Inquiétudes pour l’agriculture

Les nouvelles de l’agriculture française ne sont pas bonnes. Enfin, tout dépend de ce que l’on appelle agriculture. Pour Arnaud Rousseau, tout va certainement pour le mieux. Après avoir repris l’exploitation « familiale » en Seine-et-Marne (700 hectares, quand la moyenne des exploitations de grandes cultures en France est de 87 hectares), ce père de trois enfants qui a fait une école de commerce, bien entendu, et qu’un de ses proches décrit comme un homme doué de « valeurs catholiques de partage », est depuis quelques années patron d’un géant de l’agroalimentaire, Avril, qui produit des huiles (comme Puget ou Lesieur) mais aussi de l’alimentation d’animaux d’élevage, des agrocarburants et travaille encore dans la chimie des huiles et les protéines végétales, sans parler de sa branche investissements.
Les comptes sont florissants, surtout en période de crise comme aujourd’hui : « Le groupe Avril, spécialisé dans les huiles de table et des protéines végétales, a généré un chiffre d’affaires en croissance de 32 % à 9 milliards d’euros en 2022, tiré par le dynamisme de l’activité économique européenne, le contexte inflationniste des matières premières [nous soulignons] ainsi que le succès des produits à plus forte valeur ajoutée. […] Le résultat net part du groupe s’élève à 218 millions d’euros, en progression de +45 %. » Félicitations.

Produire toujours plus à quel prix ?

Mais pourquoi donc nous pencher sur ce grand patron, qui détient également des sociétés « para-agricoles », comme une entreprise de méthanisation et une société de production d’énergie photovoltaïque ? Parce que M. Rousseau est désormais à la tête de la FNSEA, syndicat agricole majoritaire en France, notoirement productiviste depuis l’après-guerre.
Un discours qui ne risque pas de varier : « Il faut qu’on continue à produire [pour que les Français mangent davantage de produits français], et dire cela, ce n’est pas du productivisme », a commencé par déclarer M. Rousseau à l’AFP après son élection. Ce sont les éléments de langage classiques de la FNSEA, qui refuse toujours de répondre des moyens de production qu’elle encourage. On nous dit qu’il faut bien nourrir la planète. Et pourtant, la France est toujours la première puissance agricole européenne, on ne risque guère d’y mourir de faim. En blé tendre et en maïs, en oléagineux, ou encore en betterave sucrière, elle occupe la plus haute marche du podium et elle exporte dans des proportions colossales (10 millions de tonnes de blé, par exemple).
Mais alors, quel est le souci ? Outre les dégâts écologiques que causent les monocultures, étalées sur des surfaces gigantesques, et les produits phytosanitaires qui y sont toujours déversés, la France est en train de quitter son agriculture paysanne spécifique, par des phénomènes de concentration de terres, dus autant au départ de l’ancienne génération d’agriculteurs qu’à des « besoins » capitalistiques de rendement.
Comme le raconte par exemple Lucile Leclair, dans son livre Hold-up sur la terre (Seuil, 2022), on vit depuis quinze ans une concentration foncière toujours accrue, qui « stimule une agriculture industrielle et chimique, visant une production maximale au détriment de la biodiversité. L’arrivée des grands propriétaires fonciers prolétarise aussi les travailleurs de la terre : les paysans deviennent des sous-traitants salariés et perdent toute autonomie ». L’agriculteur moyen n’est responsable de rien dans cette histoire : il cultive ou élève selon les préconisations de la PAC, et surtout pour être intégré comme le premier et faible maillon d’une gigantesque industrie de transformation qui ne lui laisse le choix ni des prix, ni du rendement, ni partant des méthodes. Chez Lactalis, par exemple, on achète à bas prix le lait des éleveurs français pour le changer en poudre qu’on revendra sur le marché sénégalais, moins cher que la production locale : on ruine ainsi l’éleveur français et l’éleveur sénégalais du même coup, qui sont les otages de cette opération d’enrichissement.

Et la biodiversité dans tout ça ?

Mais encore, sur un autre plan, une récente étude, publiée par la revue de l’Académie des sciences des États-Unis, démontrait qu’un quart des oiseaux européens avait été décimé en 40 ans, principalement à cause de l’agriculture intensive, celle qui use de pesticides et d’herbicides à foison, notamment à cause de la disparition des insectes qu’induisent ces pratiques mais aussi parce que les oiseaux sont touchés par les semences enrobées de pesticides (comme celles de la betterave sucrière, pleines de néonicotinoïdes, que l’agro-industrie française a cherché à perpétuer contre l’avis de l’Union européenne). La présence de ces grandes fermes et de leurs « open-fields » nuit à ces oiseaux qui n’y trouvent plus de nourriture. Et les « fermes-usines » se multiplient dans le pays, particulièrement dans l’Ouest, et surtout en Bretagne, où l’on découvre par exemple qu’existe un élevage de 21 000 porcs, selon Greenpeace.
Élucubrations d’écolo-dingo ? Que nenni. Ce type d’agriculture nuit d’abord au paysan, puis à ses bêtes s’il en a, puis à la terre, puis au consommateur. Le seul qui y gagne est l’industriel qui décide, pollue, transforme, ajoute et revend. On espère que s’il possède des « valeurs chrétiennes de partage », il n’hésitera pas dans les temps qui viennent à les mettre en œuvre.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n° 359 Juin 2023