Le christianisme est devenu en Europe, lieu de son rayonnement, une religion minoritaire : comment en est-on arrivé là et quel est l’avenir des chrétiens d’Occident ? Pourquoi si peu de chrétiens en Occident ?
«Je vous l’ai souvent dit, et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de gens se conduisent en ennemis de la croix du Christ. Ils vont à leur perte. Leur dieu, c’est leur ventre, et ils mettent leur gloire dans ce qui fait leur honte ; ils ne pensent qu’aux choses de la terre » (Ph 3, 18-19). Ces lignes de saint Paul, écrites il y a deux mille ans, ne s’appliquent-elles pas à notre monde actuel ? Ajoutons cette question posée par le Christ : « Cependant, le Fils de l’homme, quand il viendra, trouvera-t-il la foi sur la terre ? » (Lc 18, 8). Ces propos nous interpellent, quand la question de Dieu semble peu intéresser les Occidentaux, quand ils sont si minoritaires à croire en Dieu et encore moins à pratiquer ce que la religion de leurs pères leur prescrit, alors même que personne ne peut ici ignorer l’existence du christianisme, bien que beaucoup méconnaissent en réalité ce qu’il est et ce qu’il enseigne.
Maints ouvrages ont été écrits sur les raisons de la déchristianisation de l’Occident, sa sécularisation et la chute du nombre de catholiques, pratiquants notamment. On met habituellement en avant des causes externes et internes. Citons principalement, parmi les premières, le long mouvement d’émancipation de l’homme de ses dépendances traditionnelles (Dieu, la nature, la culture), avec la révolution nominaliste et l’affirmation de la raison souveraine à partir de la Renaissance ; ainsi, sans renier la foi dans un premier temps, Dieu a progressivement été mis à l’écart : au niveau personnel d’une part, la montée de l’individualisme, au détriment du holisme (1), a occasionné une dissociation entre la vie spirituelle, relevant de la sphère privée, et la vie publique ; au niveau politique d’autre part, une nette séparation entre les ordres temporel et spirituel s’est installée donnant une totale primauté au premier. Avec la Révolution française et la disparition de la « chrétienté », le mouvement s’accélère et prend parfois une forte tonalité antichrétienne, comme en France avec les lois laïques qui aboutissent à la séparation de 1905. À ce moment, la souveraineté de Dieu sur la cité est largement abattue, il reste encore à détruire celles qu’exercent la loi morale naturelle et l’héritage de la culture pour que la volonté de l’homme n’ait plus d’obstacle : nous y sommes aujourd’hui, la théorie du genre et le wokisme étant les ultimes étapes de la déconstruction de l’anthropologie classique façonnée par le christianisme.
Du côté des causes internes, en simplifiant à l’extrême, deux types d’explications s’affrontent. Les « progressistes », qui avaient espéré que le concile Vatican II (1962-1965) marquerait une franche rupture avec le passé, estiment que le déclin du catholicisme tient aux positions demeurées réactionnaires de l’Église, positions incomprises de nos contemporains ; aussi prônent-ils une ouverture au monde et à ses revendications, morales notamment (contraception, avortement, mariage entre personnes de même sexe, abolition du célibat des prêtres et désacralisation de la fonction, ordination des femmes, etc.). Certains « traditionalistes » défendent un point de vue exactement inverse : Vatican II a occasionné une rupture dans le Magistère de l’Église et dans sa liturgie, rupture par un rejet du passé et une trop grande ouverture au monde qui s’est manifestée par une débandade généralisée expliquant les chutes brutales de la pratique religieuse et des vocations ; le remède serait ainsi un « oubli » de Vatican II et un certain retour à l’Église pré-conciliaire. Entre ces deux extrêmes quelque peu caricaturaux existent toutes les nuances, jusqu’à ceux qui jugent négligeables les causes internes.
Les justifications externes ont assurément joué un rôle majeur dans le recul du christianisme en Europe. Quant aux causes internes, les explications « progressistes » sont loin de la réalité. Cela ne valide pas pour autant la thèse inverse qui fait de Vatican II le responsable des maux de l’Église : plutôt que de voir dans le concile une « rupture » avec le passé, nous pensons avec Benoît XVI qu’il a marqué un nécessaire « renouveau dans la continuité ». Certes, les dérives post-conciliaires, bien réelles, ont indubitablement eu une influence sur la crise dans l’Église, elles ne suffisent cependant pas à comprendre son ampleur, puisque les autres confessions chrétiennes ont subi un déclin tout aussi rapide sans concile ni réforme liturgique. Mon propos n’est cependant pas de discuter ici de la justesse ou non de ces exposés, mais de suggérer une autre clé de compréhension, nullement contradictoire, mais bien au contraire complémentaire des explications qui viennent d’être rapidement évoquées.
Les « vrais » chrétiens toujours minoritaires ?
L’interrogation est la suivante : pourquoi l’Occident est-il devenu le seul lieu au monde où la religion a été évincée de la sphère publique, où la question de Dieu a été évacuée des instances officielles, où le nombre de catholiques pratiquants tourne autour de 1 à 2 %, alors qu’il existait jadis en Europe une « chrétienté » où 95 % des populations étaient baptisées. L’idée à débattre est la suivante : à toute époque, les personnes qui vivent réellement, profondément et librement de la foi chrétienne n’ont-elles pas toujours formé une petite minorité, même en régime de chrétienté ? Autrement dit, la plupart ne suivent-ils pas les exigences extérieures de la religion dominante, sous la pression sociale ou l’habitude ? C’est ce que semble penser Pierre Manent dans son dernier essai sur Pascal : « Pour qui regarde froidement les choses, le fait le plus significatif ne serait pas l’autorité acquise par le christianisme mais au contraire l’athéisme théorique ou pratique de l’immense majorité des êtres humains, chrétiens compris » (2). Si cette intuition est juste, cela ne signifie pas pour autant que le christianisme soit réservé à une « élite » comme s’il s’agissait d’une gnose : au contraire, et l’histoire le prouve, il s’adresse, comme l’affirme l’Évangile, à ceux qui se reconnaissent « petits » et non à ceux qui se prétendent « sages » ou « intelligents » (cf. Mt 11, 25 et Lc 10, 21).
Au cours de l’histoire, une religion ne s’est imposée durablement à des peuples que moyennant un soutien politique exerçant une certaine pression sociale, dans le cadre de sociétés holistes où le groupe primait la personne. Globalement, le christianisme n’échappe pas à ce schéma. Sa vocation, ainsi que le Christ nous l’a montré, est de s’étendre, non par la force des armes, mais par la prédication, sans violer les consciences, et plus encore par le témoignage jusqu’au martyre. Cette façon « pauvre » d’opérer obtient des conversions libres et profondes mais toujours minoritaires. Même le passage du Dieu fait homme sur terre n’a pas occasionné d’adhésions massives : bien que Dieu se soit incarné en Jésus, la plupart de ses contemporains n’ont pas embrassé son enseignement. Certains théologiens ont vu dans l’épisode des dix lépreux guéris par le Christ dont un seul est revenu le remercier (cf. Lc 17, 11-19) l’image de la foi, celle-ci n’étant partagée que par un faible pourcentage des hommes (10 % ici en l’occurrence). Lorsque Constantin promulgue l’édit de tolérance de Milan (313), les chrétiens représentent 5 % de la population de l’Empire ; un taux qui varie toutefois en fonction des territoires : Rome, la ville la plus christianisée d’Italie, compte environ 10 % de chrétiens ; ils sont autour de 20 % en Égypte, 10 à 20 % en Afrique et 30 % en Asie Mineure. Et chaque fois que l’évangélisation a été conduite dans cet esprit, comme en Asie à partir du XVIe siècle, c’est-à-dire sans aucun soutien politique, les fruits ont été magnifiques, révélant une foi admirable et un grand courage chez les convertis, mais ceux-ci n’ont toujours représenté qu’une faible part des populations.
On pourra rétorquer, à juste titre, que dans ces derniers cas d’évangélisation, les chrétiens sont demeurés une minorité en raison de l’hostilité des instances politiques envers l’Église, qui ont souvent été jusqu’à mener de terribles persécutions pour tenter de l’éradiquer.
Bref, le christianisme ne commence à rassembler de larges pans des populations que lorsque le politique ne le menace pas, et plus encore quand il le soutient. Après l’édit de Milan, qui institue une sorte de liberté religieuse, le christianisme se répand, y compris dans les hautes sphères de l’État. Un pouvoir politique « neutre » en matière religieuse n’ayant jamais vraiment existé, l’Empire, sous Théodose, finit par faire de la religion devenue dominante la religion d’État (édit de Thessalonique en 380). Ainsi, le christianisme inaugure-t-il un nouveau statut, celui de l’État chrétien où pouvoir temporel et pouvoir spirituel sont à la fois liés et cependant distincts, dans un rapport de force qui ne cessera de varier au cours des siècles.
La chrétienté
Ainsi s’est établie en Europe la « chrétienté », l’histoire forgeant deux systèmes différents en Orient et en Occident. Byzance, en Orient, héritière de l’Empire romain après la chute de Rome, perpétue un régime « césaro-papiste » caractérisé par une Église largement soumise à l’Empereur. En Occident, les invasions barbares détruisent l’Empire et, avec lui, le pouvoir politique central, ouvrant la voie à la féodalité : dans le chaos qui s’installe, l’Église est le seul rempart, la seule entité sauvegardant le savoir et capable de le transmettre. À la différence de l’Orient, le spirituel fait plus ou moins jeu égal avec le temporel : cela dessine un régime où chacun des deux pouvoirs conserve son indépendance, l’Église devant longtemps résister à la tentative de mainmise du politique, d’où les querelles sans fin qui parcourent la chrétienté occidentale. Quoi qu’il en soit, dans les deux cas, la foi chrétienne est bon an mal an défendue par des princes eux-mêmes chrétiens : dans ces sociétés holistes, l’unité de religion est un facteur essentiel du bien commun temporel, c’est pourquoi l’atteinte à cette unité est alors un délit de droit commun que l’autorité politique peut réprimer, au même titre que les infractions comme le vol – il faut s’en souvenir quand on évoque une institution comme l’Inquisition pour éviter tout anachronisme.
En « chrétienté », le christianisme est religion d’État – ce qui ne signifie pas qu’il s’agit de « théocratie » (3) –, et l’immense majorité du peuple ne peut être que chrétienne, la pression sociale allant dans ce sens et les non-chrétiens ayant un statut inférieur qui ne leur permet pas d’exercer des responsabilités politiques au sein de la cité. Jusqu’à une époque assez récente, toutes les civilisations fonctionnaient plus ou moins ainsi, d’une façon assez coercitive, en ignorant la liberté individuelle et la dignité de la personne. C’est le cas notamment de l’islam qui, contrairement au christianisme, n’a guère progressé sur ces aspects.
Il y a en effet une différence essentielle entre christianisme et islam qui explique en partie l’évolution des sociétés chrétiennes et l’immobilisme des sociétés musulmanes : le christianisme est une religion de la foi quand l’islam est une religion de la loi (4). Autrement dit, l’adhésion au christianisme se manifeste par un acte de foi personnel censé être libre et éclairé, c’est-à-dire par un geste qui engage profondément toute la personne jusqu’à sa conscience, alors qu’il suffit d’observer la loi de l’islam dans sa lettre pour être musulman. Ainsi la foi chrétienne exige-t-elle un engagement bien plus fort que l’obéissance à une loi extérieure – même si celle-ci peut être par ailleurs exigeante, comme lors du ramadan. Et cela explique deux choses essentielles : pourquoi le concept de liberté individuelle avec la notion de dignité de la personne qui l’accompagne n’a pu émerger qu’en terre chrétienne ; et pourquoi aussi dès que la pression sociale et politique imposant la religion d’État s’est relâchée, la pratique religieuse du christianisme a fortement baissé.
Autrement dit, l’aspiration à la liberté, non seulement légitime en elle-même, mais aussi fruit indubitable du christianisme authentique, a fait exploser les sociétés holistes de l’Ancien Régime qui maintenaient l’unité religieuse par une certaine pression sociale incompatible avec les nouvelles libertés. Le pluralisme religieux est devenu dès lors inéluctable. Ces transformations politiques, qui doivent beaucoup au christianisme et dont le principe de départ était juste, se sont produites dans un contexte de gouvernements souvent antichrétiens qui avaient une fausse conception de la liberté. Si le désir de liberté est un élan spontané et légitime, celui-ci doit être limité, tout particulièrement par la loi morale naturelle, et être au service du bien commun temporel. Quand ce désir n’est plus encadré et la volonté humaine laissée à elle-même, les dérives sont inévitables, on ne le voit que trop aujourd’hui.
Quel avenir ?
Ce trop bref détour historique fournit quelques clés pour comprendre le considérable recul de la foi chrétienne en Occident et le faible niveau de pratique religieuse. Certes, on peut regretter les aspects positifs de la chrétienté, de belles pages de notre histoire s’étant écrite durant cette longue période. Mais, malgré les évidentes dérives actuelles, personne ne voudrait revenir vers une société holiste imposant une unité religieuse qui serait largement factice, et renoncer aux apports positifs de la modernité en matière de liberté, de justice, de fonctionnement d’un État de droit. Parce que le christianisme est une religion de la foi, la chrétienté s’est effondrée du fait qu’elle était devenue une « coquille vide » (5) : quand l’élite qui gouverne s’affranchit de la morale commune avec désinvolture et sans guère essuyer de remontrances du haut clergé (deux seulement des derniers Bourbons n’ont pas multiplié les maîtresses aux yeux de tous), c’est le signe d’un régime qui n’a plus de chrétien que le nom.
L’histoire, cependant, montre que les hommes vivent mieux leur foi quand politique et religion travaillent de concert. Aujourd’hui, en Europe, temporel et spirituel sont séparés et les régimes occidentaux se proclament « neutres » à l’égard de toutes croyances, reléguant le christianisme qui a façonné notre civilisation sur le même plan que les autres religions. De fait, cette neutralité est largement illusoire et tout régime est animé par une philosophie qui sécrète sa propre morale. Nous sommes ainsi parvenus à une situation où la morale chrétienne est rejetée au profit d’un relativisme mortifère qui a cependant son éthique et ses dogmes, fort rigides, qui se résument aux droits de l’homme et au « refus de toutes les discriminations ». Les notions de bien et de bien commun ont disparu, nos démocraties se réduisant à un système procédural censé garantir à chacun la faculté de poursuivre ses propres fins. Un tel système – sans limites objectives – conduit inéluctablement la majorité, ou plus précisément les minorités actives et organisées, à imposer à tous leur idéologie. Dans ce contexte instable, les chrétiens ne sont pas opprimés (6), ils bénéficient comme tout le monde d’une réelle liberté religieuse, mais, s’ils veulent vivre profondément leur foi, ils sont confrontés à de continuels soucis quotidiens, surtout pour l’éducation des enfants : ils doivent sans cesse jongler pour contourner les multiples désordres générés par ce dérèglement des mœurs, être le plus souvent à contre-courant et vigilants pour résister à toutes sortes de poisons.
Dans un contexte aussi dégradé, on comprend l’importance, pour l’ordre social, de bénéficier d’une inspiration chrétienne, d’avoir une législation conforme à la loi morale naturelle – pour le bien de tous. Cela ne peut être que l’œuvre des chrétiens. C’est pourquoi la « nouvelle évangélisation » de notre vieux continent est un défi essentiel. On ne refera pas une « chrétienté » sur le modèle du passé, en régime de liberté, en effet, une religion de la foi ne peut sans doute être que minoritaire – tandis qu’une religion de la loi ne parvient à subsister qu’en limitant la liberté religieuse –, mais il est possible que cette minorité chrétienne soit suffisamment vivante et forte pour inspirer les lois et animer l’esprit d’un régime démocratique et pluraliste.
Christophe Geffroy
(1) En politique, le holisme désigne une société où le groupe, le tout, prédomine sur la personne, la partie.
(2) Pierre Manent, Pascal et la proposition chrétienne, Grasset, 2022, p. 365. C’est aussi l’idée évoquée par le cardinal Joseph Ratzinger dans Voici quel est notre Dieu, Mame/Plon, 2001, cf. p. 309-311.
(3) Théocratie au sens d’autorité politique exercée par le religieux. Le cardinal Charles Journet a montré que même une bulle comme Unam sanctam (1302) de Boniface VIII n’entrait pas dans ce cadre : cf. La juridiction de l’Église sur la Cité, Desclée de Brouwer, 1931.
(4) Cf. Rémi Brague, La loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Gallimard, 2005.
(5) Peut-être la chrétienté aurait-elle perduré si le christianisme avait été une religion de la loi…
(6) Des clauses de conscience sont quand même bafouées.
© LA NEF n° 356 Mars 2023