Pèlerinage de Chartres : une polémique dépassée ?

Suite à l’immense succès du pèlerinage de Chartres, une polémique agite actuellement le monde catholique, qui ranime la guerre liturgique. Et si cette polémique était en fait dépassée ? Dépassée à la fois par la démonstration d’unité qu’a constituée le pèlerinage, et par un fait inédit : la célébration de sa messe privée selon la forme ordinaire du rite romain par un prêtre participant au pèlerinage. 

Il est certains événements qui ne disent pas leurs noms, qui se passent de grandes annonces et de fracas, mais qui portent non moins réellement en eux le germe des changements véritables. L’événement est ce qui introduit une rupture, ce qui noue différemment les fils du cours des choses, ce qui inaugure de nouvelles séries causales, ce qui invite à la table de nouvelles possibilités. Et nul besoin de déranger des millions de lascars pour qu’un événement soit événement : il peut être modeste et se choisir un terrain de jeux très circonscrit. Tenez, par exemple, le catholicisme français. 

Il n’est pas impossible que le dernier pèlerinage de Pentecôte ait été le théâtre d’un tel événement. Il semble en effet, qu’un prêtre diocésain venu marcher et prier aux côtés de ses frères pèlerins, venu les enseigner et leur donner les sacrements, ait été « autorisé » à célébrer, durant le pèlerinage, sa messe privée dans la forme ordinaire du rite romain. Les guillemets ont leur importance, car le droit canon est clair, nulle autorité n’a le pouvoir d’interdire à un prêtre de célébrer sa messe dans la forme ordinaire. Néanmoins, Notre-Dame de Chrétienté refusait jusque-là que des prêtres participant au pèlerinage célèbrent en privé selon le rite de leur choix : la forme extraordinaire y était imposée. On ne saurait reprocher aux organisateurs leur attachement à la liturgie traditionnelle, qui est une clé de voûte de ce pèlerinage, et leur intransigeance concernant les trois messes publiques. Mais quid des messes privées célébrées dans la plus stricte intimité ? C’était là une pratique incompréhensible, qui ne ressemblait pas à une attitude d’Église, et qui revenait de facto à jeter un soupçon intolérable sur la forme ordinaire du rite romain, sur la façon dont l’Église universelle célèbre tous les jours la messe depuis maintenant plusieurs décennies. 

Nous ne connaissons pas tous les dessous de cartes, les compromis trouvés en bonne intelligence, le probable bras de fer qu’a engagé un évêque avec l’organisation du pèlerinage pour qu’elle cède du terrain, mais ce précédent existe désormais, et nous ne saurions trop nous en réjouir. Le pape Benoît, qui a tant fait pour la paix liturgique et pour que des ponts soient créés entre pratiquants des deux formes, a dû esquisser un grand sourire de Là-Haut, face à ce modeste événement. 

Ce qui en revanche ne pourra prétendre au titre d’événement, c’est la polémique qui agite en ce moment le monde catholique français, qui, selon une loi bien connue des observateurs attentifs des mœurs humaines, affectionne davantage la querelle à mesure qu’il rétrécit. Partant du refus historique de toute célébration privée suivant la forme ordinaire par Notre-Dame de Chrétienté, le père Benoist de Sinéty a pris la parole (1) pour partager ses « inquiétudes » sur les implications d’un tel rejet, et c’est l’occasion de certains rappels utiles. Celui qui rompt l’enchantement autour d’un bel événement a rarement le beau rôle : il n’en demeure pas moins que le père de Sinety soulève de vrais problèmes. Sa tribune se fait néanmoins plus contestable quand il s’autorise à affirmer que « le succès indéniable du Pèlerinage de Pentecôte ne portera du fruit que s’il s’ouvre à l’ordinaire de ce que propose l’Église » : c’est s’avancer bien dangereusement que de mettre pareille restriction à la fécondité d’un tel pèlerinage – et à la puissance de la grâce ! Seule la sagesse divine connaît tous les fruits de cette marche, et on trouverait sans grand mal bien des pèlerins déjà prêts à témoigner des grâces reçues. Cette colonne de marcheurs qui usent leurs semelles sur cent kilomètres, qui portent haut leurs croix et leurs bannières, cette colonne qui serpente à travers champs, au rythme des chants et des Ave Maria, des enseignements, pourrait-elle vraiment ne pas plaire à Dieu ? Que pèsent, à côté d’une telle ferveur, d’une telle soif de conversion personnelle, les décisions et positions parfois dommageables de certains ? 

Une chose est sûre : la tribune du père de Sinety n’était pas une flèche décochée à Notre-Dame de Chrétienté, destinée à blesser ou à rabaisser. Elle était une prise de parole honnête et argumentée. Discutable aussi par certains aspects. Et justement : elle aurait dû faire naître une discussion, une discussion fraternelle. Car il n’est aucune autre forme de discussion qui permette de rejoindre l’autre, de nourrir sa réflexion au lieu de le braquer, de viser ensemble la recherche de la vérité, de présenter à l’autre ses idées sous un jour qui les éclaire au lieu de les caricaturer. Qui a jamais convaincu un interlocuteur – et ici un frère dans la foi – en commençant par l’agresser ? Or, en l’état, le débat a viré à la polémique, et au lieu de répondre au père de Sinety d’une façon qui aurait engagé la discussion, nombre de défenseurs du pèlerinage ont préféré l’attaque violente, ou un ton acrimonieux qui ne pose pas les bases d’un échange fécond. À croire que le but visé n’était peut-être pas de chercher ensemble la vérité dans la délicatesse, mais de réagir toutes griffes ouvertes. C’est dommage, car la paix liturgique est la seule issue véritable, et elle ne fera pas l’économie d’échanges honnêtes et courageux. 

Il serait trop long de faire ici l’inventaire des diverses contributions qui ont ensuite alimenté le débat. Et peut-être inutile : car il s’est passé bien plus important que cette dernière polémique. Un pèlerinage a eu lieu. Un pèlerinage a eu lieu, qui a fait prier à l’unisson des milliers d’âmes, qui a jeté sur les routes de Chartres à la suite de Péguy et à la rencontre de la Vierge des milliers de jeunes, « tradis » comme « non tradis ». Un pèlerinage a eu lieu, qui est devenu de facto un lieu prophétique de l’unité de l’Église. Les polémiques divisent. Mais peu importe en un sens : la réalité s’est déjà chargée de construire l’unité. Telle est la belle démonstration que nous ont offerte les pèlerins de Chartres, bien plus jeunes que nos vieilles querelles. 

Elisabeth Geffroy

(1) Cf Aleteia.

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 6 juin 2023.