geffroy aux Journées liturgiques de Fontgombault en 2001 © LaNef

Merci cher Benoît XVI !

ÉDITORIAL

Notre très cher Benoît XVI s’en est allé rejoindre la Maison du Père tranquillement et sereinement le samedi 31 décembre 2022, dernier jour de l’année. Nulle tristesse à cette nouvelle, tant nous avons la certitude que c’est un saint qui a été reçu dans le Paradis auquel il aspirait depuis quelque temps. Si nous n’avons plus sa douce présence parmi nous, nous savons que nous avons désormais un intercesseur au Ciel qui ne laissera pas tomber l’Église qu’il a tant aimée et si bien servie « comme un simple et humble ouvrier dans la vigne du Seigneur », comme il l’avait dit le jour même de son élection sur le trône pontifical en 2005.

Une grande proximité
Notre revue avait avec ce pape, qui nous connaissait, une proximité toute particulière, et même une véritable amitié du cœur et de l’esprit. Et cela remonte aux origines de La Nef, puisque, grâce à l’intercession à l’époque de Dom Antoine Forgeot, Père Abbé de Fontgombault, nous avions été reçus à Rome en juillet 1991 par le cardinal Ratzinger dans son bureau de la Congrégation pour la Doctrine de la foi où nous avions pu nous entretenir seuls avec lui pendant une heure pour lui présenter La Nef. L’intérêt qu’il nous manifesta me toucha profondément, je mesurais à quel point il était un homme d’écoute dont émanait une incroyable douceur. Ensuite, nous avions eu la chance de le revoir plusieurs fois et notamment à l’occasion des Journées liturgiques de Fontgombault en juillet 2001. C’est encore Dom Antoine Forgeot qui m’avait demandé de conduire le cardinal Ratzinger depuis l’aéroport de Roissy jusqu’à l’abbaye de Fontgombault, puis de le raccompagner après ces passionnantes Journées liturgiques. À deux reprises, durant quatre heures, j’avais pu m’entretenir avec lui de multiples sujets : quelle intelligence, quelle culture, quelle maîtrise de la langue française, quel humour fin aussi, et surtout quelle délicatesse chez cet homme à la fois si grand et si humble qui ne vous écrasait jamais de son savoir pourtant immense !
Après Jean-Paul II, Benoît XVI a été en quelque sorte « notre » pape. Ayant été converti sous Jean-Paul II, je n’avais connu que deux papes – deux papes d’exception – avec lesquels j’avais une immense proximité intellectuelle, spirituelle et même affective ; si bien qu’il était facile, au moins sur le plan du Magistère, d’exercer mon travail de journaliste catholique : même s’il ne s’agissait pas d’abandonner tout esprit critique, la confiance était spontanée, acquise d’emblée, tant leurs enseignements correspondaient à tout ce que je pouvais attendre d’un Souverain Pontife. Après l’élection du pape François, j’ai compris que cette complicité n’était ni automatique ni même la norme la plus partagée au regard de l’histoire de l’Église – il faut d’ailleurs reconnaître que, depuis plus d’un siècle, l’Église a connu une série de papes de grande stature comme rarement dans le passé.

Un très grand pape
Bref, cette longue introduction pour vous expliquer pourquoi nous tenions tout particulièrement à rendre à Benoît XVI l’hommage qu’il mérite.
Car, même s’il eut ses faiblesses – il n’était pas vraiment fait pour le gouvernement des hommes et ne savait pas toujours choisir ses collaborateurs, l’exemple du cardinal Bertone, son Secrétaire d’État, le dit assez –, il a été un très grand pape en ce qu’il a répondu de façon admirable aux deux exigences que le Christ lui-même a imposées à Pierre : affermir la foi de ses frères d’abord (cf. Lc 22, 31-32) ; il l’a fait par un Magistère d’une clarté, d’une sûreté et d’une fermeté tout en douceur ; être le garant de l’unité ensuite (cf. Jn 17, 21) ; il a été un pape « unitif » qui a su créer dans l’Église un climat de paix et de dialogue, et, à l’extérieur, il a fait avancer l’œcuménisme avec les orthodoxes et les protestants, tout en créant une structure d’accueil exemplaire pour les anglicans rejoignant le catholicisme (2009).
Grand pape, il l’a été sur bien des points. Je voudrais juste revenir ici sur quelques-uns qui répondent tout particulièrement aux deux exigences du Christ évoquées plus haut.
Il a proposé, selon nous, la seule façon « catholique » de comprendre le concile Vatican II lors de son fameux discours à la Curie romaine du 22 décembre 2005, lorsqu’il a défendu « l’“herméneutique de la réforme”, du renouveau dans la continuité de l’unique sujet-Église » contre l’interprétation aussi bien de certains « progressistes » que de certains « traditionalistes » d’une « herméneutique de la discontinuité et de la rupture », les premiers pour s’en réjouir, les seconds pour le déplorer. Ce texte est fondateur, il explique qu’une juste réforme suppose de véritables nouveautés, pouvant même apparaître comme en rupture sur certains points, lesquels s’avèrent en fait être des aspects contingents de la doctrine, tandis que ses éléments pérennes assurent une continuité et une évolution homogène du Magistère : « C’est précisément dans cet ensemble de continuité et de discontinuité à divers niveaux que consiste la nature de la véritable réforme. […] Ainsi, les décisions de fond peuvent demeurer valables, tandis que les formes de leur application dans des contextes nouveaux peuvent varier », écrivait-il. Et Benoît XVI visait là tout particulièrement « la relation entre foi et sciences modernes », « le rapport entre Église et État moderne » et le « problème de la tolérance religieuse » – d’où l’importance du droit à la liberté religieuse proclamé par Vatican II.

La réconciliation
D’une façon plus générale, Benoît XVI a voulu réconcilier l’Église avec son passé et réconcilier aussi des catholiques divisés – noble tâche s’il en est. C’est dans cet esprit qu’il faut comprendre son souci d’établir la paix liturgique et de réintégrer dans la pleine communion ecclésiale la Fraternité Saint-Pie X. Avec cette dernière, il a fait tout ce qu’il a pu – libéralisation de la messe « traditionnelle », levée des excommunications des quatre évêques consacrés par Mgr Lefebvre, structure de dialogue doctrinale – mais ses dirigeants, adeptes de « l’herméneutique de la rupture », ont finalement refusé la fraternelle main tendue par le Pontife.
Le motu proprio Summorum Pontificum (2007) dépassait le cadre des « traditionalistes », qu’ils soient fidèles à Rome ou à Mgr Lefebvre, il visait vraiment cette « réconciliation interne au sein de l’Église » et avec son passé, en permettant notamment que la « forme extraordinaire » ne soit pas l’apanage des seuls milieux traditionalistes. Il écrivait : « L’histoire de la liturgie est faite de croissance et de progrès, jamais de rupture. Ce qui était sacré pour les générations précédentes reste grand et sacré pour nous, et ne peut à l’improviste se retrouver totalement interdit, voire considéré comme néfaste. Il est bon pour nous tous, de conserver les richesses qui ont grandi dans la foi et dans la prière de l’Église, et de leur donner leur juste place. » La suite n’est pas à omettre : « Évidemment, pour vivre la pleine communion, les prêtres des communautés qui adhèrent à l’usage ancien ne peuvent pas non plus, par principe, exclure la célébration selon les nouveaux livres. L’exclusion totale du nouveau rite ne serait pas cohérente avec la reconnaissance de sa valeur et de sa sainteté. »
Benoît XVI a travaillé à abattre le mur infranchissable entre les deux formes liturgiques, à encourager un enrichissement mutuel, à établir une fluidité entre les deux, pour que chacun puisse passer de l’un à l’autre quand il le faut pour le bien de l’Église et le bien des âmes. Si cela a été bien reçu par la majorité des prêtres diocésains, pour beaucoup, surtout les jeunes, très proches de Benoît XVI, c’est assurément un point sur lequel il a été peu suivi aussi bien par la hiérarchie que par les traditionalistes. Dommage, car tant qu’une suspicion sera entretenue envers l’une ou l’autre forme du rite romain, il ne pourra y avoir de paix liturgique, car la véritable paix nécessite l’acceptation et le respect de l’autre.
La question se pose évidemment différemment après Traditionis custodes (2021) qui a bien imprudemment abrogé le motu proprio de Benoît XVI et rejeté le subtil distinguo des deux formes qui permettait de rappeler que l’ancien Ordo n’avait jamais été aboli et de lui fournir un statut juridique dont il est maintenant à nouveau dépourvu.

Un saint
Il est beaucoup d’autres sujets sur lesquels il faudrait s’arrêter pour mesurer l’ampleur de ce pontificat qui n’a rien d’un « pontificat de transition » (ils sont heureusement développés dans notre dossier) : les trois encycliques de Benoît XVI, ses interventions sur le rapport entre la foi et la raison, son souci de la déchristianisation de l’Europe et sa condamnation du relativisme qui règne, sa théologie politique (ses grands discours à l’occasion de voyages à Paris, Londres, Berlin, etc. les points non négociables…), sa formidable trilogie Jésus de Nazareth, etc.
Et il faudrait aussi rappeler qu’avant d’être pape il fut l’un des plus grands théologiens du XXe siècle, laissant une œuvre foisonnante dont on peut citer La foi chrétienne hier et aujourd’hui (1969), Les principes de la théologie catholiques (1982), Entretien sur la foi (1985), L’esprit de la liturgie (2001)…
On note ces derniers temps une tendance à vite canoniser les papes récents. Je pense que si un homme était un saint, c’était bien Joseph Ratzinger-Benoît XVI. Et son œuvre de théologien ainsi que son Magistère passeront l’épreuve du temps, ils demeureront une référence incontournable pour penser l’Église de demain. Merci, Seigneur, de nous avoir donné un tel Pontife.

Christophe Geffroy

© LA NEF n°355 Février 2023