Abus sexuels : se détourner des idoles
Calvaire de Saint Nicolas de Veroce ©Flickr Bernard Blanc

Abus sexuels : se détourner des idoles

Les récents rapports publiés sur les abus spirituels et sexuels commis par les frères Philippe et Jean Vanier nous interrogent profondément. Réflexion pour prendre de la hauteur.

Quelques jours avant sa mort, je suis allé voir Jean Vanier. Il était à la maison Jeanne Garnier, en soins palliatifs, qui sont l’unique chemin digne de la fin de l’homme et du caractère sacré de sa vie. Tant de fois, comme prêtres, nous nous rendons au chevet des mourants, recueillir une dernière parole, un sourire, un regard, recevoir une ultime confession avant le grand passage. Le prêtre se tient à la frontière de la terre et du Ciel, entre la vie naissante et celle qui meurt à nos yeux. Il est, comme le disait saint Jean Paul II, « un pont et un passage, pour que toutes les brebis passent ». La vie sacerdotale se tient à l’Alpha et l’Omega de la vie des hommes, de leur naissance dans les eaux baptismales jusqu’au rite du dernier adieu où brûle à nouveau pour eux le cierge de Pâques.

La perte du sens de Dieu

Je dois dire que Jean Vanier m’avait paru rempli de la présence du Christ. Je ne savais rien de sa lourde responsabilité personnelle dans le délire maléfique du Père Thomas. Dieu seul sonde les reins et les cœurs, même s’il y a un grave devoir à reconnaître l’objectivité du mal et à prendre soin des personnes victimes d’un système pervers. J’avais passé six mois dans une communauté de l’Arche. Je n’idolâtrais pas Jean Vanier, mais j’avais pour lui estime et reconnaissance. Il ne faut pas idolâtrer les hommes, encore moins les choses ou les causes. Mais la tendance à l’idolâtrie est profondément inscrite dans nos cœurs blessés. Quand l’homme perd le sens de Dieu, il livre alors toute sa vie pour des réalités passagères, il se met à poursuivre des chimères et des rêves pleins de vent pour tenter de combler, en vain, la soif éternelle qui habite son cœur. Et quand un chrétien perd de vue qu’au Christ seul revient la gloire, il risque d’idolâtrer tel fondateur ou tel pasteur charismatique, de réveiller ses failles cachées et d’alimenter ses fêlures narcissiques.
« Petits enfants, gardez-vous des idoles », dit l’apôtre Jean à la fin de sa lettre (1 Jn 5, 21). Je pense que nous avons là un examen de conscience à faire. Cela n’enlève rien à la responsabilité personnelle de ceux qui font le mal et détournent les âmes sous le masque de la piété, ni ne dédouane l’Église hiérarchique de ses propres aveuglements. Mais nous façonnons aussi, pour une part, nos idoles… L’idole est une fausse lumière qui capte le regard et l’enferme. L’icône est la vraie lumière qui conduit vers le Père. La concomitance entre la fin du concile Vatican II et la « révolution » de 68 a favorisé l’émergence des idoles alors que tout vacillait. L’effondrement doctrinal, liturgique et moral postconciliaire, dont les germes précédaient largement le concile, s’est manifesté de manière si spectaculaire que les chrétiens ont été tentés de suivre des figures charismatiques qui donnaient l’impression de tenir face à la déferlante et d’incarner le renouveau espéré. Seuls les plus humbles, comme Pierre Goursat à la communauté de l’Emmanuel, ont résisté à la tentation de manipuler les consciences. On entendait que les frères de Saint-Jean étaient les « nouveaux dominicains » et les Légionnaires du Christ les « nouveaux jésuites ». N’est pas saint Dominique ou saint Ignace qui veut…

Les « fumées de Satan » (Paul VI) ont caché les turpitudes

L’effondrement spectaculaire de l’édifice catholique, manifesté dans la chute brutale de ses vocations et ses innombrables départs de prêtres, a fait monter une « fumée de Satan », comme le disait Paul VI, qui a caché les turpitudes de beaucoup. L’invocation quasi-incantatrice de « l’esprit du concile » pour justifier la soumission à l’esprit du monde a été un désastre dont nous ne cessons de payer les conséquences. Le schisme latent qui guette aujourd’hui l’Église, notamment avec une part de l’Église en Allemagne asservie aux lobbies dominants, est la cristallisation progressive, comme l’exprimait Benoît XVI, de « l’état d’esprit conciliaire », compris comme « une attitude critique ou négative vis-à-vis de la tradition […] qui devait alors être substituée par un rapport nouveau, radicalement ouvert avec le monde, afin de développer une sorte de “catholicité” nouvelle et moderne ».
J’ai entendu dire par des « experts » que les scandales sexuels impliquant les clercs étaient dus à une vision trop cléricale du prêtre issu de la Contre-Réforme qui a suivi le concile de Trente et qu’il serait urgent d’y mettre fin, comme on déboulonne une statue. Certaines propositions en ce sens ont été exprimées dans les travaux préparatoires du synode sur la synodalité, du « mariage des prêtres » aux homélies collectives… Elles ne reflètent en rien les groupes les plus fervents de l’Église, et notamment les jeunes qui sont notre avenir et notre espérance. D’autres propositions soulèvent de grands défis pour lesquelles il faut demander au Seigneur sa lumière, et nous devons au pape François de nous rendre sensibles à cette question : on ne peut ignorer les blessures ou les questions soulevées par les catholiques qui portent une tendance homosexuelle, ni par ceux qui ont rompu l’engagement du mariage pour vivre une nouvelle union, ni par l’immense majorité des fiancés qui vivent en concubinage… Comment trouver un chemin qui leur permette de faire un pas vers la plénitude du Christ sans renier la cohérence de la vie sacramentelle et l’appel universel à la sainteté ? Nul ne peut rester insensible à la sollicitude du Christ pour ceux qui se sentent loin de l’Église.

Désacraliser le prêtre ?

En ce qui concerne le sacerdoce catholique, penser qu’il suffit de nier tout caractère sacré au prêtre et d’affaiblir son autorité pastorale pour éviter les abus est une grossière illusion. Agiter l’épouvantail du cléricalisme comme responsable de tous les maux est une vue partielle et partiale. Les prêtres n’ont pas besoin qu’on déboulonne leur statue, mais qu’on leur donne d’habiter plus profondément leur mystère et de devenir toujours davantage conscients de la grâce qu’ils portent dans le vase fragile de leur humanité. Ils n’ont pas besoin qu’on les fasse tomber de leur piédestal, mais qu’on les aide à devenir de meilleurs prêtres. Dire que les scandales sont liés à une vision trop cléricale du sacerdoce, c’est oublier combien « l’interdit d’interdire » et la libération sexuelle ont favorisé, dans la société comme dans l’Église, des comportements gravement déviants. Un consacré ne peut tenir dans la fidélité qu’à la condition de demeurer à une haute « température » spirituelle, et les pieds bien sur terre. Si l’on considère le prêtre comme un bon copain avec qui l’on se permet toutes les familiarités, un gentil animateur vieux garçon mal rasé, sous-payé et corvéable à merci, soumis au diktat d’« équipes pastorales » immuables, comment pourra-t-il tenir la haute exigence de sa promesse ? L’appel surnaturel au célibat demande une profonde vie spirituelle, la conscience claire de ses fautes et le recours fréquent à la miséricorde, tout autant qu’un équilibre humain et des amitiés saines. Si tout est relatif, si la prière et le secours des sacrements ne sont plus perçus comme nécessaires, alors ce qui est surnaturel devient simplement contre-nature.

La beauté du sacerdoce

Il est urgent de retrouver la conscience de la beauté du sacerdoce et l’action de grâce pour ceux qui s’y engagent courageusement, dont il faut vérifier les aptitudes humaines et l’équilibre affectif. Les prêtres sont bien « comme tout le monde », dit-on. Oui et non. Oui par leur faiblesse, non par le mystère de l’appel de Dieu qui s’est posé sur eux. Mais nous portons la splendeur du sacerdoce dans des vases fragiles. Il y a bien sûr des scandales qu’il faut dévoiler pour en guérir et reconnaître ceux qui ont été blessés, comme la scandaleuse affaire Rupnik, qui souille l’Église en plus haut lieu… Mais il faut savoir aussi jeter un voile pudique sur la faute de nos frères quand elles ne relèvent que d’une faiblesse et ne pas détruire l’entière réputation d’un homme pour finalement peu de choses. La lumière de la vérité n’est pas la transparence absolue, mais le discernement progressif entre ce qu’il faut dire et ce qu’il faut taire, à qui on doit le dire et à qui on doit le taire.
Enfin, s’il est nécessaire de développer des mesures pour éviter, autant qu’il est possible, l’émergence de scandales, même « il est inévitable qu’ils arrivent » (Lc 17, 1), il y a sans doute une tentation à prétendre, de manière seulement rationnelle, trouver une « sortie de crise » au problème du Mal. D’une certaine manière le mysterium iniquitatis échappe au Logos. Il entre en rupture radicale avec l’intelligence créatrice. Job fouille jusqu’à l’extrême « la pierre obscure et sombre » (Jb 28, 3)… La seule réponse, qui ne vient pas expliquer le mal, encore moins le justifier, est la contemplation du mystère de la Croix qui demeure tandis que le monde tourne. Stat Crux dum volvitur orbis. L’« abîme appelle l’abîme » (Ps 41). Seul le mystère de la Croix peut vaincre le scandale d’iniquité. Seul l’abîme toujours plus grand de l’amour crucifié triomphe de l’empire de Satan. Le mal a une limite, car il détruit ce qui est. L’Éternel seul possède la vie sans mesure. Il nous faut donc à nouveau, comme nos pères contemplaient le serpent d’airain, regarder vers Celui que nous avons transpercé.

Père Luc de Bellescize

© LA NEF n° 356 Mars 2023