Crise sociale et institutionnelle : et la Ve République dans tout ça ?

À l’occasion de la réforme des retraites, des observateurs ont pu dénoncer, pêle-mêle, une démocratie sociale éprouvée par une réforme injuste – elle l’était déjà par la conjoncture déprimée – et des institutions monarchistes à jeter aux oubliettes de l’histoire.
Si sa procédure d’adoption fut sujette à caution (1), il convient de faire le départ entre la critique, d’une part, d’une façon de gouverner et, d’autre part, des institutions qui constituent le cadre au sein duquel plusieurs façons de gouverner peuvent s’inscrire pour autant qu’elles en respectent l’esprit et prennent en compte, mutadis mutandis, un certain état des mœurs.
Il serait erroné de fonder une critique en regardant la situation par le trou de la serrure – l’utilisation du 49.3 – sans ouvrir grand les portes de la Ve République.

La stabilité, pour gouverner véritablement

La Ve République a offert une stabilité institutionnelle inédite dans l’histoire de France post-révolutionnaire. Voulant rompre avec ses devancières paralysées par le « parlementarisme absolu » (2), les constituants ont redoublé d’ingéniosité pour bâtir des institutions solides permettant d’engager l’avenir dans le respect d’un certain équilibre des pouvoirs et de leur séparation. Le régime parlementaire était synonyme d’instabilité et d’impéritie. La stabilité du gouvernement devenait une urgence et un bien public. Il fallait qu’enfin le président de la République gouverne et cesse de présider.
La Constitution de 1958 fut conçue pour « donner un pouvoir à la République », selon la formule d’un de ses rédacteurs, Michel Debré. Comprendre, derrière l’ellipse : un pouvoir exécutif. La fonction et les attributions présidentielles en sortaient renforcées. Le gouvernement était doté d’un véritable chef avec le Premier ministre. Les excès passés du parlementarisme étaient rationalisés par une ingénierie procédurale (3). Le 49.3 en est l’illustration paroxystique, en permettant au gouvernement, par l’engagement sa responsabilité, de faire adopter un texte à l’Assemblée nationale sans le voter (4).
Si les Français se sont attachés à ce régime qui a ancré la République dans notre histoire politique, c’est notamment en raison de sa stabilité et de la figure de son Président rappelant dans l’inconscient collectif celle du monarque qui protège dans les crises (crise financière de 2008, attentats, Covid, etc.), mais qu’il est aussi de bon ton de conspuer et de rendre responsable de tous les maux.

Adapter la pratique de gouvernement

Mais la pérennité de la Constitution va de pair avec sa capacité à s’interpréter à l’aune des réalités contemporaines. Le général de Gaulle disait qu’elle était « un esprit, des institutions, une pratique ». Il paraît ainsi évident que la situation en 2023 n’est pas celle de 1958 et que la conservation des institutions suppose quelque inflexion.
Le 49.3, par exemple, utilisé comme un outil pour « discipliner » la majorité en période de fait majoritaire (5), l’est aujourd’hui et de façon critiquable pour passer outre des oppositions qui, additionnées, sont pourtant majoritaires.
Au regard du contexte social délétère (i), du contexte électoral singulier, E. Macron ayant été réélu sans adhésion pour faire barrage à M. Le Pen et l’abstention atteignant des taux records (ii), et du contexte politique inédit, à savoir l’absence de fait majoritaire, la fragmentation et la radicalisation des oppositions (iii), le Président ne peut décider comme s’il disposait d’un blanc-seing à la suite de son élection, fût-elle au suffrage universel direct.
Le seul rendez-vous démocratique ne peut pas être l’élection présidentielle. Il devient impérieux de trouver de nouveaux espaces d’expression démocratique. Sans verser dans un démagogisme ingénu, la consultation du peuple par référendum sur certains sujets constituerait un moyen d’expression directe de la volonté générale et une façon de réparer le lien entre les gouvernants et les gouvernés.
À défaut, le risque est de donner raison aux fossoyeurs de la Ve voulant jeter le bébé avec l’eau du bain et à tous ceux, à l’extrême gauche, qui espèrent dans la société le chaos qu’ils sèment déjà dans l’hémicycle.
Faut-il donc que tout change pour que rien ne change ?

Guilhem Le Gars
Avocat à la cour

(1) Cf. notre précédent article « Retraites : procédure discutable », La Nef n°358 Mai 2023.
(2) Selon la formule de l’éminent juriste Raymond Carréde Malberg (1861-1935).
(3) Appelée « parlementarisme rationalisé ».
(4) Le texte est adopté sauf si une motion de censure est votée à la majorité absolue des voix, conduisant alors au renversement du gouvernement et au rejet du texte.
(5) Lorsque la majorité à l’Assemblée nationale est de même couleur politique que le gouvernement.

© LA NEF n° 359 Juin 2023