Tribune du père Luc de Bellescize, qui remet un peu d’ordre dans les différents registres d’autorité qui caractérisent la parole papale. Celle-ci doit être reçue avec la considération filiale qui lui est due, mais elle ne nous dispense pas d’exercer notre raison – fût-elle critique. Il nous livre un plaidoyer en faveur de la liberté dans l’Église, contre la tentation actuelle de la centralisation à outrance et de l’obéissance aveugle. C’est ce qui permettra de garder intacts et de transmettre le message du Christ et la vision chrétienne de l’homme.
Le rôle du Pape, assisté de l’Esprit de vérité et chargé d’affermir ses frères dans la foi n’est pas d’avoir des avis sur tout, surtout quand cela ne relève pas de son domaine d’expertise, ni de traiter tous les cas de morale qui se présentent ni de s’enfoncer dans le kaléidoscope des réponses particulières aux situations personnelles, mais d’indiquer le chemin de ce qui est vrai, juste et bon par une interprétation de l’Écriture fidèle à la Tradition. Non pas de manière figée et sclérosée, mais dans la continuité organique d’une transmission vivante, laquelle s’efforce d’entendre les questions toujours nouvelles que le monde se pose et de les éclairer à la lumière de l’Évangile. La mission du pape, successeur de Pierre et vicaire du Christ, requiert une charité manifeste – surtout de nos jours où le moindre de ses faits et gestes est scruté par l’œil médiatique -, la sagesse d’un discernement patient, la prudence de décisions adaptées, et le courage d’une opposition prophétique à l’air du temps.
Il est donc impossible d’être pape… Mais Dieu rend capable de ce qu’il demande. Le Saint Père doit obéir par excellence à une Parole qui le précède et lui succèdera, et dont il n’est qu’un des maillons, fort ou faible suivant son envergure personnelle et sa sainteté de vie. Il bénéficie d’une assistance surnaturelle pour devenir le signe historique de l’unité catholique mais, comme tout chrétien, il doit collaborer au don de Dieu. La grâce spéciale qui l’aide à accomplir son devoir d’état ne consacre pas tout ce qu’il dit comme une parole sainte à laquelle nous sommes priés d’acquiescer aveuglément comme au sergent Hartman dans Full Metal Jacket, même si nous lui devons amour filial et respect – ce qui s’accorde plus ou moins à notre « ressenti » affectif, lequel n’a qu’une importance très relative – et obéissance quand il enseigne la doctrine de l’Église.
Un propos de table ou la réponse évasive à un journaliste d’un homme âgé et fatigué par un voyage épuisant, quel que soit le pape, n’a aucunement l’autorité d’une exhortation apostolique, encore moins d’une encyclique, moins encore celle d’un concile œcuménique où tous les évêques du monde sont représentés… Sans cette prudence dans l’accueil de la parole pontificale et si toutes ses paroles se valent du moment qu’il les prononce, cela devient le jeu du « Jacques a dit » où celui qui n’obéit pas immédiatement est éliminé. Il suffit de remplacer Jacques par « le Pape », isoler une petite phrase, capter un mouvement d’humeur ou un battement de cil, et on peut faire dire n’importe quoi au successeur de Pierre comme s’il était la Sibylle de Delphes, jusqu’à la chanson d’Eddy Mitchell : « Le Pape a dit : Ne faites pas le boogie woogie avant vos prières du soir. » Ce qu’aucun pape n’a jamais dit, en tout cas en ce qui concerne l’expression boogie woogie, qui n’appartient pas spécialement au champ sémantique de la parole pontificale, même si tous ont certainement exhorté à bien faire la prière du soir. Méditons sur la fragilité intrinsèque à la grandeur du pouvoir, si facilement récupéré et instrumentalisé…
Il nous faut reconnaître, pour ma génération des JMJ de Rome en 2000, qui avait une vénération pour saint Jean-Paul II et Benoît XVI – lesquels étaient aussi détestés par l’esprit du monde qu’aimés par leurs fidèles les plus fervents -, que nous avons parfois manqué de mesure et trop oublié qu’ils étaient aussi des hommes simples et faillibles. La canonisation d’un homme ne signifie pas son impeccabilité, ni la sacralisation de toutes ses paroles, encore moins la justesse sans faille de son discernement. Il est vrai que saint Jean-Paul II n’a pas su ou pu discerner, par exemple, les graves déviances du fondateur des Légionnaires du Christ, le Père Maciel. Il y a sans doute des raisons à cela et des circonstances atténuantes, liées à son expérience de la persécution communiste où les pasteurs étaient objets de toutes les calomnies, mais il y eut sans doute erreur dans le discernement et faiblesse de gouvernement. Le reconnaître n’est en aucun cas insulter sa mémoire, mais rendre grâce à Dieu dont la force se déploie dans la faiblesse de l’homme et ses limites. Jean-Paul II fut un homme immense. Mais il fut un homme.
« L’un dit : « Moi, j’appartiens à Paul », et un autre : « Moi, j’appartiens à Apollos. » » (I Co 3, 4) Le pape François a lui aussi ses « adeptes » inconditionnels – lesquels, il faut bien l’avouer, ne sont pas systématiquement les mêmes que ceux de Jean-Paul II ou de Benoît XVI – qui ont tendance à forcer le trait et à faire table rase d’une tradition bimillénaire pour lui prêter des paroles qu’il n’a pas vraiment dites, ou pas publiquement, ou pas clairement. Le pape doit davantage se méfier de ses « amis » que de ses ennemis, car ses « amis » ont toujours tendance à hypertrophier sa parole et à aller plus loin que lui en pensant le flatter et trouver une place au soleil, sans compter les courbettes de l’armée des courtisans qui, comme les mouettes les bateaux de pêche, suivent les grands tant qu’ils sont en poste, toujours prêts à rapidement tourner leur veste – le vent n’étant pas actuellement propice au port de la soutane – si le pouvoir change de camp. Ils prêtent au pape des propos plus ou moins contradictoires et chacun tire la couverture à lui. L’un aurait reçu une lettre personnelle de François, l’autre un smiley, le troisième un coup de téléphone… Cela devient un peu « l’homme qui a vu l’ours ».
Il est en ainsi des évêques de l’Église en Belgique, qui a connu au moment du concile de grands théologiens mais qui vit un effondrement dont nous ferions bien de ne pas nous moquer, l’Église en France n’étant pas non plus dans une forme olympique, même si nous voyons se lever une espérance à travers la nuit. Il y a en France une jeunesse petite en nombre mais fervente, qui ne craint pas de passer facilement du renouveau charismatique à des formes plus classiques de l’expression de la foi… Soit dit en passant, les 16 000 inscrits au pèlerinage de chrétienté sont un record qui fera grincer des dents certains, mais le réel est ce qu’il est et la jeunesse est l’espérance du monde. Ces évêques belges se réclament donc du pape pour dire qu’il leur « aurait dit », en privé que, du moment qu’ils étaient « tous d’accord », ils pouvaient bénir les unions de même sexe. C’est en tout cas ce que Mgr Bonny, évêque d’Anvers, a déclaré publiquement devant l’assemblée du chemin synodal allemand le 11 mars 2023. Nous avons assisté ensuite à d’innombrables circonvolutions mentales pour savoir si la « bénédiction finale » inscrite sur le livret liturgique qu’ils ont édité pour cela était vraiment une bénédiction ou pas vraiment une bénédiction… Il faudrait expliquer aux catholiques de base que nous sommes comment une telle décision est fidèle à la tradition de l’Église et à son anthropologie, et comment le critère de la majorité devient soudainement celui de la vérité. Il n’en demeure pas moins que nous devons trouver les moyens de favoriser un accueil large et généreux de tous, sans déroger pour autant à l’obéissance de la foi. Là est l’équilibre, qui demande grandeur d’âme, hauteur de vue, finesse et courage.
Il faudrait surtout éviter d’attendre de Rome ou d’une conférence épiscopale – qui n’a aucune légitimité pour se substituer à l’autorité d’un évêque – la réponse à tous les cas particuliers. Il faudrait faire confiance à l’Esprit de Dieu répandu dans les cœurs et à la grâce particulière donnée à ceux qui ont la charge de gouverner leur paroisse, comme de bons serviteurs de l’unique Maître. Un bon curé est mieux placé pour cheminer avec ses propres brebis qu’un prélat romain dans son bureau du Vatican ou qu’un secrétaire de commission épiscopale, même si beaucoup sont de dévoués serviteurs. Nous avons bien besoin de prendre de la hauteur afin de devenir ces « ecclésiastiques » évoqués par le cardinal de Lubac dans ses Méditations sur l’Église : « Pour moi, mon vœu est d’être vraiment ecclésiastique. Seule manière d’être chrétien en plénitude. ». Le cardinal, dont la cause de béatification est ouverte, livre une réflexion sur le théologien qui pourrait s’appliquer à tout catholique désireux de servir la communion : « Homme de l’Église, le théologien en médite l’histoire. Il en vénère et il en explore la tradition (…). Il parle et agit avec intrépidité, à temps et à contretemps, même au risque de déplaire à beaucoup, d’être mal compris de ceux avec qui il tiendrait le plus à se trouver en accord. (…) Il se garde d’oublier que l’Église ne doit avoir que « oui » en elle, tout refus n’étant que l’envers ou le second temps d’une adhésion positive. Sans plus céder qu’elle à l’esprit de compromis, il voudrait toujours, comme elle, laisser ouvertes toutes les portes par où les esprits divers peuvent accéder à la même vérité ».
« Les esprits divers (…) à la même vérité… » Des questions graves demandent des réponses claires, non seulement par fidélité à la Révélation de Dieu, mais aussi pour le bien des personnes, quelles que soient leurs orientations. Car nous ne sommes pas d’abord qualifiés par notre tendance sexuelle ou notre situation particulière, mais nous sommes baptisés et appelés à vivre toujours davantage de la vérité du Christ par une incessante conversion. C’est très difficile, et pour moi le premier. Mais c’est cela aimer les hommes : leur indiquer la montagne sainte. En ce qui concerne des questions graves de foi ou de morale, ce qui est possible d’un côté du Rhin doit être possible de l’autre côté, et pareillement ce qui est impossible, sinon nous avons tout simplement perdu notre esprit de communion.
L’impression diffuse qui ressort des travaux préliminaires du synode sur la synodalité est celle d’un magma incertain, entre questions légitimes, affectivités désordonnées, options idéologiques et cahiers de doléances, où on ne sait plus trop quoi penser ni quoi dire. On finit par se demander si la montagne ne finira pas tout bonnement par accoucher d’une souris. « Quand c’est flou y a un loup », nous disait souvent le cardinal Vingt-Trois. Le flou favorise même la discrétion des mauvais et leur pouvoir de nuisance. D’autres diraient que le flou – entre chien et loup – est nécessaire au lever de l’aurore, et que le tâtonnement est une prémisse requise à la clarté du vrai… Peut-être. « Tout bon chrétien doit être plus enclin à sauver la proposition du prochain qu’à la condamner ; et s’il ne peut la sauver qu’il s’enquière de la manière dont il la comprend et, s’il la comprend mal, qu’on le corrige avec amour », écrit saint Ignace de Loyola dans ses Exercices. En attendant, tâchons de faire le bien là où nous sommes, au quotidien des jours. Cela nous évitera de nous mettre la rate au court-bouillon.
Père Luc de Bellescize
Mis en ligne le 23 mai 2023. Article initialement publié sur le site Aleteia.