par le père Guillaume de Menthière
« Mais ça n’a pas de sens, mon Père, la mort de ce prêtre, si bon, si aimé, si jeune ! » C’est comme cela que m’interpellait, hier encore, un paroissien de l’Assomption. À vue humaine, assurément, c’est absurde et choquant. Depuis près d’une semaine les seuls mots de notre prière, avouons-le, sont ceux que l’Immaculée adressa à son divin Fils : « Pourquoi nous as-tu fait cela ? »(Lc 2,48) Ô mon Dieu ! Pourquoi faut-il que vous nous ayez fait cela ? Comme elle nous est proche notre bonne Mère du Ciel ! Comme elle comprend notre sidération, nos déceptions, voire nos révoltes ! Bénie soit la sainte Vierge qui canonise pour nous les mots de l’incompréhension : pourquoi nous as-tu fais cela ? Bénie soit la Vierge Marie et saint Joseph qui sanctifient nos hébétudes : « ils ne comprirent pas ce qu’il leur disait »… (Lc 2,50)
Mais si nous nous rangeons du côté de Marie quand elle questionne, imitons-là aussi quand elle « garde fidèlement toutes ces choses dans son cœur pour les méditer ». (Lc 2,19.51) Cette homélie se doit d’apporter, comme disent les journalistes, des « éléments de réponse à nos pourquoi ». Et pour qu’elle soit gordienne, il faut de toute évidence, qu’elle comporte trois points. Or il se trouve — sainte Providence ! — que les Écritures connaissent trois Joseph. En cette fête de saint Joseph, considérons donc Joseph le patriarche, fils de Jacob ; Joseph, l’époux de la Vierge Marie ; et enfin Joseph d’Arimathie, le notable d’Israël.
Joseph le patriarcheau moment où il est reconnu en Égypte par ses frères qui l’ont vendu prononce cette parole mémorable : « le mal que vous aviez dessein de me faire, Dieu l’a changé en bien »(Gn 50,20). Oh ! que voilà une certitude qui doit nous habiter, oui, assurément de tout mal Dieu peut faire un bien. Les prêtres sont bien placés pour le savoir. Au confessionnal ils sont témoins d’une alchimie prodigieuse : par la puissance de la miséricorde de Dieu, toute la fange du péché devient source limpide de grâce. Lorsque le pécheur confesse avec humilité sa faute alors même le mal le plus grand, le péché, devient bénédiction ! Oui, « tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu » (Rm 8, 28), etiam peccata, même les péchés !
L’abbé Cyril Gordien a voulu paraître au ciel en habit de confesseur. C’est ainsi que dans son cercueil on a revêtu son corps d’une soutane, d’un surplis et d’une étole violette. Nous le connaissons assez pour sourire un peu de cette mystique du Curé d’Ars qui le définit si bien. Car ce n’est pas par les habits seulement que Cyril ressemblait à Jean-Marie Vianney, ni même principalement par une certaine assimilation physique, chevelure en moins, mais d’abord et avant tout par cette volonté d’être prêtre intégralement. Pas prêtre pour de faux, comme un fonctionnaire ecclésiastique, mais viscéralement prêtre, c’est-à-dire avide d’être pleinement à Dieu et aux âmes.
Tenez, vous qui êtes là si nombreux ce matin, c’est sans doute que vous avez bénéficié d’une façon ou d’une autre de son ministère sacerdotal, de sa charité pastorale. Vous voulez l’honorer, vous souhaitez lui rendre hommage, vous désirez lui dire merci : je ne vois qu’une manière pleinement satisfaisante de le faire : allez-vous confesser ! Durant ce temps de carême allez vous agenouiller au confessionnal, renouez avec cette miséricorde divine dont l’abbé Gordien a voulu être le ministre auprès de vous.
On est frappé des similitudes entre le patriarche Joseph, et saint Joseph, l’époux de la Vierge Marie. Tous deux ont des songes. Ils sont éclairés dans la nuit. Éclairés dans la nuit comme nous demandons à l’être, nous que tant de ténèbres entourent. Tous deux sont chastes (cf. l’épisode de la femme de Putiphar Gn 39,7sq ). Tous deux ont la garde de leur famille. Tous deux descendent en Égypte. Le Joseph de l’Évangile, lui, patriarche du silence, ne prononce pas un mot, mais il y a un mot que les Ecritures disent de lui et qui suffit pleinement à le définir. Joseph était un homme juste. (Mt 1,19). Il y a là certainement la réponse la plus biblique à tous nos « pourquoi ». Le Seigneur ne nous donne pas de tout comprendre, il ne nous révèle pas d’emblée ses desseins éternels, mais il nous donne cette assurance : le juste vit par la foi.(Rm 1,17) S’établir dans la confiance inébranlable à Dieu, voilà qui éclaire tout. Être juste c’est être en tous temps ajusté, accordé à la volonté de Dieu, parce que nous savons qu’elle est meilleure que toutes nos lubies, nos phantasmes ou nos conceptions personnelles. Être juste, c’est accomplir sans murmure son devoir d’état.
Dans son testament spirituel, Cyril dit toute sa reconnaissance à sa famille et à sa maman. Votre Fils énumère, Madame, tout ce qu’il a reçu de vous en fait de douceur, de foi, de joie de vivre. Ayant eu la grâce de faire un pèlerinage en Terre Sainte avec vous, je vois très bien ce qu’il veut dire. Et il rend grâce aussi pour son papa, votre mari, Madame, trop tôt disparu mais qui eut le temps cependant de lui léguer comme un précieux héritage le goût de l’effort et du travail bien fait. Ô belles vertus joséphiques ! Que l’humble charpentier de Nazareth nous apprenne avec quel zèle nous devons chacun opérer en toute fidélité et confiance cette tâche simplement qui est la nôtre dans le grand plan de l’Éternel.
L’évocation de son papa et de saint Joseph invite à méditer sur le rôle d’éducateur que l’abbé Gordien a joué auprès de tant de jeunes tout au long de son ministère. Comment ne pas évoquer le scoutisme, les aumôneries de Gerson et de Notre-Dame de France… Saint Joseph est une magnifique figure du prêtre éducateur : il est chargé de faire grandir celui dont il n’est aucunement à l’origine. Cette grâce dont comme prêtre j’accompagne la croissance en tel jeune qui m’est confié, je sais bien qu’elle ne vient pas de moi, je sais bien que c’est le Seigneur qui l’a plantée en ce cœur qu’il aime. Je n’en suis aucunement l’auteur encore moins le propriétaire ! Cela vaut aussi dans l’éveil d’une vocation. Quelquefois on dit de certains prêtres qu’ils sont de gros pourvoyeurs de vocations, car beaucoup de jeunes qu’ils ont côtoyés et suivis entrent au séminaire ou dans les maisons religieuses. Je suis sûr que nous sommes nombreux ici à avoir été tentés de dire cela pour l’abbé Gordien. Mais il le récuserait lui-même ! Il sait bien que c’est le Seigneur qui appelle et que notre rôle est modeste, comme celui de saint Joseph, il faut simplement être attentif, veiller sur, être des épiscopes vocationnels, des périscopes vocationnels, voir un peu plus haut, un peu plus loin, considérer non pas ce brave ado mal dégrossi mais plutôt ce qu’il peut devenir avec la grâce de Dieu.
Cela dit lorsque je l’ai quitté la dernière fois dans sa chambre d’hôpital, après avoir célébré la messe, et alors que — geste tellement inattendu de sa part — il me serrait dans ses bras, je lui ai dit : « Cyril, je veux bien que tu t’en ailles rejoindre le Seigneur, mais en échange je veux que du haut du Ciel tu nous obtiennes au moins dix vocations sacerdotales ou religieuses ! » Sur son visage décharné un tendre sourire a resplendi : le pire, si j’ose dire, c’est qu’il les aura, j’en suis sûr, ces vocations ! Vous vous attendiez sûrement au traquenard, chers jeunes, mais les dix vocations en question, sachez-le, elles sont très probablement ici, elles sont dans cette assemblée, parmi vous ! À vrai dire, à vous voir si nombreux ce matin, je me dis que j’ai été bête : c’est vingt ou cinquante que j’aurais dû demander ! Béni soit Dieu qui appelle à son service les pauvres que nous sommes.
Prendre soin des vocations, c’est aussi prendre soin des prêtres. Nous vous remercions, Monseigneur, de porter ce souci de l’attention aux prêtres. Depuis votre récente arrivée sur le siège de Paris, vous avez manifesté que c’était là une de vos priorités. Mardi dernier encore, vous réunissiez tous les curés de Paris et posiez cette question du suivi et de l’accompagnement des plus éprouvés d’entre nous. Ce jour-là vous avez interrompu le déjeuner des curés — ce qui n’est pas chose facile, croyez moi — afin que nous priions pour l’abbé Gordien qui venait d’entrer en agonie. Permettez-moi de voir dans la collision de ces circonstances un signe providentiel. Je suis sûr qu’il y a un lien entre la mort de notre pauvre Cyril et les questions de l’estime du sacerdoce et de la gestion des prêtres. Dans son testament spirituel, il ne cache pas ce qu’il a eu à endurer de la part de certains paroissiens, de certains clercs, de certaines autorités ecclésiastiques aussi. Il n’en faisait pas matière à polémiques. Il connaissait cette grande maxime du Père Clerissac : il faut savoir souffrir non seulement pour l’Église, mais par l’Église. On ne choisit pas ses croix. Toutes les humiliations sont fécondes et mystérieusement rédemptrices quand elles sont unies à celles du Christ qui apprît de ce qu’il souffrît l’obéissance (He 5,8).
C’est à Nevers, en pèlerinage avec ma paroisse, que j’ai préparé cette homélie. Devant la chasse de sainte Bernadette, je me suis souvenu de la dévotion de Cyril pour la petite « saintoune » et pour Notre-Dame de Lourdes dont il avait tant d’images dans son bréviaire. M’est revenue en mémoire cette sentence qu’on attribue à la jeune Soubirous : « il faut beaucoup d’humiliations, pour faire un peu d’humilité ». Accueille donc, Seigneur, dans la gloire ton humble serviteur Cyril, comme il a durant sa vie accueilli dans la foi les humiliations qu’il eut à subir !
Mais c’est dans la lumière de Pâques, avec le troisième Joseph, Joseph d’Arimathie, que je veux terminer cette homélie. Comme Joseph, l’Époux de Marie, avait veillé sur le berceau de l’Enfant-Jésus, Joseph d’Arimathie a veillé sur le tombeau du Seigneur. Il a su offrir au Seigneur ce sépulcre neuf creusé dans la roche pour que s’accomplisse l’oracle d’Isaïe : Il a été compté parmi les malfaiteurs mais « sa tombe est avec le riche ». (Is 53,9) Cet acte de générosité et de dévotion, le notable d’Israël en fut bien récompensé. Pensez-donc, la résurrection du Seigneur a eu lieu dans son jardin ! Quelle bénédiction pour Joseph, le saint de Pâques ! La résurrection à domicile ! C’est un rayon de cette lumière que nous devrons emporter chacun en sortant tout à l’heure de cette église. Le beau sourire de notre ami défunt participait de cet éclat pascal. Joie de croire, joie d’être prêtre : c’était Cyril en peu de mots. Il était de ceux qui par la foi entrevoient par-delà les ténèbres de cette vallée de larmes, ce « Père des lumières de qui vient tout don parfait » (Jc 1,17), cette patrie lumineuse qu’il s’agit de rejoindre et où se dissiperont toutes les obscurités de nos incompréhensions.
C’est bien le sens de la réponse de Jésus à ses parents éplorés : « ne saviez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? »(Lc 1,49) Voilà la raison de tout, Jésus est le zélote du Père, le vrai adorateur que le Père recherche. Le prêtre, imitateur de Jésus Christ, est d’abord aux affaires du Père. Le centre de gravité de son existence est au ciel, définitivement. Ai-je besoin de souligner combien Cyril fut un homme d’adoration et de prière ? Les paroissiens de Saint-Dominique pourraient témoigner des efforts qu’il déploya pour mettre l’adoration eucharistique au cœur de sa paroisse. Je ne suis pas très matinal, certes, mais je puis attester que durant les années où nous fûmes ensemble en paroisse, quelque effort que je fisse pour avancer mon levé, il était là avant moi dans la chapelle, à faire oraison.
« Ne savez-vous pas que je dois être aux affaires de mon Père ? » C’est la réponse que l’abbé Gordien nous livre à nous qui sommes tristes, peinés, révoltés peut-être par sa mort. « Mais enfin, dit Cyril, ne savez vous pas que dois être chez mon Père ? » Qu’y a-t-il là d’extraordinaire ? Pouvez-vous ignorer que nous sommes en pèlerinage sur la terre ? Que notre patrie est dans le ciel ? Si vous craignez le passage, considérez son issue bienheureuse. Si vous craignez les affres de la mort, confiez-vous à saint Joseph, patron de la bonne mort. Quelle grâce pour l’époux de Marie : trépasser entre les bras de la Vierge Immaculée et de Jésus le Sauveur du Monde ! Joseph, patron de la bonne mort, priez pour nous ! Frères et sœurs, en ce jour de sa fête, saluons ce grand saint protecteur en disant ensemble le « Je vous salue Joseph » :
Je vous salue, Joseph,
Vous que la grâce divine a comblé.
Le sauveur a reposé entre vos bras et grandi sous vos yeux.
Vous êtes béni entre tous les hommes et Jésus,
l’enfant divin de votre virginale épouse est béni.
Saint Joseph, donné pour père au Fils de Dieu,
priez pour nous dans nos soucis de famille, de santé et de travail, jusqu’à nos derniers jours, et daignez nous secourir à l’heure de notre mort. Amen
Abbé Guillaume de Menthière
Homélie des obsèques de l’abbé Gordien, le 20 mars 2023, en la solennité de Saint Joseph, à Saint-Pierre-de-Montrouge