Idolâtrie de la vie ?

Que nous enseignent les désirs d’avortement et d’euthanasie apparemment si pressants de notre civilisation (si tant est que notre temps mérite encore ce nom) ? D’abord tout bêtement que nous autres humains avons toujours hâte d’employer en tous sens, à juste titre mais aussi à tort et à travers, les développements scientifiques et techniques dont nous sommes collectivement les auteurs. Et nous nous efforçons dans le même temps d’oublier les innombrables leçons que nous a pourtant prodiguées notre histoire sur les conséquences sociales de la technique : presque systématiquement, la création, le développement et l’emploi d’une nouvelle technologie, libérant ici des hommes et des femmes en asservit d’autres ailleurs. Si l’on n’y prend garde : car bien évidemment, il n’y a rien de mécanique là-dedans, mais une paresse intellectuelle, morale et politique qui nous fait bourreaux inconscients.
Ainsi, tout le progrès bienvenu de l’obstétrique, réduisant la mortalité maternelle et infantile, a finalement occasionné les législations abortives. Les mêmes instruments qui ont servi à soigner les futures mères et leur progéniture sont ceux par quoi l’on fait disparaître les embryons et les fœtus. De même, affirmant libérer les femmes, on les a condamnées à tenir pour rien ce qui pouvait croître dans leurs entrailles.
Ainsi des mourants aujourd’hui, des agonisants, des incurables : si « toute personne a droit à une fin digne et apaisée », selon la loi de 2016, alors on déduit qu’elle doit pouvoir la choisir et devenant chacun notre propre bourreau, nous nous faisons nommer libérateurs. Partout où l’on vante une liberté, il faut entendre qu’il y a une disparition, une destruction. Mais qui demeurent cachées.
Le député Olivier Falorni le disait explicitement dans l’exposé des motifs de sa proposition de loi de 2017 : « Notre démocratie a su conquérir, une à une, toutes les libertés. Toutes sauf une. L’ultime. Celle qui nous concerne toutes et tous. C’est-à-dire la liberté de choisir sa mort. Le droit enfin donné à chaque citoyen majeur et responsable d’éteindre la lumière de son existence, lorsque sa vie n’est devenue qu’une survie. Artificielle et douloureuse. »
La chose est claire, et en plus logique. Pour les libéraux que l’on nous a forcés à devenir, propriétaires de tout et enfin de nous-mêmes, on ne voit pas quelle valeur, quel droit, quelle raison, quel bien s’opposeraient à ce que nous disposions totalement de nous-mêmes, donc de notre vie et de notre mort.
C’est en quoi si l’on veut refuser l’euthanasie que l’on nous propose (quels que soient ses noms, aide, active ou passive, à mourir, suicide assisté, etc.), on doit entièrement réfuter les fondements de ce monde. C’est en quoi il est atterrant que de sympathiques catholiques libéraux puissent encore s’émouvoir que le gouvernement ait témoigné durant la période du Covid d’une « idolâtrie de la vie », notamment en refusant les visites aux vieux, mourants, et autres faibles durant le confinement, pour sauver d’autres vies. Et, plaide-t-on, sans craindre de se contredire, « les dispositions prises ont essentiellement ciblé les dimensions biologiques de l’existence sans accorder l’attention nécessaire aux aspects psychologiques, sociaux, anthropologiques qui donnent sens à la vie ». Soit en plaidant très exactement dans le sens des partisans de l’avortement ou de l’euthanasie : cette vie-ci ne mérite plus ou pas d’être vécue. C’est toujours le début de l’immense mensonge.

L’immense don divin

Il faut rappeler pourtant qu’en tant que chrétiens, en tant que disciple du Christ, oui, nous avons bien l’idolâtrie de la vie, qui est l’immense don divin, qui est presque l’essence même de Dieu et que, quand bien même la vie d’ici-bas est abîmée par la chute, rien ne justifie jamais qu’on la méprise, qu’on l’abrège, qu’on en nie la dignité. Combien de fois Jésus ne dit-il pas qu’il est la vie, dans l’Évangile ? Et si nos gentils libéraux veulent vraiment atteindre à la vie supérieure, à la vie de l’esprit, à la vie de l’âme comme ils le prétendent, qu’ils réapprennent qu’elle n’est possible qu’en tant qu’elle est assise sur une vie biologique, d’abord. À moins que d’être des anges, mais on sait trop ce qu’il arrive à qui veut les faire.
De façon générale, le petit humain prétentieux de notre temps se préoccupe trop de réussir sa mort, après avoir réussi sa vie. Il veut un beau sépulcre blanchi. Pourtant, Jésus qui est le maître de la vie nous apprend à nous soucier bien peu des corps morts (« Laissez les morts enterrer les morts »), et s’il existe un sacrement des malades, il n’y a pas de sacrement de l’enterrement et de l’inhumation. Nous ne sommes pas des Égyptiens en partance pour un dernier voyage et notre Dieu n’est pas celui des morts mais des vivants.
Aussi ne nous jugera-t-on pas sur la qualité de la vie que l’on aura fournie à nos contemporains (qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ?) mais sur le geste que nous aurons posé ou retenu pour qu’il continue de vivre de ce souffle dont nous n’avons pas le secret.

Jacques de Guillebon

© LA NEF n° 368 Avril 2024