Bartolomée de Las Casas (1484-1566) © Wikimedia

Bartolomé de Las Casas et la Légende Noire : histoire d’une hallucination collective

Tribune libre.

Il existe une constante entre les peuples, quelle que soit leur taille ou leur situation géographique, qui consiste à entretenir au sein de leur culture propre des idées forgées à dessein pour satisfaire ses nécessités existentielles. Ainsi en est-il pour l’Allemagne, l’Angleterre, les Pays-Bas, l’Italie, la France ou pour les États-Unis, pour ne citer que les principaux. Avec un commun dénominateur, à savoir – on le sait ‒ que l’Histoire est écrite par les vainqueurs. Et cependant, l’Espagne échappe à la règle, avec une troublante particularité : son passé est entaché de fautes abominables et ce dès la Découverte du Nouveau Monde, et son peuple est condamné à traîner un fardeau dont il cherchera à se défaire en vain. Ainsi en aurait jugé une sorte de Tribunal de l’Humanité, auquel se sont installées les nations citées.

L’auto-sacralisation comme communauté supérieure est particulièrement frappante pour les nations qui se trouvèrent en compétition avec l’Espagne, dès l’aube du XVIème siècle. Leur mode opératoire fut donc le recours simultané au dénigrement social et économique, racial et culturel, et bien sûr religieux. À vrai dire, le procédé était appliqué depuis bien longtemps ; la Rome impériale avait déjà été la cible de ses détracteurs. Au XVIIIème siècle, les philosophes français infatués classèrent l’empire russe comme barbare, en marge de la civilisation, tout comme leurs successeurs affublèrent de grossiers les Nord-Américains au siècle suivant, dans une tradition anti-impériale bien actuelle, tant sur la forme que sur le fonds. Ces créations d’opinions ad imperium, adhèrent ainsi au fonds culturel des nations qui les émettent, et peuvent sans nul doute recevoir l’appellation de Légende Noire. Le terme, en gestation au XIXème, ne fut employé pour la première fois pour se référer à la propagande anti-espagnole qu’en 1899, lors d’une conférence à Paris. Les États-Unis d’Amérique venaient de s’emparer de Cuba et des Philippines, et ils en avaient fait un large usage.

Or il convient d’emblée de souligner les différences essentielles de la Légende Noire spécifiquement fabriquée sur l’Espagne, par rapport à celles à charge d’autres empires. Sa thématique, tout d’abord, aussi systématiquement utilisée et rabâchée, et surtout la persistance sciemment entretenue, si l’on sait la déceler, de cette thématique dans les opinions publiques, par les médias d’information, les productions documentaires et cinématographiques, mais tout autant dans les milieux scolaires et universitaires. Ce qui met en évidence que, si le temps déconstruit d’autres légendes, il n’a pas prise sur la Légende Noire espagnole.

La clef d’entrée -toujours actuelle- de ce formatage culturel, pour ce qui concerne la France, est incarnée par un personnage qui occupe une place à part dans les manuels scolaires : j’ai nommé Bartolomé de Las Casas. On saurait grâce à lui que l’aventure espagnole en Nouvelle Espagne (Mexique) est une entreprise abominable, menée par des barbares auteurs d’innombrables atrocités, meurtres, viols et massacres, génocide même, que lui-même dit avoir vus et qu’il décrit avec un luxe de détails inouï. On le proclame grand défenseur des Indiens d’Amérique, et à ce titre, il est auréolé du titre de précurseur des droits de l’homme, pas moins.

Or, les griefs exposés par Bartolomé de Las Casas sont un curieux pêle-mêle d’atrocités sans qu’il ne précise jamais ni où, ni quand, ni qui en sont les auteurs. Le célèbre dominicain soulève en effet plus que des interrogations : que dit-il, quand et pourquoi, est-ce fondé, et surtout, ce qui essentiel mais largement occulté : pourquoi et comment a-t-il obtenu une telle notoriété ?

La thématique

Replongeons-nous dans le contexte des voyages des découvertes. Les rois catholiques, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille réalisent immédiatement l’ampleur des leurs conséquences, sur le plan religieux et humaniste, moral et juridique, géopolitique et commercial. Rien ne sera plus comme avant, à commencer par le dernier traité avec les Portugais et daté de 1480, désormais obsolète, et qui établissait les zones respectives des droits outre-mer des deux royaumes. Aussi, établir le socle de l’autorité morale pour gouverner les terres nouvelles est au centre de leurs préoccupations.

Jusqu’alors le droit de conquête reposait sur le droit romain, la jurisprudence médiévale et le droit pontifical. Le pape Alexandre VI concède, dès 1493, le pouvoir sur les terres découvertes et à découvrir ‒ Dominus Orbis ‒tant sur le domaine spirituel que temporel, en subordonnant le second au premier. Ce sont les “Bulles alexandrines”, lesquelles établissent les termes de la répartition du monde avec la couronne portugaise. Mais ce “don pontifical” n’est pas absolu : une condition essentielle y est mise, qui est l’obligation pour les souverains d’évangéliser les habitants de ces terres dans la foi catholique, et d’y envoyer des missionnaires à cette fin[1]. L’Espagne est à un moment d’une intensité exceptionnelle de son histoire : forgée par un idéal héroïque au long de huit siècles de guerre de religion et forte de la réunification finale signée par la chute de Grenade, disposant en son sein d’élites militaires et culturelles imprégnées d’une authentique dimension humaniste. Les Espagnols sauront comme nuls autres ‒pas mêmes les Portugais ‒ relever ce défi collectif avec un enthousiasme et un sens du dépassement individuel extraordinaire.[2]

Et cependant l’assimilation acritique de la Légende noire, qui a fait des textes de Las Casas son fonds de commerce, oblitère nécessairement tous les aspects contextuels. Le premier, mineur, touche au milieu culturel qui préside à la Brevísima relación de la destruyción de las Indias, son ouvrage le plus “médiatisé”, dirons-nous, vu qu’il est impossible d’en faire une lecture critique sans prendre en compte la tradition séculière de discussions polémiques et passionnées, remontant au Moyen Âge, et qui imprègne aussi les hommes d’Église. Le texte de Las Casas appartient bien, en fait, à un genre littéraire qui ne s’embarrasse pas d’exagérations, et dont les hyperboles frôlent souvent les limites de la diffamation. Dans les peuples méditerranéens, les enfants ne sont pas éduqués dans le silence et la réserve ; c’est ainsi. Ce qui, sous d’autres cieux, peut être mal interprété.

Le sermon prononcé en 1511 par le dominicain Antonio Montesino au pupitre de l’église de Santo Domingo (actuelles Haïti et République Dominicaine) est de ceux-là : “Vous êtes tous en état de péché mortel”, lance-t-il aux encomendores et autorités présentes. Lui-même ainsi que les prédicateurs ont pu constater et dénoncer les abus pratiqués sur l’île dans les cultures et dans les mines. Et ils poussent leur détermination jusqu’au bout : l’absolution est refusée à ceux qui maintiennent des Indiens en régime d’exploitation. Personne n’y échappe, pas même un certain Bartolomé de las Casas, alors installé comme encomendor depuis 1502.

En d’autres lieux et en d’autres temps, cela n’aurait eu aucune conséquence, mais pas dans l’Espagne catholique de la Renaissance. La dénonciation arrive aux oreilles du roi Fernando (veuf d’Isabelle depuis 1504), qui prend les choses en mains. Car la légitimité de la présence espagnole repose sur le mandat évangélisateur. Il réunit les meilleurs théologiens et juristes du royaume et fait édicter des ordonnances basées sur un concept proprement révolutionnaire pour l’époque, à savoir que l’Indien, en tant qu’être pleinement humain, est par conséquent détenteur de droits. Cela se traduit par les Leyes de Burgos (1512) établissant les règles du travail, de la rémunération, de la propriété, de l’accès à la culture et à l’enseignement. En bref l’esclavage et la ségrégation sont interdits, injonction complètement hétérodoxe pour l’époque.

C’est avec Francisco de Vitoria, dominicain lui aussi, principal représentant de l’École de Salamanque, que progresse la révolution morale sur la conquête, laquelle s’accompagne aussi d’une réflexion complètement novatrice sur l’économie. Son ouvrage intitulé “Relectio de Indis”, de 1532, établit pour la première fois une distinction entre société civile et religieuse, jetant les bases de l’état moderne. Il fonde le droit international par sa conception du monde comme communauté de peuples organisés politiquement et basée sur le Droit Naturel. C’est sur cette prémisse que démarre l’examen de la conquête et que l’empereur le consulte. Il en sortira les Lois Nouvelles de 1542, intitulés en toute clarté : “Lois et ordonnances faites pas sa majesté pour la gouvernance et la protection des Indiens.” Imposition de conditions drastiques aux conquérants, reconnaissance pour les Indiens de nouveaux droits et de libertés de choix, en sont le contenu résumé. Ce n’est pas peu : désormais la conquête se trouvera soumise à un encadrement juridique nouveau, un Ius Gentium, qui s’étoffera encore par la suite, et trouvera le concours de l’Église et d’une administration civile pour le faire appliquer.

Le second aspect contextuel nous permettant un regard critique sur le réquisitoire de Las Casas, est celui de la réalité sociale du moment. Elle nous révèle une société en plein développement humain sous l’impulsion évangélisatrice d’un humanisme catholique intégral, où les soins du corps et de l’âme vont de pair, et traduit celui de l’intelligence, des arts, des sciences et de la prospérité économique.

Aussi l’honnêteté historique réclame-t-elle une analyse juste et une appréciation sereine des constituants de la Légende Noire, dans les dimensions occultées d’une guerre de subordination idéologique et culturelle présidant à sa construction mythique, et dans ses variantes opératoires.

La fin d’un Eden ?

À l’arrivée des conquistadores les vastes terres américaines sont peuplées d’une mosaïque d’ethnies indiennes, que séparent la culture et la langue. Quatre-vingt-deux recensées pour le Mexique, plus de neuf cents dialectes rien que pour l’Amazonie. Mises à part les tentatives d’unification linguistique des empires aztèque et inca envers leurs vassaux, la situation est celle d’une incommunicabilité entre ces peuples dans un contexte belliqueux quasi permanent. Dans la vallée de Mexico, où le pouvoir aztèque maintenait en situation d’esclavage pas moins de 371 peuplades, le tribut à payer à l’empereur Moctézuma consistait en son lot d’êtres humains. Car la fréquence et la généralisation des sacrifices humains qu’exigeait le calendrier religieux aztèque dépassent l’imaginable : chaque mois avait ses fêtes et chaque fête exigeait son lot de victimes pour apaiser par le sang de divinités jamais rassasiées, y compris des enfants, comme les découvertes archéologiques de pyramides de crânes et de sites sacrificiels viennent régulièrement illustrer, en confirmation des témoignages écrits de l’époque[3], si longtemps contestés, et souvent minimisés ou justifiés aujourd’hui, au gré des objectifs idéologiques poursuivis. Avec des “pics” de festivités avoisinant les 1000 sacrifices journaliers, le système impérial aztèque avait mis en place un réseau d’approvisionnement sur les populations avoisinantes, que le réalisateur Mel Gibson a illustré à la perfection dans son film de 2006 “Apocalypto”.

Ce que l’on sait moins, ce sont les coutumes anthropophages des Aztèques, comme d’ailleurs de beaucoup d’ethnies indiennes de Mésoamérique. Le terme ”nahuatl” signifie d’ailleurs “maïs d’homme”, en référence à la chair humaine des guerriers captifs consommée avec du maïs, et dont, en fonction du rang social, se distribuaient les “meilleurs morceaux”[4]. Ainsi, voulant honorer son hôte lors sa première visite à Tenochtitlan, Moctézuma offrit à Hernán Cortés la cuisse droite d’un enfant, délicatesse qui lui était normalement réservée par prérogative[5].

En toile de fond, on le comprendra, régnait envers les Mexicas une haine féroce des peuples ainsi maltraités, c’est peu dire. La défaite de l’armée aztèque forte de 200 000 hommes n’est donc pas due à un miracle militaire espagnol. Avec seulement cinq cents soldats accompagnant Cortés, 32 chevaux et dix canons, l’entreprise était vouée à l’échec. La balance s’inclina uniquement grâce à l’alliance avec les guerriers Zapotèques, Totonaques, Tlaxcaltèques, Tlaplanèques, Huexotzincas, Atlixcas, Tizauhcoacs, Texcocotèques, et d’autres sans doute[6]. Ainsi, pour la majorité des peuples indiens, l’invasion espagnole ne signifia ni plus ni moins que l’occasion de se libérer, en Mésoamérique, d’un empire anthropophage, et, dans les Andes, de l’asservissement à l’empire inca. Et ce n’est donc aucune exagération d’affirmer que la Conquête fut une libération dont les Indiens eux-mêmes furent les acteurs.

De tout cela, pourtant, Bartolomé de las Casas ne souffle jamais mot.[7]

Vers une société nouvelle

L’Espagne fut, et pour longtemps, le seul pays au monde qui édictât des lois spécifiques pour protéger les vaincus d’une conquête. Rien de tel n’avait été fait auparavant. L’obligation évangélisatrice des “Bulles alexandrines” envers les Indiens, nous l’avons vu, en faisaient des sujets de droits. Dans l’Ordonnance Royale du 19 octobre 1514 du roi Fernando, alors veuf depuis dix ans, on retrouve la même délicate sollicitude qu’exprimait pour “ses indiens” Isabelle la Catholique, immortalisée dans son testament.

C’est notre volonté que les Indiens et indiennes aient, comme il se doit, entière liberté pour se marier avec qui ils le souhaitent, ceci pour les Indiens, autant que pour ceux originaires de nos royaumes, ou pour les Espagnols nés dans les indes, et qu’en cela aucun empêchement ne leur soit mis. Et nous ordonnons qu’aucune injonction que nous aurions donnée, ou que de Nous puisse émaner, puisse empêcher, ni n’empêche le mariage entre les Indiens ou indiennes avec des Espagnols, ou espagnoles, et que tous aient la liberté entière de se marier avec qui ils le désirent, et que nos Administrations fassent en sorte qu’il en soit fait ainsi et respecté. ” (Trad. de l’auteur)

Le métissage entre Espagnols et Indiens est bien la pierre angulaire de la politique d’État, si extraordinairement singulière, sur laquelle repose toute l’épopée des conquêtes et de l’histoire postérieure de l’empire espagnol, sans discontinuité depuis les Rois catholiques, le cardinal Cisneros, Charles Quint, Philippe II et les descendants de la lignée Habsbourg d’Autriche. Cela se changera peu à peu durant XVIIIe siècle, avec l’avènement de la dynastie des Bourbons et l’influence des philosophes des Lumières.

Tout empire en expansion se voit confronté à la question de l’intégration de la diversité des habitants qui s’y trouvent. La réponse apportée varie, un exemple suffira : celui de la colonisation anglaise de l’Australie. À peine débarqué en 1788, James Cook la déclare Terra nullius, c’est-à-dire de personne, inhabitée. Malgré qu’environ neuf cents milles aborigènes y seront comptabilisés, aucun dilemme moral sophistiqué ne surgira quant à la nature des aborigènes ; viendra à l’appui le suprémacisme de Charles Darwin. Pour le colon anglais l’aborigène n’est pas un être humain, et, comme animal bizarre, il sera exterminé à travers une volonté politique systématique. En un siècle, le nombre d’aborigènes sera réduit de 90 %. Et bien que les Australiens eux-mêmes ne contestent plus le génocide commis – pas plus que les Hollandais avec le leur en Indonésie, ni les Allemands en Afrique australe -disons-le au passage- il suffit de seulement constater que leur histoire coloniale et carcérale ne peut mettre à son palmarès un seul grand nom issu de la communauté aborigène : soit l’exact opposé de l’empire espagnol [8].

Osons encore une question hypothétique : la reine Victoria d’Angleterre (à plus de trois siècles de distance) aurait-elle pu, à Hong Kong par exemple, encourager le mariage des Anglais avec les Chinoises ou des femmes anglaises avec des chinois ? Pour prendre la mesure de l’idée humaniste des Rois catholiques, rappelons que les mariages interraciaux étaient interdits aux États-Unis jusqu’en 1967. Et que les premières lois pénalisant les mariages ‒ et les relations sexuelles ‒ avec personnes “de couleur” sont toutes issues des colonies anglaises, et ce dès leur origine.

De quelle autorité morale les Anglo-Saxons peuvent-ils se prévaloir pour s’ériger en juges de l’Histoire ? Ou la France ?[9] Et, du reste, d’autres pays coloniaux sont-ils flagellés d’une légende noire ?

Ainsi, cette mixité nouvelle dans l’empire espagnol en plein essor, absolument résolue, préside à la création d’une société où le racisme est inconcevable. Les mariages mixtes et les enfants qui en sont issus, y compris parmi les plus hautes dignités sociales, ne laissent pas de place à la ségrégation. Ce qui est particulièrement mis en lumière par deux des indicateurs les plus révélateurs de l’œuvre impériale espagnole, à savoir l’éducation et les soins de santé.

Écoles, collèges et universités

La volonté d’instruire les indigènes se concrétise avec une rapidité déconcertante : en 1523 -Cortés a pris Tenochtitlan seulement deux ans auparavant- Pierre de Gand, parent proche de Charles Quint, débarque à Mexico avec d’autres missionnaires pour se consacrer durant les quarante dernières années de sa vie à la création d’écoles pour les enfants, tant filles que garçons, de toutes conditions sociales, issus de familles espagnoles, mixtes, ou de la noblesse aztèque. C’est à l’Église que revint le plan immense d’élever la population indienne, en une ou deux générations, à un niveau culturel similaire à l’Européen. Dans les institutions qui voient alors le jour, on apprend le nahuatl, le castillan et le latin, mais aussi bien l’enseignement des métiers des arts comme la peinture, la sculpture et la musique, ou la menuiserie, la ferronnerie et l’orfèvrerie.

Dix ans suffiront pour qu’apparaissent les premiers enseignants métissés, eux-mêmes souvent missionnaires, polyglottes et lettrés. Fait à souligner, lorsque démarre en 1536 au Collège impérial de la Santa Cruz (Mexico) l’institution d’éducation préparatoire à l’université, la première d’Amérique, elle est destinée non pas aux fils d’Espagnols mais aux indigènes. S’y enseignent le latin, la grammaire, la rhétorique, la logique, l’arithmétique et la géométrie, l’astronomie, la médecine, la théologie et la religion.

Le pas suivant est franchi en 1538 avec la création de la première université à Santo Domingo, puis à Mexico et à Lima en 1551, suivies de vingt-neuf autres jusqu’à l’aube du XIXème siècle. D’elles sortiront environ 150 000 licenciés. Pour s’approcher d’un total comparable, il faudrait additionner toutes les universités coloniales créées par la Belgique, l’Angleterre, l’Allemagne, la France et l’Italie… Quant aux Portugais et aux Hollandais, le constat est plus rapide encore, ils n’ouvriront pas une seule université dans leur empire respectif.

À mesure des universités surgissent, par surcroît, les facultés de langues indiennes, bientôt rendues obligatoires sous Philippe II. Y seront élaborées les glossaires des langues indiennes, les premières traductions des livres sacrés, telle celle des Évangiles en nahatl, datant de 1544. Trois ans plus tard paraît à Mexico “Arte de la lengua Mexicana”, la première grammaire du nahuatl, faisant de celle-ci la première langue indienne à posséder une grammaire, et ceci même avant le français[10]. À l’aube du XVIIème siècle, 109 ouvrages en langues indiennes auront été édités, dont en quechua, en aimara, en guarani, en totonaque, en otomi, en purépecha, en zapotèque, en mixtèque, en maya, en mapuche, etc. Cette énumération en guise en conclusion devrait suffire à détruire un des mensonges les plus colportés par la Légende Noire, relatif à la disparition des cultures indo-américaines dans l’empire espagnol.

Santé publique

L’autre pilier de l’entreprise impériale est indubitablement le souci des soins à apporter aux malades. Les Rois catholiques Isabelle et Ferdinand émettent des instructions sans ambages : “Faites dans les villages où vous verrez que cela est nécessaire des hôpitaux afin d’accueillir et soigner tant les chrétiens que les Indiens.” C’est ainsi que, s’appuyant sur une politique de professionnalisation de la médecine initiée dans les décennies précédentes, la seule première moitié du XVIe siècle voit se construire dans les Indes environ vingt-cinq grands hôpitaux, à l’instar du premier nommé San Nicolas de Bari, fondé en 1503, sur l’île de Guanahani (San Salvador). Onze ans à peine se sont écoulés depuis le débarquement de Colomb ! S’ajoutent un nombre bien plus important encore de petits hôpitaux et d’institutions de charité, de moindre capacité. Tous les soins y sont entièrement gratuits et pour tous, avec un souci particulier pour les Indiens, frappés par les nouvelles maladies importées du Vieux Monde, telles que la rougeole, la varicelle, les oreillons ou la grippe, et contre lesquelles les indigènes n´ont pas d´immunité. Des établissements spécialisés voient le jour pour soigner les syphilitiques et les lépreux. C’est pour eux que Hernan Cortés lui-même lancera la construction de l’hôpital San Lázaro de Mexico, entre 1521 et 1524.

Rares seront bientôt les villes et les villages de plus de 500 habitants qui ne disposent pas d’un établissement hospitalier, non sans épingler le cas remarquable de Lima au Pérou, qui offrira une capacité de quinze lits par 1000 habitants, indice largement supérieur ‒ soit dit en passant ‒ à bien des villes contemporaines.

Suivant cette même politique impériale, et en parallèle avec le développement des universités, naît en 1551 la première faculté de médecine. Hors des terres mexicaines, le même constat peut être fait pour les contrées de la Vice-royauté du Pérou, plus tardivement conquises. À Lima, par exemple, s’ouvre le premier hôpital dès 1533, et la première université en 1551.

Ce rapide survol de l’essor sans précédent de la santé publique serait incomplet en omettant la pharmacopée des hôpitaux à travers l’empire, où la tradition européenne vint s’enrichir de la culture andine, pour devenir la référence d’avant-garde, offrant aux Indiens la meilleure médecine du monde, bien avant celle des propres pays européens. L’apport des plantes médicinales indiennes constitue en soi une liste étoffée, où l’on pointera notamment l’importance salvatrice de la coca et de la quina (quinine[11]).

Arrivé au terme de cet aperçu des piliers les plus représentatifs de l’œuvre impériale dans les Indes américaines, osons une rapide comparaison avec les territoires anglais d’Amérique du Nord : relevons seulement que le premier hôpital n’y verra le jour qu’en 1664, cinquante-sept ans après l’arrivée des premiers colons, soit cent quarante-trois ans après la fondation de l’hôpital de Mexico par Hernán Cortés. Et encore n’était-il destiné qu’à recevoir des soldats et des marins. Quant à la première faculté de médecine britannique, elle ne fut créée qu’en 1765.

Y-a-t-il dans l’Histoire un autre exemple où les conquérants prirent à ce point à cœur les besoins et la santé des peuples conquis ?[12] Bartolomé de la Casas ne pouvait pas l’ignorer : il autorisa en 1534 la transformation de l’hôpital de la Misericordia (Guatemala), fondé en 1527. Par quel déraisonnement les faits concrets de l’œuvre impériale espagnole envers les Indiens ne feraient-ils pas le poids face à l’anathème lascasien ? Ainsi, et si l’on veut dresser “un bilan global” – comme on dirait aujourd’hui – de la société mexicaine au milieu du XVIe, à travers les secteurs les plus révélateurs de son développement humain, force est de conclure qu’on est à l’exact opposé de la description dantesque qu’en fait le dominicain Las Casas lorsqu’il trouve un éditeur pour son ouvrage à Séville en 1552. La Brevísima relación de la destruyción de las Indias, reprend et développe des textes écrits dix ans plus tôt. Il aurait pu les amender, mais il n’en fit rien. L’agitation maladive du dominicain, nommé évêque de Chiapas (Mexique) en 1543, obtient l’attention royale et débouche sur l’organisation de la dénommée célèbre Controverse de Valladolid, en 1550. Elle s’étalera sur six années, mais ne s’attache nullement à déterminer si les Indiens ont une âme ou non. L’évangélisation per se est la preuve éclatante de cette absurdité, pourtant répétée depuis des générations dans les manuels scolaires. Il s’agissait d’un débat philosophique et théologique, lancé à l’initiative de l’empereur Charles Quint, tournant autour de la manière d’évangéliser les Indiens. Mais en soi, c’est la tenue même de la dispute théologique sur la licéité des conquêtes des Indes, qui est proprement fascinante. Car le contexte est essentiel : dans un empire en pleine expansion, l’empereur le plus puissant d’Europe, au faîte de sa gloire, décide de mettre une pause aux conquêtes pour examiner si l’Espagne remplit sa mission suivant l’ordre moral qu’elle s’est fixé ! Il faut insister là-dessus, car jamais auparavant, ni après, aucune puissance montante – et moins encore coloniale – ne se sera posé ce genre de question. A-t-on vu une seule fois qu’un roi d’Angleterre, de France, des Pays-Bas, ou un empereur Allemand se soit jamais infligé un tel dilemme ? Les conquêtes espagnoles reprendront à partir de 1556, non sans avoir édicté de nouvelles dispositions qui y présideront, et chaque initiative devra recevoir une approbation préalable, sous la vigilance des vice-rois et de l’empereur lui-même.

Entretemps, bien des contemporains de Las Casas se sont insurgés devant ses affirmations. Mais il faut s’entendre : si d’autres hommes d’Église aux Indes se sont élevés contre les abus là où ils les constataient, ce qui ne passe pas, c’est l’insupportable arrogance narcissique du personnage, ses accusations généralisées et ses condamnations outrancières, gratuites et préconçues. Il démonise la conquête dans sa totalité, lui attribuant jusqu´à un génocide[13]. En d’autres termes, ils lui reprochent – comme le non-moins célèbre franciscain évangélisateur Toribio de Benavente – d’être injuste en diffamant tout un peuple et de mentir en parfaite connaissance de cause. Des auteurs modernes comme l’historienne renommée María Elvira Roca Barea se sont penchés avec un regard critique sur ses écrits. Je la cite : ”Je doute que beaucoup de personnes aient lu la Brevísima ; sa seule lecture suffit à la discréditer comme document fiable et sans qu’il ne soit nécessaire de développer aucun type de raisonnement. Il produit à parts égales étonnement et pitié. Personne n’ayant un peu de sérénité intellectuelle ou de sens commun ne défend une cause, aussi noble soit-elle, comme l’a fait le dominicain. Ce n’est que tombée dans les mains de la propagande que celle-ci a pu faire du père Bartolomé un apôtre des droits humains”[14] (Trad. de l’auteur).

Car les exagérations verbales s’accompagnent aussi d’aberrations difficilement soutenables : de la justification des sacrifices humains par les Indiens – qu’il assimile à celui de la Messe – à la proposition de remplacer ceux-ci au travail par des esclaves noirs, lesquels, eux, n’ont pas d’âme… De tels excès, imprégnés par l’idée de “l’Indien” sans fautes, issu d’une sorte d’Eden primitif ‒ et dont Rousseau saura tirer profit ‒ s’expliquent aussi par le fait, dénoncé par ses contemporains, que Las Casas ne connaît pas LES Indiens, pas plus qu’il n’a participé personnellement à la prédication auprès d’eux. Et ce n’est pas un mince argument de souligner que Las Casas ne se donna jamais la peine d’apprendre aucune des 300 langues indiennes des régions de la Nouvelle Espagne, tâche absolument indispensable pour les évangélisateurs dominicains, franciscains, hiéronymites, augustiniens ou jésuites. Un lecteur distrait pourra penser : sans doute Las Casas aura-t-il exagéré et menti pour protéger les Indiens. Mais cette idée est doublement boiteuse : du point de vue de la morale catholique, d’abord, car la fin ne peut jamais justifier les moyens ; et ensuite parce que le bon Bartolomé mentait même sans aucune nécessité. Quant à ses tentatives propres de communautés indiennes à Cumaná au Vénezuela[15], dans son évêché de Chiapas au Mexique, et son projet de Verapaz au Guatémala, en application de ses principes utopistes, elles se soldèrent par un échec sans palliatif, laissant son évêché dans le chaos, accroissant son discrédit devant les autorités civiles et religieuses, et motivant son rappel définitif en Espagne en 1547. Pour un homme accrédité urbi et orbi du titre de défenseur des Indiens, force est de constater qu’il le fit fort mal[16].

En résumé à vrai dire, les écrits lascasiens n’ont qu’un but de propagande et, nous l’avons examiné, aucune valeur historique. Mais alors, quel intérêt peuvent-ils présenter, et pour qui ? Par quel tour de passe-passe Bartolomé de las Casas, est-il devenu une référence universelle valide pour juger (et condamner) l’empire espagnol, un ”hérault” des droits des Indiens et précurseur des droits de l’Homme ?

C’est en Angleterre que l’anticatholicisme et la propagande anti-espagnole débutent “officiellement“, lorsque Henri VIII se proclame en 1534 chef de l’Église anglicane. Rappelons que Catherine d’Aragon, sa femme répudiée, est fille des Rois catholiques Isabel et Fernando. Il trouve dans les thèses de Luther son plus grand allié. Contre les Espagnols, qualifiés de “contaminés” suivant le préjugé italien déjà en cours[17], le moine allemand pousse l’argument à son comble et les assimile au Démon et à l’Antéchrist. Cet amalgame n’est pas mineur : la déshumanisation est la prémisse nécessaire à la naissance du nationalisme anglais : le véritable anglais se doit d’être anti-catholique et anti-espagnol. Le Book of Martyrs de John Fox, de 1559, fut fondamental à l’établissement du protestantisme en Angleterre, exacerbé par la propagande d’État de la reine Elizabeth I. Il accéda au statut de manuel d’endoctrinement, de lecture obligatoire pour les jeunes anglais, car il forgeait l’idée que l’Angleterre est la nouvelle nation élue pour accomplir la volonté divine sur terre. Car si “Dieu est anglais”[18], tout ennemi de l’Angleterre est l’ennemi de Dieu. C’est dans ce contexte de haine anti-catholique, et donc hispanophobe, que débarque la première édition anglaise de la Brevísima de B. de las Casas, en 1583. Ainsi motivé par le mythe de la nation élue, et auto-justifié pour s’approprier les richesses espagnoles, le pouvoir anglais mis sur pied la plus grande entreprise de piraterie de l’histoire[19]. L’historiographie courante et l’industrie du cinéma l’a popularisée sous des abords sympathiques, mais Francis Drake, Noble, Barker, Oxenham ou John Hawkins furent en réalité des pillards sanguinaires dont le “devoir sacré” consistait à semer la mort et la destruction dans les villes côtières des Caraïbes[20], ce qu’ils firent entre 1585 et 1596. Tel était aussi le but de l’énorme expédition navale anglaise de 1589, menée par Drake, ayant pour objectif le saccage des ports péninsulaires espagnols, mais comme cette dernière se solda par un échec cuisant, la réécriture victorienne de l’histoire britannique n’en parle pas, et Hollywood non plus. La Légende noire espagnole servira tout au long des siècles suivants pour accréditer la nécessité d’arracher ses possessions “déméritées” à peuple “impie et lascif”. Les tentatives militaires britanniques d’occupation de l’Argentine, en 1806, ne sont qu’un épisode précurseur de la vassalisation économique et bancaire des états issus de l’empire espagnol en cours de décomposition. La guerre des îles Malvinas (Malouines) en 1982 nous fournit un exemple plus récent du cynique mépris des Britanniques envers un peuple hispano-américain : Margareth Thatcher autorisa qu’en cas d’échec de la Royal Navy des missiles nucléaires soient lancés sur la ville argentine de Córdoba, en guise de représailles.[21]

Revenons à présent dans les provinces allemandes du XVIème, qui virent naître les thèses luthériennes. Habilement adapté aux circonstances, Luther sut fournir aux princes de nouvelles bases de caractère divin à leur pouvoir, sous forme de subordination totale du peuple à la noblesse. Dans les régions sous influence réformiste, la régression au régime féodal provoqua une série de convulsions et de guerres civiles cycliques, durant un siècle, et une récession sans précédent. Terreau fertile, là aussi, pour recevoir à bras ouverts les écrits lascasiens, traduits à l’allemand en 1569, et sur lesquels la propagande protestante s’appuya pour bâtir un nationalisme germanique jusque-là inexistant, exprimé en termes de hispano-catholiques, à savoir étrangers, contre germains-protestants, en total déni de réalité. Le romantisme allemand de Schiller et Goethe exploitera à souhait les mythes de l’Inquisiteur vicieux et de l’Espagnol paresseux. Être catholique en Allemagne, jusqu’à la fin du XIXème siècle, signifia l’appartenance à une sous-classe de la société : après l’interdiction de culte, interdiction d’accès aux universités, aux professions supérieures, aux postes de l’administration publique. Les Nazis surent jouer sur le sentiment réformiste : à Luther était dédiée la tristement célèbre “Nuit de cristal” du 9 au 10 novembre 1938.[22]

Dans les Pays-Bas, le prince d’Orange, vassal de Philippe II, s’était engagé dans un bras de fer contre le pouvoir espagnol, non sous forme de rébellions populaires mais de revendications aristocratiques à caractère féodal. Sur fonds de passage progressif au calvinisme dans les provinces néerlandaises, cette dynamique de sape culminera par une guerre civile de quatre-vingts ans, dans lesquelles interviendront des jeux d’alliances, notamment avec la France de Richelieu. Ainsi, pour des motifs géopolitiques particularistes, l’objectif commun était la destruction de l’empire espagnol. Aux mains du parti orangiste, la Brevísima, traduite en flamand en 1579, sera exploitée avec une habileté hors pair, destinée avant tout à scandaliser et susciter des réactions passionnelles, faute d´argumentaire élaboré, et réduire à néant les efforts de pacification de l´empereur. Le culte catholique, rendu illégal par les États Généraux en 1584, ne retrouvera sa place de plein droit qu’en 1853. Le vocable sud-africain “apartheid”, qui signifie marginalisation, est bien d’origine néerlandaise.

Il existait un triangle propagandiste fertile entre les Pays-Bas, l’Angleterre et les Huguenots français appuyés par le Prince d’Orange. Les pamphlets anti-espagnols étaient habituellement produits d’abord en français et en hollandais, avant d’être immédiatement traduits en anglais, accompagnés des terribles gravures inspirées des descriptions de Las Casas. C’est d’une véritable industrie éditoriale qu’il s’agit, un genre à part entière, bénéficiant d’un financement à la mesure des enjeux politiques, et mettant à contribution des artistes de la dimension de Hans Holbein, Lucas Cranach le Vieux, Albrecht Dürer ou Johann Wierix. Un thème occupant l’olympe du mythe est bien entendu l’Inquisition, mais espagnole seulement, bien qu’elle n’eût jamais été instaurée dans les Pays-Bas, tandis qu’elle était présente dans les autres pays européens, dont la France.

La “Très brève relation de la destruction des Indes “, sous son titre traduit de 1578, se diffuse donc en France, s’ajoutant à la douzaine d’éditions en d’autres langues qui y circulait déjà à travers les milieux protestants. Et, bien que la France ait été la dernière à emboîter massivement le pas à la propagande anti-espagnole, la fin du XVIIèmevoit fleurir les premiers pamphlets motivés par la nécessité de relever une auto-estime nationale affligée par un siècle d’hégémonie espagnole et huit cruelles guerres civiles de religion. Michel de Montaigne, dans un chapitre des Essais, s’épanche sur les crimes perpétrés en Amérique par les Espagnols, à présent rapportés par eux : “car ils ne se contentent pas de les avouer, ils s’en vantent, et les publient “. (“Ils“, lisez : Las Casas). Sous couvert d’argumentation religieuse, la charge est en fait géopolitique[23] : les Espagnols sont des « barbares », pires que les « sauvages » eux-mêmes (qui le sont fort peu[24]), et par conséquent rien de bon ne peut sortir de leur entreprise auprès d’eux. Comprenez : un tel privilège civilisateur devrait être conféré à d’autres. Sans surprise, les textes de Montaigne seront immédiatement traduits à l’anglais.

Sur toile de fond de guerres franco-espagnoles, c’est un nouveau filon prospère qu’entame la comtesse d’Aulnoy, en décrivant l’Espagne comme « exotique », ignorante et superstitieuse, c’est-à-dire en marge du canon européen. Cette idée littéraire de « l’anormalité », découverte au gré de voyages, réels ou imaginés[25], viendra à point pour servir les visées expansionnistes de Louis XIV, s’installe et ne partira plus.

L’année 1700 inaugure la dynastie des Bourbons, en la personne de Philippe V ‒ au demeurant petit-fils du Roi Soleil ‒ sur le trône de l’Espagne, après une longue lutte de succession.

Un bouleversement décisif va s’opérer : les politiques et organes administratifs mis en place par les Habsbourg sont démontés au profit d’une centralisation calquée sur le modèle étatique français, accompagnée d’une colonisation culturelle à la cour de Madrid et dans les élites espagnoles. En France, s’accommoder de ce succès n’élimine pas pour autant les craintes qu’inspire ce colosse qu’est encore l’empire espagnol ; la propagande des penseurs “éclairés” renchérira sur les clichés antérieurs, mais le style pamphlétaire cédera la place à des œuvres érudites et auréolées de prestige. Diderot, Raynal ou Montesquieu (dans les “Lettres persanes”) verseront dans le moule rigide de l’historiographie officielle de l’Espagne[26] les mensonges amplifiés en mode savante[27]: l’Inquisition et l’intolérance, la maltraitance des minorités, l’extermination des Indiens par Philippe II, une société arriérée et une économie en ruine, l’incapacité pour les sciences et la pensée, etc.[28]. A cette source généreuse puiseront les auteurs d’opéra-ballet et de théâtre, de Jean-Philippe Rameau à Marmontel en passant par Voltaire. Le plus curieux, soit dit en passant, est que la plupart de ces ouvrages furent interdits en France et durent être édités à l’étranger ou imprimés clandestinement, tandis qu’ils circulaient librement dans le “tyrannique” empire espagnol[29]. À souligner que le discours obsessif anti-impérial français ne pointe pas seulement l’Espagne, mais aussi la Russie, puissance montante du moment, tandis que, dans le même temps, l’entreprise impériale française en Amérique du Nord se solde par un désastre absolu, sur lequel s’abat un épais silence, et dont aucun illustre auteur, ni Montesquieu pourtant si prolixe dans ses “Considérations sur les richesses de l’Espagne”, ne souhaitera analyser les causes.

Vient alors à point nommé l’idée de la dégénération des espèces sous la plume du naturaliste Buffon dans son “Histoire Naturelle[30]. Selon lui, les conditions environnementales rendraient les terres du Nouveau Monde impropres à la civilisation. Et comme la “démonstration” en a été apportée pour les possessions espagnoles, cela vaut également pour l’Amérique du Nord. La théorie de la dégénération n’est pas un détail dans l’histoire de l’Illustration[31]: elle fournit l’idéologie à l’organisation idéale du monde, en dominants et dominés : de la prédisposition naturelle des Indiens à la servitude, défendue par Montesquieu dans “De l’esprit des lois”, Buffon décrète l’infériorité de l’indigène américain. Cornelius De Pauw, dans ses “Recherches philosophiques sur les Américains[32] va plus loin, puisqu’il décèle chez les indigènes une débilité à la fois physique et intellectuelle, native, qui les empêche définitivement de progresser, d’évoluer et d’apprendre. L’accès est ouvert au “racisme scientifique” de l’Européen supérieur ‒ nordique, cela va de soi. Ces préjugés présideront à toutes les entreprises coloniales, nous l’avons vu.

Les fondements du libéralisme nord-américain seront imprégnés de mépris racial et de convoitise envers les autochtones hispaniques. Les thèmes lascasiens et hispanophobes apporteront leur lot aux révolutions bourgeoises sud-américaines pour être relayés ensuite par le marxisme européen, soviétique et hispano-américain. Au milieu de siècle dernier, l’indigénisme a resurgi comme la revendication de droits “historiquement piétinés”, en reprise de la légende noire éternellement renaissante, mais par ailleurs enseignée dans l’histoire officielle, depuis le Mexique jusqu’à la Patagonie. Pourtant, l’idée de “peuples originels” exigeant leur souveraineté ‒ dans une logique de balkanisation qui est un des objectifs du Forum de Sao Paulo ‒ est basée sur un mythe, puisque la population hispano-américaine est un métissage à hauteur de 95 %. L’idéologie indigéniste a trouvé dans le wokisme actuel un amplificateur idéal.[33]

Las Casas ne fut pas, et de loin, le premier à défendre les Indiens, ni son sensationnalisme le plus efficient à cet effet. Quant à la reconnaissance de droits, théorique d’abord, et leur mise en pratique progressive, bien peu en réalité est dû au dominicain. Ce n’est que la propagande européenne qui a fait de lui l’apôtre qu’il ne fut pas, mais qu’il aspirât à être. La société contemporaine adore les “lanceurs d’alerte”, et les “précurseurs”, de telle sorte que la majorité des publications consacrées à Las Casas répètent en boucle les mêmes poncifs[34], dont nous savons à présent les origines et les objectifs. Les sites de l’Internet en offrent un florilège. [35]

“La Légende Noire sur l’Espagne est la plus grande hallucination collective de l’Occident”.[36] Elle se fonde essentiellement sur l’œuvre écrite du dominicain Las Casas, dont la fertile descendance donne le vertige, et que les artisans du politiquement utile d’abord, et les gardiens du politiquement correct ensuite, se sont ingéniés à élever au rang de mythe intouchable. De cette élaboration anti-catholique d’abord, anti-chrétienne plus largement ensuite, est sortie une dystopie historique véritablement unique ‒ car mondiale ‒ qui déforme, sinon éclipse même, une des périodes les plus importantes de notre histoire commune européenne. L’oblitération culturelle imposée nous prive, de ce fait, d’un de ses plus illustres fleurons, sinon peut-être le plus grand.

Jean-Pierre Gallez


[1] TRANSITUS, Catalogue de l’exposition Las Edades del Hombre, Plasencia, 2022.

[2] José Javier Esparza, No te arrepientas, Ed. La Esfera de los libros, Madrid, 2021, page 109

[3] Des chroniqueurs tels que Bernal Díaz del Castillo, Bernardino de Sahagún, Diego Durán, en parlent.

Cf. aussi, pour les illustrations : https://www.infobae.com/sociedad/2021/08/31/el-canibalismo-imperial-de-los-aztecas-una-verdad-incomoda-para-los-criticos-de-la-conquista/

[4] Marcelo Gullo Omodeo, MADRE PATRIA, Ed. Planeta, Barcelona, 2022.

[5] Rapporté par le dominicain Francisco de Aguilar, alors soldat aux côtés de H.Cortés à Tenochtitlan.

[6] Marcelo Gullo Omodeo, Nada por lo que pedir perdón, Ed. Planeta, Barcelona, 2021, p.42.

[7] Une Loi des Indes (Ley de Indias, XII del Título 1 del Libro 1), édictée par Charles Quint en 1523, indique: “Nous ordonnons et exigeons aux Vice-rois, à nos Audiences et à nos Gouverneurs des Indes, qu’ils […]interdisent …expressément aux Indiens idolâtres, sous peines graves, de manger de la chair humaine, que ce soit de prisonniers  ou de morts de guerre…” (Trad. de l’auteur)

[8] On pourra citer, par exemple, les vies extraordinaires de métis qui firent la gloire de l’empire : Martin Cortés Malintzin, fils ainé de H. Cortés et de l’indienne “Marina” Malintzin; Garcilaso de la Vega, soldat, historien et poète, fils de la  princesse inca Leonor Yupanqui, et d’un hidalgo espagnol; Diego Valdés, historien, linguiste et phylosophe; Martin de la Cruz et Juan Badiano, scientifiques indigènes, auteurs d’un Traité de botanique et de pharmacologie (1552) ;  et un long etc.

[9] La thèse du métissage comme facteur de décadence de civilisation eut son promoteur français avec Arthur de Gobineau, également théoricien de la supériorité raciale arienne, dans son ouvrage Essai sur l’Inégalité des races Humaines, paru en 1853. Cf. https://clasicoshistoria.blogspot.com/2020/01/arthur-de-gobineau-ensayo-sobre-la.html

[10] María Elvira Roca Barea, Fracasología, España y sus élites, Ed. Planeta, Barcelona, 2019.

[11] Le médecin indien péruvien Pedro Leiva découvrit ses propriétés, à partir de 1630, et élabora le premier traitement contre le paludisme.

[12] L ’historien Marcelo Gullo, déjà cité, pose souvent la question dans ses conférences:  pourquoi, diable, les Espagnols auraient-ils voulu exterminer les Indiens, alors qu’ils se mariaient avec eux (à commencer par H.Cortés lui-même !), les protégeaient juridiquement, leur construisaient des hôpitaux, des écoles et des universités ?

[13] …de 15 millions d´Indiens, qu´il multiplie plus loin par six dans le même écrit, soit 90 millions de morts, sans explication aucune. Par comparaison, l´Europe, bien plus peuplée, comptait à cette époque 80 millions d´habitants à peine. En prenant en compte le caractère rudimentaire des techniques de culture et la faible capacité alimentaire des peuples chasseurs-cueilleurs-récolteurs des contrées conquises par les Espagnols, l’historien vénézuélien Ángel Rosenblat, spécialiste de la question, estime que leur population ne pouvait pas dépasser les 13,5 millions de personnes. La dépopulation entre 1492 et 1570 s’élèverait selon lui à 2.500.000 personnes, que les spécialistes s´accordent davantage à attribuer au taux de mortalité élevé des indigènes face aux maladies infectieuses importées. Cf. Arnaud Imatz « Résister au dénialisme en histoire. Jalons pour une histoire non contaminée par l’idéologie mondialiste« , Perspectives Libres, décembre 2022.

[14] María Elvira Roca Barea, Imperiofobia y Leyenda Negra, Ed. Siruela, Madrid, 2016, pages 310-311

[15] Afin de lancer son projet de communauté agricole pacifique et évangélisatrice en 1520, Las Casas avait fait venir de Castille soixante-dix familles de laboureurs, lesquels connurent presque tous une fin tragique aux mains d’indiens Timuas, sur une péninsule perdue.

[16] Dans sa lettre de 1555 à Charles Quint, le missionnaire franciscain Toribio de Benavente, surnommé affectueusement Motolinía par les Indiens, signale les incohérences, mensonges et déraisons de Las Casas et suggère au Roi qu’il “l’enferme dans un couvent avant qu’il ne commette de plus grands maux”. (“le encerrase en un convento antes de que hiciera males mayores”),Trad. de l’auteur.

[17] L’accusation “d’impureté” du sang “goth” espagnol, pour son mélange avec les Maures et les Juifs, est un produit de l’humanisme italien, autoproclamé “continuateur” de Rome au sein de l’empire espagnol.                                        Cf. Analena Maury, L’Espagne et la légende noire, 4 siècles de mystification, 2019. https://lepetitjournal.com/vivre-a-madrid/lespagne-et-la-legende-noire-4-siecles-de-mystification-266471. Ce préjugé humaniste pèsera lourd dans la pensée d´Erasme, au point de refuser (Hispania non placet), en 1510, l´invitation du cardinal Cisneros à occuper une chaire à l´université d´Alcala de Henares.

[18] Tiré de l’ouvrage de l’évêque John Aylmer, An harborowe for faithful and trewe subiectes, 1559.

[19] C’est à John Locke, dans ses Two Treatises of Government, de 1690, que revient la justification théorique de l’expansion de l’empire britannique, en fonction d’un mandat divin d’inexorable application, sorte de “raison juridique et théologique”.

[20] Cf. Discours du 17 sept. 1654 d’Olivier Cromwell au Parlement anglais : ”Why, truly, your great enemy is the Spaniard : he is a natural enemy. He is naturally so: he is naturally so throughout, by reason of that enmity that is in him against whatsoever is of God.” “C’est pourquoi, en vérité, notre grand ennemi est l’Espagnol : c’est un ennemi naturel. Il l’est ainsi par nature, de sa nature jusqu´à la moëlle, en la raison de l’aversion qu’il y a en lui pour tout ce qui est de Dieu.” (Trad. de l’auteur). Cf. https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=hvd.hx14av&view=1up&seq=243&q1=spaniard

[21] Suivant documents déclassifiés du Ministère Britannique de la Défense.

Cf. https://www.infobae.com/politica/2022/01/05/mitos-y-verdades-sobre-las-armas-nucleares-enviadas-en-buques-britanicos-a-la-guerra-de-malvinas/

[22] Cf. https://www.facinghistory.org/resource-library/nazi-propaganda-depicting-martin-luther

[23] Cf. https://materialisme-dialectique.com/montaigne-contre-lespagne-catholique/

[24] “Ils sont sauvages de même que nous appelons sauvages les fruits, que nature de soi et de son progrès ordinaire a produits… “ ou “Nous pouvons bien les appeler barbares, par rapport aux règles de la raison, mais non par rapport à nous, qui les surpassons en toute sorte de barbarie“. Les Essais, livre I, chap. 30, 1580.

[25] Marie-Catherine d’Aulnoy, Relation du voyage en Espagne, publié à Paris en 1690 (et à la Haye presque immédiatement…). Bien qu’elle dise avoir fréquenté quantité de personnages de la cour de Madrid, et qu’elle nomme, aucun ne fait mention d’elle.  Ce qui ajoute au scepticisme quant la véracité de son voyage.

[26] Au XVIIIème siècle l’histoire d’Espagne s’écrit essentiellement en France, en termes d’exaltation bourbonique et d´occultation de la dynastie des Habsbourg. Cf. par exemple Joseph Louis Ripault-Desormeaux, Abrégé chronologique de l’histoire de l’Espagne, 1758. Fait marquant, il était destiné à être enseigné aux espagnols.

[27] Des ouvrages en français existent, qui rectifient l’historiographie imposée. Par exemple : Jean Dumont, Procès contradictoire de l’inquisition espagnole éd. Beauval – Cremille & Famot, 1981 ; La vraie controverse de Valladolid : premier débat des droits de l’homme, Paris, Criterion, 1995.

[28] Malgré ses a priori de prussien protestant, Alexander von Humboldt est bien obligé de reconnaître, dans sa relation de voyage en Nouvelle Espagne de 1811, que la qualité de vie de Mexico est équivalente à celle de plus riches cités européennes, et celle des paysans meilleure qu’en Allemagne.

[29] Diderot, Voltaire et Marmontel eurent à subir les effets d’une “lettre de cachet”, produit d’un système judiciaire obscur, et qui signifia la privation de leurs droits, sans procès d’aucune sorte.

[30] Première édition à Paris, 1749. Traduite quasi immédiatement en Espagne.

[31] L’Illustration vint offrir une idéologie exaltant la suprématie de l’Etat, lui soumettant la religion, à défaut de disposer, comme les Anglais, d’une religion nationale. De là l’énorme dépendance intellectuelle aux philosophes, en France, sans équivalent en Europe.

[32] Edité à Berlin en 1769 et à Londres en 1774. Edité en français à Paris en 1792, De Pauw sera proclamé citoyen français la même année.

[33] Cf. www.herodote.net/La_langue_espagnole_victime_de_la_legende_noire_-article-2887.php

[34] Des ouvrages en français existent, qui rectifient l’historiographie imposée. Par exemple :                                   Jean Dumont, Procès contradictoire de l’inquisition espagnole, éd. Beauval – Cremille & Famot, 1981, La vraie controverse de Valladolid, premier débat des droits de l’homme , éd. Critérion, 1995, et L’Église au risque de l’histoire – rééd. 2002, éd. de Paris.

Cf. également l´entrevue, traduite en français, de l´historien Marcelo Gullo Omedeo, cité en référence dans le présent article:  https://lanef.net/2023/05/26/lhistorien-marcelo-gullo-face-a-la-cathophobie-et-la-legende-noire-espagnole/

[35] Cf. par exemple, https://shs.hal.science/halshs-01672266, article à visée supposément culturelle, truffé d’erreurs et de nombreux a priori.

[36] Ainsi s’exprime l’historien suédois Sverker Arnoldsson dans son ouvrage Los origenes de la Leyenda Negra. Ed. El Paso, 2018, cité par María Elvira Roca Barea.


© LA NEF, le 14 juin 2023, exclusivité internet