Le sens véritable de nos liturgies

Dans cette belle méditation, le père Luc de Bellescize, prêtre du diocèse de Paris, revient sur les difficiles années post-conciliaires et leurs abus, sur l’extraordinaire succès du Pèlerinage de Chartres, sur la soif de transcendance, sur le mystère de la Trinité, et sur le sens véritable de la liturgie.

Mon grand-père était lefebvriste. Il n’était là ni à mon baptême ni à mon ordination. Il avait organisé des dizaines de retraites pour hommes. Il tenait la chorale du village. Du jour au lendemain, son curé lui avait demandé de ne plus chanter un seul mot de latin et avait ordonné des travaux pour briser le bel autel de marbre et le remplacer par un cube de bois grossièrement équarri, en hommage au Christ travailleur contre l’oppression bourgeoise. L’évêque avait, in extremis, empêché le massacre. Les vases sacrés avaient disparu au profit de poteries mal dégrossies, les ornements pourrissaient dans des confessionnaux désormais vides, rongés par les mites. Il m’a parlé de ces années difficiles jusqu’à la fin de ses jours, comme une blessure jamais cicatrisée. Il n’avait pas supporté la violence du changement liturgique. Beaucoup avaient quitté la pratique religieuse. Lui avait trouvé avec Mgr Lefebvre ce qu’il avait toujours connu. 

J’étais très proche de lui, je ne l’ai pas suivi dans sa rupture avec Rome, par amour de l’Église telle qu’elle est, par confiance dans l’œuvre de la Providence et par reconnaissance envers le grand pape de ma jeunesse, saint Jean Paul II. Mais je n’ai jamais jugé mon grand-père. D’une certaine manière, je l’ai compris. Lex orandi lex credendi. La loi de la prière est celle de la foi. La manière dont nous prions, nos gestes, notre attitude, exprime notre foi. Il avait eu l’impression qu’on avait changé la foi. Il s’était endurci avec le temps. Devant toutes ces tensions, ce manque de finesse qui caricature trop souvent le monde « tradi » – que l’on retrouve d’ailleurs chez les idéologues progressistes – une partie de ma famille a perdu la pratique. Mes parents sont restés chrétiens et fidèles à l’Église, mais nous parlions très peu de religion. Par pudeur sans doute, ou pour ne pas réveiller de vieilles guerres qui avaient déchiré l’unité familiale. 

Mon grand-père reprochait surtout à la liturgie nouvelle l’oubli du mystère, pour une réalité trop plate, trop horizontale, une autocélébration du peuple. Il est vrai que j’ai assisté dans mon enfance, dans mon village du Dauphiné, à d’innombrables abus liturgiques. J’ai connu les « Je crois en Dieu qui chante », les étoles multicolores à la place des chasubles et les diapositives sur la guerre au Rwanda pendant la messe de Noël. Les fidèles communiaient par intinction, comme des œufs mouillettes. Les gouttes du calice tombaient sur le sol. Je l’avais dit au curé, un père du Saint Sacrement. Il m’avait répondu que cela n’avait pas d’importance. Saint Pierre-Julien Eymard devait se retourner dans sa châsse. Souvenir d’enfant… J’ai retrouvé plus tard certains prêtres de cette époque, qui sont morts maintenant. Ils étaient revenus vers l’adoration, la confession, la prière, comme on retourne au fleuve de sa jeunesse. Car rien n’est impossible à Dieu. Je me suis dit avec le temps qu’ils étaient bien courageux d’être restés fidèles. 

En quelques années, j’ai vu l’effondrement de la paroisse, le regroupement des clochers, les quelques prêtres qui restaient saupoudrés dans des territoires de plus en plus vastes, avec l’impression lancinante de labourer la mer. « Laissez vingt ans une paroisse sans prêtre, on y adorera les bêtes », disait le saint curé d’Ars. Il n’y a plus aucun pratiquant aujourd’hui dans notre village. Chez quelques anciens, la mémoire du Christ demeure, comme une ombre lointaine qui pâlit avec le temps. Mais nous ne devons pas idéaliser le passé. Je suis certain que la liturgie sous la forme ordinaire, telle que nous la vivons, peut conduire les âmes à Dieu, à condition qu’elle garde le sens du silence, le respect du sacré qui attire tant de jeunes aujourd’hui. Il y avait 16 000 pèlerins au pèlerinage de chrétienté qui marchaient vers Chartres, sur les traces de Péguy, dans l’océan des blés, ce qui en fait le plus grand pèlerinage d’Europe. Ils avaient 25 ans de moyenne d’âge. Il est trop facile de leur jeter l’anathème et de ne voir en eux que des nostalgiques sclérosés d’un passé révolu. Il y a même une certaine condescendance à se croire intellectuellement supérieurs, comme s’ils en étaient restés à un stade infantile du développement. L’avenir est à ceux qui se lèvent tôt. Et même si certains les prennent pour des imbéciles bas du front – qu’à Dieu ne plaise ! -, il faut toujours se souvenir de la géniale parole d’Audiard, pardonnez-moi l’expression : « Un intellectuel assis va moins loin qu’un con qui marche » … 

Beaucoup de jeunes sont à l’aise dans de multiples sensibilités, du renouveau charismatique à des formes plus traditionnelles de l’expression de la foi. Ils se marient, ils font des enfants et leur enseignent la foi, ils ont la vie devant eux et la vie gagnera toujours. Le progressisme est une vieille lune qui a trop longtemps mené le bal et conduit les âmes dans sa marche funèbre. C’est un « vieux beau » qui vit ses derniers feux. Il n’a pas fait d’enfants et n’a donné aucun prêtre ni aucun consacré. Les jeunes n’ont que faire des vieilles guerres fratricides. Ils ont soif de beauté et de vérité. Ils ont soif qu’on élève leur âme et qu’on la tourne vers le Seigneur. Ils ont soif d’une parole exigeante qui les aime vraiment, qui les invite à se libérer de tout ce qui enchaîne l’homme dans l’esclavage du péché. Ils ont soif de pureté, de liberté et de silence. La liturgie doit être belle, comme un reflet, toujours imparfait pourtant, de la liturgie du Ciel, du chant des anges qui se prosternent devant l’éternelle Trinité, l’infinie beauté de Dieu. 

J’étais toujours touché, quand j’allais à Notre Dame de Paris célébrer la messe avec l’archevêque, par le peuple qui était là. Des gens très simples, issus de toutes nations, qui venaient puiser un instant à la gratuité de la beauté, à la magnificence du mystère divin. La « divine liturgie » est le noble spectacle des cœurs pauvres. Non pas un spectacle mondain, mais un ars celebrandi où « les parfums, les couleurs et les sons se répondent » comme l’exprime Baudelaire dans Correspondances. Nous sommes « nés pour la gloire », disait la petite Thérèse. « La gloire de Dieu c’est l’homme vivant, et la vie de l’homme c’est la vision de Dieu », écrit saint Irénée de Lyon. 

Je me souviens enfant que le souci de la liturgie était de tout expliquer, de rendre tout accessible. J’entends encore chanter ce refrain : « Il faut que les gens comprennent ! Il faut leur parler leur langage… » La tentation demeure d’expliciter chaque geste, de le rendre immédiatement compréhensible et lisible à tous. Mais à force de tout expliquer nous risquons de niveler l’envergure du mystère. Je ne viens pas à la Messe pour entendre mon langage quotidien, mais pour participer à un « banquet sacré » – le « sacrum convivium » de saint Thomas d’Aquin – qui toujours me dépasse. Brassens le chantait bien : « Ils ne savent pas ce qu’ils perdent, tous ces foutus calotins, sans le latin sans le latin… » Je vous laisse finir pour ne pas heurter vos chastes oreilles. Je ne plaide pas pour le retour exclusif du latin, même s’il est bon que nous connaissions quelques chants de la grande tradition catholique, mais pour que nos liturgies retrouvent le sens de Dieu, l’esprit d’adoration, le don de crainte. La conscience de la grandeur infinie du Seigneur qui s’est caché humblement dans une petite hostie de pain. J’ai relu ce que dit le pape François sur la liturgie dans sa dernière lettre Desidero desideravi. Il dénonce « un esthétisme rituel qui ne prend plaisir qu’à soigner la formalité extérieure » mais aussi « l’attitude opposée qui confond la simplicité avec une banalité débraillée ». 

 Jésus-Christ est Seigneur. Il nous appelle ses amis mais il est aussi notre Maître. Il n’est pas un bon copain à qui l’on tape familièrement sur la cuisse. Nos liturgies ne sont pas un repas champêtre tiré du sac mais elles nous tournent vers le Seigneur, elles élèvent nos regards vers le Père, dans le souffle de l’Esprit Saint, l’hôte intérieur, qui nous sanctifie. « Rien n’est trop beau pour Dieu », disait le saint curé d’Ars. « Dieu est un pur Esprit, infiniment parfait, enseignait mon grand-père en récitant son catéchisme de saint Pie X, Créateur et Maître de toutes choses ». Je n’y comprenais rien, mais j’ai retenu la leçon… Et quand il m’emmenait à la « Sainte Messe » avec lui, la grandeur m’attirait, comme m’attirait l’encens qui s’élevait vers le Ciel, la beauté des ornements, la communion des chants, l’impression diffuse que se jouait là un grand mystère. Peut-on expliquer l’infini ? Peut-on expliquer Dieu ? Il nous faut d’abord nous prosterner comme les anges, comme Moïse devant la nuée lumineuse, comme Pierre devant Jésus. 

Nous fêtons aujourd’hui un infini mystère, la source même de tous les mystères. Dieu Trinité. Et nous n’y comprenons rien, ou pas grand-chose. « Qu’y a-t-il d’étrange à ce que tu ne comprennes pas ? Si tu comprends, ce n’est pas Dieu », disait saint Augustin. Il voulait dire que Dieu n’est pas une idole, que l’on ne peut l’enfermer dans nos catégories. Le dogme, l’énoncé de la foi que nous disons dans le Credo quand nous évoquons Dieu le Père tout puissant, son Fils unique qui lui est consubstantiel, et l’Esprit Saint qui est Seigneur et qui donne la Vie ne prétend pas épuiser le mystère de Dieu. Le Credo est une fenêtre ouverte sur l’Invisible manifesté.

Shm’a Israël. Dieu est l’Unique, sans être solitaire. Dieu est communion. Autrement dit, Dieu est Amour, l’Amour même, relation sans fusion ni altération entre le Père et le Fils, dans la spiration de l’Esprit Saint qui crie en nos cœurs : « Abba, Père » (Ga 6, 4). L’amour, comme distinction de communion, comme distinction créatrice, est la source de toute vie en ce monde. De nouvelles idéologies se lèvent et considèrent la différence comme un lieu d’oppression, par excellence la distinction fondamentale de l’homme et de la femme, qui est pourtant la « matrice » du vivant. L’exaltation de l’indistinction sous prétexte d’égalité, la recherche à tout prix de l’inclusivité, jusque dans l’écriture, est une régression chaotique vers l’absurde et la nuit du néant. Cette dictatoriale « bien-pensance » prétend corriger des injustices, mais elle nie la différence créatrice inscrite dans l’humanité, dans la différence des sexes ouverte à la vie, reflet de l’invisible Trinité. La revendication agressive de l’indifférenciation livrée à l’arbitraire de libertés devenues folles est la conséquence inéluctable de l’oubli de Dieu, qui crée en séparant.  Je suis un, issu de deux. Je suis fait pour me donner à l’autre qui me correspond dans sa différence, sans le consumer dans une fusion illusoire, et pour laisser jaillir la vie issue de ce don. 

Le Père n’est pas le Fils. Le Fils n’est pas le Père. Mais ils sont Un, dans la communion parfaite de l’Esprit qui les unit. L’amour véritable n’est pas fusionnel. La fusion est une aliénation destructrice. L’amour est une communion qui doit s’ouvrir, qui doit donner vie sans se refermer sur elle-même. Saint Augustin disait : « Quand tu vois la charité, quand tu vois l’amour, tu vois la Trinité ». Je célébrais hier un mariage, près de Vézelay, la basilique environnée de mystères. La Messe – en forme ordinaire – était belle et magnifiquement chantée. Les ornements superbes, l’autel de pierre sobre où s’élevait la croix sous la lumière des cierges. Des temps de profonds silences alternaient avec l’éclatement de la louange. En voyant ces deux jeunes se donner l’un à l’autre pour toujours et s’ouvrir à la vie, je me disais au fond que l’amour de l’homme et de la femme était la plus belle icône du Mystère de Dieu. Tout simplement, et si mystérieusement. Et qu’il suffisait de parler d’amour pour dire quelque chose du mystère trinitaire, sans trop trahir le silence où se prosternent les anges.

Père Luc de Bellescize

© LA NEF, exclusivité internet, mis en ligne le 6 juin 2023.